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Au fond de l’Anjou, seconde rencontre avec Christophe

En ce mois d’août, en Anjou, l’été était à son apogée, le soleil implacable. Avec des amis, nous cherchions notre Christophe loin, très loin des autoroutes dans un dédale de chemins ruraux, fort bien goudronnés, mais dont les panneaux de signalisation n’étaient pas le point fort. Et soudain, on se retrouva en plein centre de Boissière : un minuscule carrefour, cinq ou six maisons… C’est derrière la grange que l’on découvrit la chapelle Saint-Christophe :

Ce fut jadis une paroisse. Mais seul le chœur avait survécu à la Révolution et à sa guerre contre les Chouans du colporteur et chef de guerre Cathelineau « le Saint de l’Anjou ». À la Restauration on en fit une chapelle dédiée à saint Christophe, la seule statue qui avait survécu au désastre :

Cette statue de la fin du XVIIe siècle est la synthèse de toute l’iconographie traditionnelle du saint. Ce rude et athlétique personnage est un passeur de gués, il gagne sa vie en portant sur ses robustes épaules les voyageurs craintifs qui ne veulent pas se mouiller. On le voit ici en action ; il a relevé sa tunique sur ses jambes nues, car le fleuve est en crue : les vagues vertes sur ses mollets sont hautes et menaçantes... il porte sur son dos un enfant si léger que le bon géant en avait rigolé. Mais au milieu de la rivière, l’enfant devint de plus en plus lourd et pour ne pas s’enfonçer, notre passeur dut s’appuyer fermement sur son bâton. C’est que l’enfant n’était autre que l’Enfant Jésus qui, lui, porte tout le poids de la lourde condition humaine… l’enfant lève l’index droit vers le ciel pour montrer d’où il vient, et tient dans sa main gauche le globe terrestre, signe de sa royauté sur la Création. Le bon saint prit dès lors le nom de Christophe - Christophoros - celui qui porte le Christ... Comme le raconte l’Archevêque de Gènes Jacques de Voragine dans la Légende dorée, son bâton se termine par des feuilles et un fruit : car après avoir traversé, l’enfant lui avait suggéré de planter son bâton dans la terre ; le lendemain, il avait fleuri et fructifié, preuve visible que c’était bien le Christ que Christophe avait porté sur ses épaules.

Tout au long du XIXe siècle, seules les femmes du hameau venaient honorer Christophe, ou du moins, seules les femmes y ont laissé la trace de leur passage et de leur ferveur. Dans ces campagnes reculées, les médecins étaient rares : quand on était « en mal d’enfants  » à qui pouvait-on se confier ? Il n’y avait que saint Christophe, on se confia donc à saint Christophe... d’autant qu’il portait un enfant, objet de tous les désirs, et brandissait un signe prometteur : son bâton, bien que desséché, avait fleuri et fructifié.

On était trop pauvre pour allumer la bougie qui attesterait son recours au saint. Mais chaque femme, même la plus nécessiteuse, avait au moins une « épingle de nourrice » pour attacher sa jupe, sa coiffe ou son fichu. Alors, la pauvre jeune fille détachait l’épingle, et la plantait dans la jambe dénudée du saint pour attirer physiquement son attention, et en bonne paysanne connaissant les réalités triviales de la vie, pour faire plus réaliste, y ajoutait une goutte de sang :

Nul besoin d’être Freud pour souligner le rapport profond entre le bâton desséché qui retrouve vigueur, la piqûre, le sang et le désir d’enfanter… Encore aujourd’hui, le spectateur très attentif peut apercevoir ces dizaines d’épingles désormais rouillées et ces gouttes de sang qui blessent toujours les jambes de bois de notre belle et naïve statue du XVIIe…

Mais entre les deux guerres - les Mondiales - les campagnes se vident, les jeunes paysannes deviennent rares, la piété baisse, les dévotes s’évaporent… la chapelle est désertée. Puis en 1937, la voiture commence à ramener dans les campagnes profondes les premiers touristes dont la médaille de saint Christophe se met à garnir les rétroviseurs. On se souvient alors que saint Christophe était celui qui prenait soin de ceux qui avaient peur de la traversée... des accidents et des hasards du voyage.

Et le saint reprit sa vocation première : protéger le voyageur des périls du voyage. En 1937, on fit appel au peintre Xavier de Langlais - alors très connu dans tout l’Ouest - pour réaliser dans le chœur une grande fresque célébrant le protecteur du voyageur bénissant les moyens modernes de déplacement. Le tout avec une palette de couleurs qui rappelle celle de ces Nabis que l’on peut admirer au musée Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye.

À gauche, les chevaux s’emballent sous l’éclair qui les frappe et la charrette va bientôt écraser la petite bergère pétrifiée qui tient son fuseau, son chien à ses pieds. Dans le ciel d’orage, la tempête met le dirigeable et le petit avion en péril tandis que l’aviateur se sauve en parachute… le beau voilier de régate va sombrer dans la mer déchaînée, l’équipage l’abandonne et tente de gagner la côte sur le canot tout blanc... la moto va écraser le gamin qui court sur le bord du chemin… la belle et rapide berline va culbuter le puissant express caché par la cahute du garde-barrière. Mais saint Christophe veille et retient le bras de l’Ankou qui déjà préparait sa faux. L’Ankou lui-même qui vient pourtant du fond des siècles bretons est coiffé d’un casque de cuir d’aviateur, des lunettes de tankiste remontées sur le front : un véritable équipement pour un héros de Mad Max...

La guerre passe - la seconde mondiale bien sûr - les automobilistes et les touristes deviennent si nombreux que le curé va relancer un pèlerinage qui se déroule encore aujourd’hui un dimanche d’août. Après la messe, le curé bénit les véhicules des croyants qui le demandent et le Maire leur remet une médaille de saint Christophe : il peut exister encore dans certains coins de France bénis des Dieux, une fraternité entre Peppone et Don Camillo.

Pour les premiers pèlerinages, le curé avait fait réaliser au pochoir sur les murs de sa chapelle des silhouettes de voitures sur lesquelles le pèlerin apposait son numéro d’immatriculation après la bénédiction de sa voiture ou de sa moto... Mais ces numéros sont déjà devenus des souvenirs historiques protégés et la coutume a pris fin par manque de murs... ou d’amateurs :

Aujourd’hui, une page est en train de se tourner :

Le XXe siècle avait vu le retour de saint Christophe, le XXIe est en train de le voir disparaître : la peur de l’accident est désormais confiée - non plus au traditionnel saint intercesseur, mais à l’Intelligence artificielle - la fameuse I.A.- de la voiture sans chauffeur d’Elon Musk. Quant au « désir d’enfant, » on vient enfin de comprendre que ce n’était qu’une séquelle populiste du patriarcat systémique de notre société. C’est pourquoi, en décembre - fête de l’enfant qui arrive - le Parlement va graver avec une ferveur religieuse, dans le marbre immarcescible de la Constitution afin de la « sacraliser », cette Valeur républicaine universelle et imprescriptible qu’est l’Avortement, symbole de toutes les « luttes intersectionnelles » et de tous les espoirs de progrès des citoyen.nne.s éclairé.e.s.

Il est temps de nous souvenir qu’en 1795, en pleine tourmente révolutionnaire, le sulfureux ci-devant Marquis prénommé Donatien Alphonse François, encourageait ses confrères de la Section sans-culotte des Piques à en finir avec la morale obsolète du vieux monde traditionnel en publiant son pamphlet de déconstruction :

« Français, encore un effort ! » :

François-Marie Legœuil 5 décembre 2023