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Juillet... dans un petit cimetière du Midi
surgit un destin flamboyant et brisé...

Pour tout Flâneur qui veut se pénétrer de l’atmosphère, de l’Histoire d’un lieu, d’une ville, des hommes qui y ont vécu, la visite au cimetière du coin est une étape obligée. À chaque pas, avec les monuments funéraires, les statues, les inscriptions, c’est la petite histoire des hommes et même la grande Histoire qui affleure et vous saisit. On déchiffre une inscription et c’est une fenêtre qui s’ouvre sur des destins personnels étonnants, parfois même de véritables épopées comme celle que je vais vous raconter et qui se passe à cette époque déjà lointaine -le début du XXe s.- où la France était encore la première ou la seconde Nation du Monde, présente sur tout le globe, pionnière en sciences, en technologie, et même en industrie où elle excellait en aéronautique, aérostation, marine, armement… C’était l’époque où le dicton : « Impossible n’est pas Français !  » était compris du Monde entier. L’avenir semblait devoir appartenir à la France, et pourtant dans 10 ans, elle allait se suicider avec la Grande Guerre. C’est l’écho du destin d’un de ces jeunes gens flamboyants de cette époque, pour qui rien n’était impossible, qui m’a murmuré à l’oreille cet été au pied d’une tombe…

La chaleur de juillet était accablante, les cigales assourdissantes… je flânais dans le cimetière de Camaret… Camaret ? Pas celui des filles bien sûr, mais le vrai Camaret : Camaret-sur-Aigues dans le Vaucluse. Et au bout d’une allée gravillonnée, je tombe - si, si ! Je ne peux m’empêcher de faire ce calembour désastreux ! - je tombe sur cette sépulture austère et imposante :

camaret

Contre la grille, une longue plaque de marbre blanc, brisée, nous offre cette inscription en belles capitales :

plaque tombale

« Ici repose Marcel DAVID, Lieutenant de Vaisseau à bord du cuirassé Gloire.
Mort subitement le 19 décembre 1919 à l’âge de 24 ans après 5 ans de guerre
dont 1180 heures de vol comme commandant de dirigeable. 1895-1919.
Le matin il fleurissait avec quelle grâce, vous le savez (Bossuet)
Consummatus in brevi explevit tempora multa (Livres saints)
Mort dans la fleur de la jeunesse il avait déjà rempli une vie tout entière
          Miserere mei Deus »

Rentré chez moi, je commence à tirer les fils de ce message d’outre-tombe… et je découvre peu à peu cette épopée qui a conduit ce jeune homme à sa sortie de l’École navale, vers les navires cuirassés - la nouveauté navale du XIXe finissant - puis vers les dirigeables, considérés alors comme l’arme d’avenir d’un XXe siècle qui se levait…

Je décide de commencer par ce cuirassé Gloire que mentionne l’épitaphe. Les archives de la marine proposent immédiatement des réponses possibles, qu’il me faudra compléter… J’y apprends que la Gloire, est le premier cuirassé jamais construit au monde (en 1859). Le Musée de la Marine au Trocadéro en conserve la maquette :

bateau
En 1853, pendant la guerre de Crimée, la flotte russe détruisit en quelques heures la flotte ottomane réfugiée dans le port de Sinope où elle s’était réfugiée… les fameux obus explosifs Paixhans (du nom de leur inventeur, le général français Paixhans) venaient de reléguer aux oubliettes à la fois les antiques boulets de fonte en vigueur depuis le XIVe s., mais aussi les bordages en bois des bateaux de guerre… La nouvelle créa la stupeur dans les Marines mondiales. Napoléon III en tira immédiatement l’idée que les navires devaient abandonner pour leurs coques, le bois au profit de l’acier et lança, sans consulter ses experts, la construction du premier cuirassé, une nouveauté mondiale qui fera sensation…
Voici La Gloire en pleine mer, ce cuirassé en acier et à vapeur conserve encore ses voiles :
navire

Revenons à notre héros. Marcel Henri Marie David, né à Aix-en-Provence en 1895, entre à Navale en 1911 à l’âge de 16 ans (si je compte bien). Je le retrouve sur le site de la Marine en train de fumer sa pipe avec sa promotion (rang du bas, 3e en partant de la droite) :

promotion

promotion

À sa sortie de l’École navale le 5 octobre 1914, il est affecté à Toulon sur La Gloire comme Enseigne de vaisseau de 2e classe, passe 1re classe en avril 1916. Mais la Gloire dont on vient de parler ne peut être ce vaisseau sur lequel embarque notre jeune officier. Car en 1900, l’antique Gloire avait depuis longtemps été dépecée dans les arsenaux. Ce n’était plus qu’un souvenir glorieux. Les archives de la Marine m’apprennent qu’une classe nouvelle de « croiseurs cuirassés » était née - la classe Gloire - dont le premier construit vers 1900 reprend le nom de son glorieux ancêtre du Second Empire : La Gloire. C’est donc sur ce navire, ultra moderne pour l’époque, que navigua notre jeune enseigne :

gloire

En janvier 1918, l’annuaire de la Marine le mentionne toujours affecté à Toulon. Il ne lui reste qu’une année à vivre…

Mais avant de laisser notre ami à son repos éternel, Il nous reste encore une énigme à éclaircir. Sa plaque tombale mentionne 1.180 heures de vol comme commandant de dirigeable… Quand donc a-t-il appris à piloter un dirigeable ? Après de longues recherches, je le retrouve sur un site de l’aéronavale française puis sur un site militaire britannique qui m’apprend qu’il a décroché son brevet de pilote de dirigeable (brevet N° 8 !) le 3 mars 1916 sur la base aérienne britannique de Polegate (Royal Naval Airship Station - East Sussex). Voici la photo de cette base en 1916 :
promotion
J’ai aussi retrouvé sa photo comme pilote et mitrailleur de dirigeable :
promotion
promotion
Ayant traversé la Grande Guerre sain et sauf, il décède brutalement le 19 décembre 1919 sur la base navale de Brest, figurant toujours sur les états de la Marine comme Enseigne de Vaisseau 1re classe embarqué sur la Gloire.

Le choix comme épitaphe de l’oraison de Bossuet pour les funérailles d’Henriette Anne d’Angleterre (Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin, elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée…)
et celui du verset 13 du Livre IV de la Sagesse sont particulièrement appropriés : un destin brisé en plein envol de la jeunesse et cependant une vie déjà bien remplie…

Sa plaque tombale brisée, fracturée, témoigne de l’usure du temps et de l’oubli inéluctable fugitivement suspendus par les photos que nous venons de regarder… Marcel a ressuscité un instant avec sa pipe de marin et sa fourrure d’aéronaute. Et avec lui, dans ce cimetière, tel un mirage, a resurgi du lointain passé, l’espace d’un instant, ce temps où la France brillait de mille feux, le temps de mes arrière-grands-parents… Un siècle, déjà… et déjà je suis vieux !

François-Marie Legœuil 
le 1er septembre 2024