Vézelay et la translation des reliques de Sainte Marie-Madeleine
avec en prime quelques reliques modernes
En août 1834, Prosper Mérimée fraîchement nommé à trente et un ans Inspecteur général des Monuments historiques, quitte Paris pour un voyage d’études des monuments du sud de la France. En route, il découvre l’abbatiale de Vézelay, qui va devenir le premier grand chantier sur lequel il va pouvoir pleinement appliquer ses théories. Elles sont d’une telle nouveauté qu’elles font sensation en Europe et deviennent pour un siècle la Vulgate de tout restaurateur qui se respecte. Du reste, c’est avec Vézelay que le terme « restauration » va entrer dans le dictionnaire des Monuments historiques. Pour Mérimée, Vézelay c’est « la Madeleine » comme il l’appelle. Il écrit ainsi au ministre de l’Intérieur après sa première visite : « Si l’on tarde encore à donner des secours à la Madeleine, il faudra bientôt prendre le parti de l’abattre pour éviter des accidents. » Pourquoi la Madeleine ? Car c’est bien sous le patronage de Notre-Dame – c’est-à-dire la Vierge Marie – que Girart de Rousillon fonda l’abbaye de Vézelay vers 857 sous Charles II le Chauve petit-fils de Charlemagne. Cependant en 1050, le Pape Léon IX sous Henri 1er petit-fils d’Hugues Capet, modifia le patronage de l’abbaye pour la placer sous celui de sainte Marie-Madeleine. Or à la même époque et depuis très longtemps, Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, en Provence, non loin d’Aix-en-Provence déclarait fermement détenir en exclusivité les seules vraies reliques de la sainte.
Qui donc détenait les vraies reliques ?
Comment étaient-elles arrivées à Vézelay ou à Saint-Maximin ?
Qui disait vrai et qui mentait ?
Qui était de bonne foi et qui était l’escroc ?
C’est à cette petite enquête policière que je vous convie.
C’est sur le dos des Grecs, que Vézelay et Saint-Maximin se sont mis d’accord pour l’odyssée de Madeleine !
En 1050, nous avons donc deux détenteurs des reliques de sainte Marie-Madeleine qui se disent de bonne foi. Leurs arguments, nous les connaissons par la guerre psychologique à laquelle vont se livrer nos deux abbayes concurrentes pendant près de trois siècles en publiant à tour de rôle des Vies de sainte Marie-Madeleine pour étayer leurs prétentions et détruire celles de leur adversaire. Sur le début de l’histoire de Marie-Madeleine, Vézelay et Saint-Maximin sont d’accord. Marie-Madeleine, c’est cette femme possédée par sept démons que Jésus guérit. C’est aussi cette pécheresse de Magdala (de là son nom) qui pleura sur les pieds du Christ, les parfuma d’un parfum luxueux avant de les essuyer de ses cheveux. Scène si connue qui inspira les plus grands artistes. C’est aussi cette femme qui se trouva la première au tombeau vide le matin de Pâques et à qui le Ressuscité apparut en lui disant : « Noli me tangere ! Ne me touche pas ! » Ce serait enfin aussi cette Marie de Béthanie sœur du Lazare que ressuscita le Christ. Sur la suite de l’histoire, les deux concurrents sont toujours d’accord. Lazare et ses deux sœurs – Marthe et Marie de Magdala - persécutés par les Juifs prennent la mer avec deux parentes (Marie-Jacobé et Marie-Salomé) et leur servante Sara. Elles abordent en Provence sur une plage qui deviendra les Saintes-Maries-de-la-Mer. Marie-Madeleine, après une vie de prédication en Provence, notamment à Marseille, va faire pénitence pendant quarante ans dans une baume (une grotte) à Saint-Maximin d’où ce nom de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume entre Aix et Toulon. Elle meurt à Saint-Maximin. Et si les Grecs orthodoxes, eux, ne sont pas d’accord là-dessus — ils prétendent que la sainte est enterrée à Éphèse avec la Vierge —, nos deux concurrents n’en ont cure, la Grèce c’est bien loin à l’époque !
