La comtesse et le chanoine mitré
On pouvait à juste titre espérer un beau coup de soleil entre deux averses, car c’était un bel après-midi de printemps dans le golfe du Morbihan. Aussi, je décidais d’en profiter pour faire une petite visite à la Comtesse de Ségur au cimetière de Pluneret, car je venais de relire Après la pluie, le beau temps (NOTE 1) (toujours aussi délicieux) que ma mère m’avait lu pour la dernière fois pour mes dix ans pendant une grippe en 1952 en Algérie :
La comtesse écrivit ce livre pour enfant en 1871 ici à Pluneret chez sa fille au château de Kermadio :
En chemin, je me rends compte que je n’avais pas rendu visite à la Comtesse à Pluneret depuis 1995, un vrai scandale ! Deux bonnes raisons d’y retourner !
La photo que j’avais prise en 1995 est à elle seule toute une histoire : Je me place face à la tombe, je recule peu à peu pour mieux cadrer, et je pars à la renverse dans une fosse fraîchement creusée, mais heureusement peu profonde et encore inhabitée. Dieu merci, même pas une bosse, aucun fossoyeur à l’horizon, pas de public... j’en sors sans difficulté, mais très bourbeux :
Une grille encadre le tombeau de notre héroïne et celui de son fils. L’inscription gravée sur la pierre m’apprend que la Comtesse « née Rostopchine » qui s’y fit inhumer en 1874, non loin de son château de Pluneret, était membre du « Tiers Ordre de Saint-François, en religion sœur Marie-Françoise du Saint Sacrement »… La croix qui surmonte sa dalle dit : « Dieu et mes enfants », celle de son fils aveugle : « Jésus ma vie et mon amour » Sa plaque tombale précise : « Mgr Louis-Gaston de Ségur, Prêtre, Prélat de la Sainte Église romaine, chanoine évêque du chapitre de Saint-Denis au Tiers ordre de Saint-François, frère François-Marie du Saint-Sacrement, né à Paris le 15 avril 1820, décédé à Paris le 9 juin 1881 « In pace Jesu : Deus, propitius esto mihi peccatori » (En la paix de Jésus : mon Dieu ayez pitié de moi, pécheur.) Il se fit enterrer aux côtés de sa mère… même prénom en religion que moi en laïc... la fameuse Comtesse, membre du tiers ordre franciscain... tout comme son fils prêtre et chanoine évêque :
Chanoine évêque ? L’expression met ma cervelle en ébullition !
Vous admettrez qu’il nous est impossible d’en reste là ! Il faut à tout prix savoir ce dont il s’agit, sinon pourquoi visiter un cimetière ? Et ainsi débuta une traversée de la société mondaine, intellectuelle et religieuse de la seconde moitié du XIXe siècle à laquelle je vous convie.
Comme point de départ, il est bon de retourner aux sources, c’est-à-dire au dictionnaire. Gaston aurait-il mené une vie canoniale conforme à la définition qu’en donne le dictionnaire Littré (édition de 1863) : « Mener une vie de chanoine, mener une vie douce et tranquille. » ? Je passe à l’action, ce qui pour un flâneur textuel signifie cliquer sur le site Gallica de la BNF et je télécharge une vie de Gaston (NOTE 2) qui me convainc rapidement que ce chanoine mitré n’a pas tout à fait mené la vie que Boileau dans Le Lutrin prête aux chanoines :
Ses chanoines vermeils et brillants de santé
S’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté
En 1828, pour ses 18 ans, sa grand-mère lui offre en cadeau Introduction à la vie dévote de saint François de Sales : l’impression est si forte qu’il se convertit et va à Paris étudier le droit.
