Éditorial :
Monsieur le Flâneur Textuel, qui êtes-vous ?
Je suis né flâneur et flâneur je suis. Avec l’âge, le mal s’est aggravé et je crains de mourir en l’état. Remarquez, je n’en souffre pas, je me console en pensant à d’illustres devanciers : le Paysan de Paris Aragon, Jean-Jacques ce Rêveur de Promeneur Solitaire, le Walter des Passages, Léon-Paul le Piéton de Paris et combien d’autres. J’évoque ces géants, mais c’est pour frimer. En réalité, je me sens plus proche du Xavier du « Voyage Autour de ma Chambre » que de tous ces arpenteurs citadins.
Mais pourquoi ajouter le qualificatif de "Textuel" ?
Bien sûr ! Pourquoi le cacherais-je ? je suis un rat de bibliothèque et d’archives. Tenez, j’ai acheté ma maison à cause de l’échelle de la bibliothèque, c’est dire ! J’en avais rêvé, de cette échelle, pendant toute ma jeunesse. Le vertige de l’échelle au niveau des plus hautes étagères de livres juste au ras d’un plafond à la française, l’ivresse que procure le papier encré, portent certes à la flânerie, mais c’est la structure même de la bibliothèque qui la rend inéluctable. Jorge Luis, vous savez, l’Argentin aveugle, nous a mis en garde : « L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini et peut-être infini, de galeries... » La flânerie, c’est l’essence de la Bibliothèque de Babel, ce « jardin aux sentiers qui bifurquent » chers à Michel de Certeau, ce merveilleux jardin d’Éden où le hasard, la fantaisie et l’éternelle nouveauté nous happent à chaque « bifurcation ».
Car, comme nous l’a rappelé Jacques Roubaud, c’est dans une bibliothèque que le génial archiviste Aby Warburg inventa vers 1920 Le principe du bon voisinage : « Quand vous allez prendre un livre dans les rayons, celui dont vous avez réellement besoin, n’est pas celui-là, mais son voisin. » Dans son existence, tout lecteur impénitent doit savoir se ménager ces surprises, ces hiatus, ces bifurcations qui constituent le sel de la vie. Une ambition aussi haute, ne peut être que déçue... Mais le mérite de l’Honnête Homme - au sens des canons classiques - c’est d’essayer.
Une bibliothèque, c’est un concentré d’ancêtres... que peuvent-ils apporter à notre XXIe siècle ?
Le jeune Zweig s’était posé la question : « En quoi me concernaient, moi jeune homme du XXe siècle, les amples digressions du Sieur de Montaigne... Il fallut pour que nous comprenions l’art de vivre... de Montaigne... que nous aussi fassions l’épreuve d’une de ces effrayantes rechutes de l’humanité... »
Ces ancêtres, comme vous dites, nous envoient cet air frais et vivifiant qui monte des plages du temps vers notre société médiatique, cette société de dames patronnesses qui regroupe tous les bien-pensants seuls habilités à désigner ceux qui seront admis au débat parmi ceux qui sont déjà d’accord : dehors, les autres ! Eugénique dans la vie, eugénique dans les idées, tel est notre temps confiné et niveleur. Ah, que les siècles passés se sont mal conduits ! Oh, que nos aÏeux ont mal pensé !
Nous, les bien-pensants d’aujourd’hui, seuls détenteurs de la vérité, jugeons impitoyablement ceux qui nous ont précédés ! Faisons repentance pour leurs idées et leurs actes ! Épurons nos livres d’Histoire de tous ces déviants ! Mettons le langage au pas de nos idées et réglons nos idées au cordeau ! Que pas une tête ne dépasse le niveau ! Oh, il n’est pas question de rallumer les autodafés de livres, non ! Il suffit de les ostraciser médiatiquement et de traîner leurs auteurs en justice... hier, c’était pour atteinte aux bonnes mœurs, aujourd’hui pour atteinte aux idées que nos "juges-pénitents" chers à Camus ont décrété illégales : notre siècle se vante d’avoir aboli les tabous, il en a seulement déplacé et élargi les frontières !
Amis, secouons le cocotier ! Fermons les lucarnes médiatiques, boutons dehors journalistes, experts et critiques, et ouvrons en grand ces fenêtres de la liberté que sont les bibliothèques ! Sifflons le début de la récréation pour frotter nos neurones par delà les siècles à ceux de nos vieux copains : les Lucius, les saint Augustin, les François-René de C., les François-Marie A., les Blaise P., les François V., les Georges B., les Jorge-Luis B., Les Robert B., les Jean-Paul S., les Albert C., les anciens et les modernes, les contemporains et tant, et tant d’autres... De l’air, morbleu ! de l’air !
Monsieur le Flâneur textuel, conseillez-vous de lire ou de feuilleter les pages de votre site ?
Difficile question... si vous êtes un homme éminemment sérieux (ou une femme : attention le redoublement est indispensable, sinon vous risquez l’ostracisme des niveleurs) n’y allez pas ! Mais si vous recherchez un peu de divertissement au sens Pascalien du terme alors que vous venez de méditer sur vos fins dernières... ou si vous venez d’écouter le compte rendu d’un panel de citoyens sur des questions sociétales... ou encore si un homme politique vient de vous proposer de changer la vie, de redevenir normal, ou de réduire la fracture sociale...