Vézelay ouvre les hostilités avec une étude historique :
En 1050, l’abbé de Vézelay publie une vie de sainte Marie-Madeleine où il explique qu’en 882 un de leurs moines — un nommé Badilon — partit chercher le corps de Marie-Madeleine en Provence avec une solide escorte. Disons-le tout net : cela ressemble beaucoup à une expédition militaire pas très catholique. Badilon arrive à la Sainte-Baume, soudoie le concierge et se laisse enfermer dans la crypte avec quelques comparses. La nuit venue, il perfore le caveau d’où s’échappe une odeur suave : l’odeur de sainteté. Épuisé par son travail de terrassier, Badilon s’endort. La Sainte lui apparaît en songe et lui ordonne de se réveiller et de terminer la besogne, faute de quoi elle sera obligée de rester à Saint-Maximin où on ne l’aime pas assez, alors qu’à Vézelay on sait comme honorer les saints ! Car au Moyen-Âge on ne vole jamais les reliques : ce sont les saints eux-mêmes qui décident de quitter l’endroit où leur dépouille se trouve pour gagner une meilleure résidence en suscitant les vocations des translateurs de reliques. Cela finit parfois devant les tribunaux qui doivent alors trancher le point de savoir quel est le vrai désir du saint en question. Revenons à notre Badilon qui retire le corps de Marie-Madeleine de son sarcophage, le glisse dans des draps bien frais, le charge sur un chariot et, entouré de sa troupe en arme, reprend le chemin de Vézelay par la vallée du Rhône. Toutefois, un tel cercueil sur un chariot c’est trop voyant, d’autant que les anciens propriétaires se sont eux aussi mis en marche depuis Saint-Maximin pour récupérer leur protectrice. Aussi la petite troupe s’arrête à Nîmes le lendemain soir et, toujours de nuit, Badilon sort la très sainte relique de ses draps, lui scie très proprement la tête, désosse soigneusement les bras et les jambes, range le tout le long du tronc et remise le paquet dans un coffret de la taille d’un simple buste. Marie-Madeleine, malgré le traitement, manifeste son plein accord en ne protestant pas. Arrivés à une lieue de Vézelay, gros problème ! Le corps est devenu si lourd que les porteurs ne peuvent plus avancer. On le pose sur le talus et on court prévenir l’abbé de Vézelay. Ce dernier comprend aussitôt que la volonté de la sainte est de faire une entrée triomphale dans son nouveau séjour. Et en effet, dès qu’une longue procession avec un grand concours de peuple, chanoines, moines, diacres, cierges et chorale, se met en route, le reliquaire devient subitement très léger. La Sainte manifeste par là aux yeux de tous qu’elle est d’accord avec ses ravisseurs et qu’il s’agit bien d’une simple translation de ses reliques et non pas d’un vol frauduleux et nocturne de reliques, aggravé de découpe.
Saint-Maximin réplique trente ans après par une autre étude historique :
À cette publication de Vézelay, les moines de Saint-Maximin rétorquent par la publication vers 1080 d’une Vie de Marie-Madeleine dans laquelle ils affirment l’imposture des reliques de Vézelay. En effet disent-ils, lors de l’invasion de la Provence par les Maures, les moines ont interverti des reliquaires, caché celui de Marie-Madeleine et mis à la place celui de saint Sidoine ! C’est donc ce dernier que Badilon a dérobé et qui est vénéré à Vézelay ! L’argument paraît de taille pour Vézelay qui réplique par une nouvelle brochure où nos Bourguignons conviennent de la supercherie : Badilon n’était qu’une fable ! Mais affirment-ils, leurs reliques leur ont été données par un évêque, l’évêque d’Autun en personne sur les instructions du roi Carloman par qui elles auraient été sauvées de la profanation des Maures lorsque les moines de Saint-Maximin abandonnèrent lâchement leur monastère lors des incursions des infidèles en Provence. Si je comprends bien l’argument : un simple moine comme Badilon peut bien se laisser abuser et prendre un Sidoine pour une Madeleine, mais un roi tel que Carloman successeur de Charlemagne et un évêque aussi sérieux que celui d’Autun ne peuvent se laisser refiler une fausse relique ! Mais Vézelay manque décidément de chance ! Car l’Évêque d’Autun, lointain successeur de l’évêque de Carloman, veut alors récupérer sa part de notoriété des reliques et engage un de ces procès long et incertain qui vous sabote une renommée en moins de deux. Nos Bourguignons de Vézelay ne s’avouent pas vaincus pour autant et publient une troisième brochure. Ils se sont encore trompés et le proclament ! Ce n’est pas l’Évêque d’Autun qui avait envoyé une expédition vers Saint-Maximin abandonné lâchement par ses moines, mais c’est le comte Girart le fondateur de Vézelay en personne. L’évêque a donc été escamoté, fi donc de ses prétentions et de ses chicanes !
150 ans plus tard, Vézelay va gagner... provisoirement !