Une carrière de peintre écourtée par pudeur :
Très doué en dessin, il s’inscrit à l’atelier du peintre Paul Delaroche, et remporte la médaille d’Or au salon de 1841 pour le portrait de son père Ségur. Ici, le portrait de son grand-père le général Rostopchine, celui qui incendia Moscou pour en déloger Napoléon :
Delaroche dit à son père (NOTE 2) : « Quoique vous fassiez et quelque carrière que vous choisissiez pour votre fils, sa vocation est d’être peintre et grand peintre ... Mais la délicatesse exquise du jeune homme fut blessée par la grossièreté de la vie d’atelier, des conversations, et la brutalité crue du monde des « modèles » ... Il renonça à l’étude du nu et cela ne devait pas être sans inconvénient pour son art. Son insuffisance de ce côté explique le mot de Pie IX. Le Pape, avec sa façon primesautière de s’exprimer et imagée, disait un jour d’un de ses portraits : « Ce bon Mgr de Ségur, il a oublié de nous faire des épaules ! ». Ses tableaux se vendent toujours et les musées en exposent quelques-uns, comme le Musée d’Orsay avec cette eau-forte :
Une carrière de diplomate écourtée par l’entrée dans les ordres :
En 1842, à 22 ans, il est nommé attaché d’ambassade à Rome auprès du Pape, grâce à l’appui de l’ambassadeur comte de Latour-Maubourg, ami de son père. L’année suivante il démissionne pour entrer au séminaire d’Ivry, est ordonné par Mgr Affre, et mène une à Paris une première vie de jeune prêtre, pieux, zélé et enthousiaste comme aumônier de prison, catéchiste et animateur de patronage :
Une carrière romaine de juge romain écourtée par l’infirmité :
En 1852, Louis-Napoléon III (encore président) sur recommandation du Ministre des Affaires étrangères, le Marquis de Turgot le nomme au Tribunal de la Rote à Rome, fonction qui comprenait des obligations de représentation mondaine… Son biographe écrit : « les réceptions du palais Brancadoro y attirèrent très vite la cour et la ville. Mgr de Ségur, aidé parfois par sa mère et ses sœurs, était infiniment capable de tenir son rang, de faire honneur au pays que dans une certaine mesure il représentait, et il s’en acquitta de son mieux. »
Il devient familier du Pape Pie IX et lorsque ce dernier proclame le dogme de l’Immaculée Conception, Gaston lui demande sa mitre papale en cadeau à l’issue de la cérémonie… Pie IX s’exécute, mais n’en fait pas un évêque pour autant.
Aveugle, il démissionne et rentre à Paris :
Il publie son Voyage en Italie qui fut un succès et… devient aveugle... 1854, il a 34 ans. Gaston prend cela pour un signe providentiel qui l’arrache à sa vie trop mondaine :« la Sainte-Vierge a bien su ce qu’elle faisait en me retirant la vue. Jusqu’au jour où je suis devenu aveugle, je me demandais comment elle s’y prendrait bien pour exaucer la demande que je lui avais faite d’une infirmité pénible qui me laissât !a faculté d’exercer mon ministère. » Il démissionne du Tribunal de la Rote.
Le Chanoine évêque parisien :
Pour lui permettre de gagner sa vie, le Gouvernement en accord avec Pie IX (Concordat…) le nomme Chanoine de Premier Ordre du Chapitre de l’Abbaye de Saint-Denis… Ce chapitre se composait de chanoines de deux classes. La première était réservée aux membres de l’épiscopat en retraite, la seconde à certains ecclésiastiques, et plus particulièrement aux anciens aumôniers de l’armée et de la marine. Les chanoines évêques n’étaient pas astreints à la résidence. Mais, problème pour Gaston ! Le droit canon interdisait de conférer la dignité épiscopale à un aveugle.
Ce serait oublier que la diplomatie romaine est incollable : un Bref pontifical daté du 4 janvier 1856 confère alors au prélat la dignité de protonotaire apostolique avec les faveurs personnelles suivantes : « En outre, nous vous conférons et accordons les insignes et privilèges d’honneur qui sont propres aux évêques, de sorte que vous puissiez en user et jouir librement et licitement. »
Ce subterfuge permettait dès lors d’élever Gaston à cette dignité de chanoine mitré, ce qui lui servira beaucoup dans le reste de sa vie d’infirme.
