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À Paris, première rencontre avec Christophe

Ce bon vieux Christophe, on le rencontre encore souvent en France. Car dans les lointains brumeux du Moyen-Âge, on le trouvait toujours, là où le voyageur cheminait sur ces « grands chemins » alors si périlleux et hasardeux. On ne peut imaginer aujourd’hui combien ce saint accordait un secours moral aux malheureux chemineaux : « Regarde saint Christophe et va t’en rassuré » disait-on.

C’est pourquoi son effigie figure sur des porches, et même dans des escaliers, comme ici en Vaucluse à Pernes-les-Fontaines dans l’escalier de la Tour Ferrande :

Bien plus souvent, on le trouve encore sur les façades de la multitude de chapelles qui s’égrenaient au long des routes et dans toutes les églises des villes de pèlerinage ou de foire, comme ici dans notre région, aux confins de l’Isère et de la Drôme, à Saint-Antoine-l’Abbaye :

Et je l’ai même rencontré l’autre jour à Avignon, chez mon libraire préféré de livres anciens : car au XIXe siècle, les colporteurs vendaient encore de ferme en ferme l’oraison à saint Christophe en images d’Épinal. Sur cette image, les périls du voyage spirituel ont, me semble-t-il, remplacé les peurs des grands chemins qui étaient devenus plus sûrs : « Oraison. Seigneur tout-puissant, daignez exaucer la fervente prière que nous vous adressons par l’intercession de ce grand saint ; donnez-nous la grâce d’imiter ses vertus et accordez-nous la force nécessaire pour persévérer dans l’exacte observance de vos saints commandements, afin de mériter un jour une place dans le séjour des justes. Ainsi soit-il. »  :

Au XXe siècle, où l’automobile, le train, l’avion ont banalisé le voyage, on trouvait encore dans ma jeunesse des médailles de saint Christophe dans beaucoup de voitures et sur le rétroviseur de presque tous les taxis parisiens. Aujourd’hui, le risque des déplacements se limitant aux désagréments des grèves, des manifs et des désordres endémiques de la SNCF, la médaille a disparu des parebrises en même temps que disparaissait des lunettes arrière des voitures, le petit saint-bernard en plastique qui hochait la tête à chaque cahot.

Mais qu’attendez-vous pour aller l’admirer à Paris en majesté ?

À Paris, la visite de l’église Saint-Christophe de Javel (dans le 15e) construite en 1926, s’impose. Il faut se souvenir que la plaine de javel avant-guerre (la seconde mondiale) était alors le domaine des immenses usines Citroën et des aériens hangars de poutrelles des constructeurs de dirigeables. C’est pourquoi, la monumentale peinture murale - œuvre du peintre Henri-Marcel Magne - montre sur la voûte du chœur, saint Christophe entouré des moyens de locomotion modernes, train, avion, automobile, vélo, dirigeable et même le ski :

Ci-dessous, curieusement insérés dans un décor de palmes, le ski, la moto et le vélo, brandis à bout de bras en offrande votive au saint :

Puis, la locomotive à vapeur tenue elle aussi à bout de bras par le cheminot et à sa droite une élégante voyageuse avec ses valises qui prie à genoux le saint protecteur… Puis l’aérostier qui tient sa montgolfière, et l’aviateur brandissant son monoplan :

Côté droit du chœur, on voit le paquebot à vapeur, et derrière la voile du chalutier ; à genoux la famille du pêcheur revétu de son ciré et chapeau de noroît, puis l’ouvrier en bleu de chauffe qui élève, pour recevoir la bénédiction du saint, une Citroën B14 Torpédo que la famille bourgeoise à enfant unique - si caractéristique de l’époque - vient d’acheter pour partir en vacances à Deauville :

Puis vient le peuple des campagnes le saisonnier agricole avec sa pioche, la petite bergère de moutons et le colporteur avec sa « balle » en bois renfermant ses marchandises semblent en admiration devant ces merveilles techniques, enfin, sur le dernier panneau, la famille paysanne avec son antique et désormais désuet chariot à foin, regarde passer à genoux, comme à la procession, le défilé de ces magnifiques moyens de locomotion qui ne semblent pas leur être destinés :

Méditer devant cette voûte, amène inexorablement à y voir transparaître deux mondes face à face : à gauche, le monde qui bénéficie de la modernité : les skieurs de Courchevel, l’élégante famille bourgeoise prenant possession de sa voiture, la femme en tailleur attendant son Orient-Express, sa valise Vuitton en cuir posée à côté... À droite, le menu peuple ébahi regarde en simple spectateur, du fond de sa campagne délaissée par le progrès défiler triomphalement la modernité.

Bien entendu, il s’agit d’une église et ce n’était donc pas du tout l’intention du peintre pour qui tous ces personnages ne sont là que pour proposer à la bénédiction du saint leurs moyens de déplacement mécaniques. Mais c’est l’essence même des œuvres de maîtres que d’être complexes et de pouvoir être lues et comprises à bien des niveaux.

La tête en l’air tournée vers la peinture, je n’ai donc pu m’empêcher de penser qu’en 1926, L’archipel français cher à Jérôme Fourquet était déjà en germe : saint Christophe pour lequel on entreprenait de construire cette église et de peindre cette voûte, n’allait pas tarder à être abandonné par ses derniers fervents et allait bientôt entrer dans l’obscurité des temps pour devenir un petit et marginal sujet pour les élèves d’Histoire de l’Art, du moins pour ceux - très rares - qui possèdent une culture religieuse et historique...

François-Marie Legœuil 9 novembre 2023

Photos parisiennes de Briac Devys