Il faudra toutefois attendre le XIIIe siècle pour que l’affaire soit définitivement tranchée en faveur de Saint-Maximin qui va recevoir l’appui du comte de Provence en personne. C’est un personnage des plus considérables et qui offre toutes les garanties. Il est roi de Sicile, neveu de roi et qui plus est neveu d’un roi saint : saint Louis. De surcroît, il est père d’un saint : saint Louis de Brignoles évêque de Toulouse. Qui dit mieux ? Ce personnage considérable fait engager des fouilles en 1278 et lui-même met la main à la pâte et manie la pelle dit-on. Ces fouilles mettent rapidement à jour une crypte inconnue avec une tombe. Bernard Gui qui deviendra grand inquisiteur de Toulouse écrira : « Il se répandit alors une odeur de parfum comme si on eût ouvert un magasin d’essences les plus aromatiques ». Cette odeur bien connue — l’odeur de sainteté — laisse présumer que l’on est bien en présence de la Sainte. D’autant que le reliquaire renferme aussi une lettre qui précise que l’on avait enterré les reliques de sainte Marie-Madeleine car on était obligés d’abandonner le monastère devant l’avance des Maures. S’agissant du comte de Provence, ce personnage considérable, Vézelay ne pouvait plus rien. Son pèlerinage déclina inexorablement au profit de celui de Saint-Maximin.
...jusqu’à l’entrée en scène des Huguenots !
Le comble pour une histoire de reliques, c’est que ce sont les huguenots qui baisseront le rideau final en mettant à sac Vézelay et le feu à ses reliques. Il est vrai qu’ils avaient lu le fameux Traité des Reliques que Calvin avait publié quarante ans plus tôt lequel traite les reliques de pratiques honteuses de la Grande Prostituée, c’est-à-dire de Rome.
Mais cela ne sonnera pas le glas des reliques : les siècles suivants, le nôtre compris, proposeront de nouvelles reliques à l’imaginaire des fidèles. Mais sait-on suffisamment que notre époque moderne et rationaliste a produit quelques reliques qui sortent de l’ordinaire ? Je vous en propose quelques exemples.
Et nos amis Bas-Normands avec leur tête de la Montbazon ?
Pour mes amis Bas-Normands de « L’Association des Amis du musée Alain » qui m’écoutent aujourd’hui, voici une relique de toute beauté, à la fois normande, cléricale et amoureuse. Au musée de Carpentras, l’on peut voir un tableau par Rigaud représentant l’abbé de Rancé, le fameux réformateur de la Trappe non loin de Mortagne. Assis à son bureau, l’abbé encapuchonné médite devant un crucifix et une tête de mort. Vous me direz : quoi de plus courant au XVIIe s. que ce memento mori ? Pour en goûter toute l’originalité, il suffit de relire la Vie de Rancé par Chateaubriand. Cet abbé de Rancé, abbé cultivé, riche, mondain très en cour, homme à femmes avait pour maîtresse la plus belle femme de la Cour, la duchesse de Montbazon. Elle mourut subitement, comme l’on mourait à l’époque. Rancé accourt à son chevet dans un château sur les bords de Loire, abandonné par toute la domesticité. Il entre dans la chambre mortuaire déserte : le cadavre de la duchesse est allongé sur son lit, mais sa tête repose sanglante sur le marbre de la commode : le menuisier du village, qui n’avait de disponible qu’un cercueil trop court, avait scié la tête pour faire entrer la duchesse dans la seule boîte disponible ! Rancé horrifié, bouleversé par la mort de sa maîtresse, se saisit de la tête, la mets dans un panier et rentre à Paris. Son émotion est telle qu’il se convertit, abandonne le monde et entre à la Trappe qu’il réforme avec une règle des plus rigoureuses. La tête de sa maîtresse posée sur son bureau l’accompagnera toute sa vie, prétendent certains. Ce serait la tête de madame de Montbazon que Rigaud a peinte dans le portrait de Rancé commandé par le duc de Saint-Simon.
Et que penser des calculs rénaux de Georges-Louis ?