Une vie parisienne de publications de défense et illustration de la religion :
En effet, dans son appartement du 39 rue du Bac, le Tout-Paris s’y pressait : « Cette gent turbulente était, il faut bien le dire, très fière de s’adresser à un de Ségur, à un prélat de la maison du Pape, à un chanoine-évêque de Saint-Denis ! Puis, il était de si bonne éducation, et enfin, celui-là au moins, quand ils lui parlaient de leur vie du monde, savait ce que c’était ! Ils le disaient très haut, et, en fait, c’était vrai. Les titres, les charges, provoquaient la confiance, et en tout cas permettaient souvent au saint infirme de dire, de faire certaines choses, de donner certains conseils, qui eussent été impossibles et inécoutés venant d’autres que de lui. »
Il se mit à publier à tour de bras des livres apologétiques, des témoignages, des catéchismes, des livres de piété, j’ai recensé 86 ouvrages… avec un succès variable. Par exemple, de son essai : « Réponse aux principales objections contre la religion » un Académicien écrira : « Livre estimable, plein de bonnes intentions, mais sans portée, comme on en voit éclore tous les jours pour achever, hélas ! de justifier la réputation d’ennui des bons livres. » Il est vrai que la polémique entre catholiques et anticléricaux battait alors son plein...
Cette intense production littéraire n’alla pas sans remous et querelles.
Par exemple, ses attaques contre Les Misérables lui attirèrent cette lettre vengeresse de Victor Hugo alors en exil à Guernesey :
À Monsieur de Ségur, évêque.
Hauteville-House, 17 décembre 1872.
Monsieur,
J’ignorais votre existence.
On m’apprend aujourd’hui que vous existez et même que vous êtes évêque. Je le crois.
Vous avez eu la bonté d’écrire sur moi des lignes qu’on me communique et que voici :
Victor Hugo, le grand, l’austère Victor Hugo, le magnifique poëte de la démocratie et de la république universelle, est également un pauvre homme affligé de plus de trois cent mille livres de rente (souligné dans le texte) ; quelques-uns disent même de cinq cent mille (souligné dans le texte). Son infâme livre des Misérables lui a rapporté d’un coup cinq cent mille francs. On oublie toujours de citer les largesses que son vaste cœur humanitaire l’oblige à coup sûr de faire à ses chers clients des classes laborieuses. On le dit aussi avare, aussi égoïste qu’il est vantard.
Suivent deux pages du même style sur Ledru-Rollin, qui est un « gros richard », sur Rochefort, qui fut pris à Meaux avec quantité de billets de banque dans la doublure de ses habits, sur Garibaldi, que vous appelez Garibaldi-pacha, qui fait la guerre sans se battre, qui avait pour armée quinze mille bandits poltrons comme la lune, et qui s’est sauvé en emportant nos millions, etc., etc. Je ne perdrai pas mon temps à vous dire, monsieur, que dans les dix lignes citées plus haut, il y a autant de mensonges que de mots, vous le savez. Je me contente de noter dans ces lignes une appréciation littéraire, la qualification infâme appliquée au livre les Misérables.
Il y a dans les Misérables un évêque qui est bon, sincère, humble, fraternel , qui a de l’esprit en même temps que de la douceur, et qui mêle à sa bénédiction toutes les vertus ; c’est pourquoi les Misérables sont un livre infâme. D’où il faut conclure que les Misérables seraient un livre admirable si l’évêque était un homme d’imposture et de haine, un insulteur, un plat et grossier écrivain, un idiot vénéneux, un vil scribe de la plus basse espèce, un colporteur de calomnies de police, un menteur crossé et mitré. Le second évêque serait-il plus vrai que le premier ? Cette question vous regarde, monsieur. Vous vous connaissez en évêques mieux que moi.
Je suis, monsieur, votre serviteur.