Franchissons un pas de plus avec les reliques corporelles léguées de leur vivant par leur possesseur. Le plus bel exemple, c’est Georges-Louis Leclerc de Buffon qui nous le donne. Je le cite, car notre autocar passe non loin de Montbard où il est né et où il est enterré. À quatre-vingt-huit ans bien sonnés et au terme d’une vie bien remplie, Buffon meurt après avoir rédigé son testament. Vous rapporter seulement qu’il légua — ce qui est avéré — son service à thé à sa grande amie, Mme Necker, m’exposerait à de solides critiques de la part d’une assemblée telle que la vôtre. Aussi je vais m’empresser de détailler quelques-uns de ses autres legs qui sont des reliques au sens premier du terme, c’est-à-dire au sens latin, les reliquae, c’est-à-dire les restes… du corps, bien entendu. S’il lègue son cœur à son meilleur ami, M. Faujas de Saint-Fond (célèbre géologue et vulcanologue de l’époque), ce n’est que son cervelet qu’il lègue à son fils. Quant à ses calculs rénaux, il en lègue le plus beau à son ami Daubanton naturaliste né à Montbard comme lui, et un de moindre qualité à un ami M. Van Mussen. Pascal Quignard dans son recueil Sordidissimes nous conte cette fameuse matinée du 16 avril 1788 où devant quarante-cinq personnes, l’on procéda à l’autopsie et à l’embaumement de Buffon. On commence par extraire le cervelet et le cœur que l’on remet séance tenante aux heureux bénéficiaires. Le fils Buffon échange aussitôt son legs de cervelle avec Faujas qui accepte de lui remettre le cœur. Faujas fera faire un flacon de cristal pour y conserver le cervelet avec cette étiquette : « Cervelet de monsieur de Buffon préparé à la manière des anciens Égyptiens ». Il placera le tout dans son salon. Puis on ouvrit la vessie de Buffon d’un ferme coup de scalpel et on en sortit trente-six magnifiques calculs dont le plus beau fut remis à Daubenton. Mais, hélas ! Malgré mes recherches, je ne sais pas ce qu’il en a fait. J’espère toutefois qu’il le monta en bague.
Et la moustache d’Henri IV ?
Enfin, on ne peut terminer cet exercice sans citer le fameux reliquaire d’un homme de la révolution, des plus cultivés et des plus originaux : Vivant Denon qui fut le premier conservateur du Musée du Louvre. Basons-nous sur le catalogue de la vente aux enchères en 1826 de son fameux reliquaire, conservé aujourd’hui au musée de Châteauroux : « Reliquaire de forme hexagonale et de travail gothique, flanqué à ses angles de six tourillons attachés par des arcs-boutants à un couronnement composé d’un petit édifice surmonté de la croix ; les deux faces principales de ce reliquaire sont divisées chacune en six compartiments et contiennent les objets suivants : Ossements du Cid et de Chimène dérobés à Burgos par les soldats de l’Empire... » Denon ira lui-même les remettre en place, mais en gardera un fragment pour son reliquaire. « ...Ossements d’Héloïse et d’Abélard provenant du sarcophage du Paraclet ouvert par les révolutionnaires en 93 ; Os d’Inès de Castro... » dont le tombeau avait été profané au Portugal par le général Junot ; « Moustache d’Henri IV... » dont un terrassier s’était affublé lors de l’éventration des sarcophages royaux de Saint-Denis en 1793 et qui avait été rachetée par Alexandre Lenoir le fondateur du Musée des Monuments français. Et bien d’autres fameuses reliques qu’il serait fastidieux d’énumérer. Je pense qu’avec Denon, on se situe entre la relique proprement dite et le cabinet de curiosité. Mais où passe la ligne de démarcation entre ces deux notions ? Je vous laisse le soin d’en décider.
En conclusion, après avoir flâné avec moi sur ces sentiers buissonniers,
...il ne vous aura pas échappé que je suis un amateur de reliquaires et de reliques de toutes natures. Hélas, les guerres de religion en ont fait disparaître la majorité ; une bonne partie du reste a fini en brocante ou en salles de vente, victimes de l’inculture de bien des prêtres ou de l’incurie de bien des maires. Ces objets témoignent d’un rapport au monde visible et invisible à jamais disparu. Ils témoignent de comportements totalement étrangers à notre monde actuel. Que penserait-on aujourd’hui d’un abbé qui vivrait des années avec le crâne de sa maîtresse sur son bureau ? Que penserait-on d’un homme qui léguerait ses calculs biliaires à ses amis ?
Pour votre prochain week-end, je vous propose de méditer ce commentaire du révérend Père Vayssière (o.p.) qui fut gardien des reliques de Marie-Madeleine à la Sainte-Baume de 1900 à 1932 :
« Après tout, que Marie-Madeleine soit venue à la Sainte-Baume
ou qu’elle n’y soit jamais venue, peu importe : elle y est ! »
Le Flâneur sachant flâner,
causerie faite le 5 mai 2009 à Vézelay
devant les Amis du musée Alain