Victor Hugo
Du côté de l’Église, tout ne fut pas calme non plus : il fût même mis à l’index :
L’un de ses livres qui avait tiré en France à 17.000 exemplaires : « Dieu vivant en nous » fut mis à l’index et affiché comme tel à la porte des églises romaines… Le bruit en courut dans tout Paris. L’objet du litige est assez complexe pour le commun des mortels et mérite que l’on s’y attarde un peu : « L’auteur veut que le Christ, avec la substance de sa sainte humanité, avant comme après la communion eucharistique, habite essentiellement dans tous les justes, et que même le ciel ne soit pas autre chose que cette présence du Christ dans l’âme des justes et dans les anges. » (Revue des Sciences ecclésiastiques de 1871 (tome XXII p. 72 à 86 inclus) :
Louis Gaston accepte la condamnation et répond à la Revue en admettant que « En effet, si Jésus-Christ est présent en nos âmes, ce ne saurait être que par sa seule divinité ou comme Dieu, et, dès lors, cette présence ne se distinguera pas substantiellement de celle des deux autres personnes de l’adorable Trinité. » J’ai fait court, mais en réalité la réponse de Gaston remplit une bonne page...
Cette réputation dans le monde religieux, mondain, et médiatique comme on ne disait pas encore, firent de ses obsèques à Paris et à Pluneret une cérémonie grandiose que nous raconte, en 1937, le Chanoine Michel Even :
« Cependant, aussitôt après sa mort, l’admirable prêtre qui venait de disparaître fut revêtu de ses ornements sacerdotaux. Il était recouvert, par-dessus sa tunique franciscaine de laine cendrée, de sa soutane violette, de prélat romain, d’une chasuble blanche, et avait les pieds nus comme ceux du Grand Pauvre d’Assise qu’il avait tant aimé. II portait la mitre et était exposé sous son tableau de l’Enfant Jésus à la crèche, sur le petit lit de fer qui l’avait supporté pendant sa maladie. On commença à défiler devant ce cadavre en lui rendant les hommages les plus touchants. Le vendredi 10 juin, le Dr Ingigliardi et un de ses amis enlevèrent son cœur qui fut, comme il l’avait demandé, embaumé et porté à la Visitation, auprès de celui de Mme de Ségur.
Enfin, le 13 juin eurent lieu les obsèques à Saint-Thomas d’Aquin. Elles furent un véritable triomphe. Gounod tenait le grand orgue, et Mgr Richard donna l’absoute. Quelques jours après, le corps, qui avait été déposé dans les caveaux de Saint-Thomas d’Aquin, fut conduit au chemin de fer et partit pour Sainte-Anne d’Auray. Le vendredi 17 juin, il fut conduit processionnellement à l’église de Pluneret où l’attendait Mgr Bécel, évêque de Vannes, et un nombreux clergé. Après une nouvelle absoute, huit prêtres en étole portèrent le cercueil au cimetière. Dans l’enclos réservé, assez vaste pour contenir douze tombes, et que ferme une grille, sont maintenant dressées trois statues. Au fond, Notre-Dame de Lourdes, à droite saint François d’Assise, à gauche saint François de Sales. »
Après cette lecture plutôt consistante, vous avez besoin, j’en suis sûr, de mettre vos neurones en repos. Faites comme moi en 1995 après ma visite à Pluneret : allez tout à côté à Saint-Avoy et après y avoir visité les restes de l’auge en pierre qui avait amené à travers l’océan le saint ermite Avoy depuis son Irlande natale pour évangéliser ces brutes de Bretons incultes, arrêtez-vous sur la grève et dégustez une douzaine d’huîtres à peine sorties de l’eau, accompagnées d’une carafe de muscadet bien frais... vous l’avez bien mérité !
François-Marie Legœuil
le 2 décembre 2024
date anniversaire d’Austerliz
NOTE 1 : Pour télécharger en pdf Après la Pluie, le beau temps : sur le site de la Bibliothèque du Québec, Cliquez ici
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NOTE 2 : Pour télécharger en pdf la biographie de Mgr Gaston de Ségur, Cliquez ici