Le sabre et le goupillon, un récit des temps révolus...
Mon cher lecteur,
Nous commencerons par un goupillon d’aujourd’hui, nous poursuivrons par un sabre de jadis et nous terminerons par un goupillon de naguère.
Mais en tant que modérateur du site, je vous mets en garde contre l’article que je vous propose en tant que rédacteur. Si vous souffrez d’une très légère contagion indigéniste, d’un petit syndrome décolonialiste ou laïcard ou plus simplement d’un zeste féministe tendance Ni Pute ni soumise, ne vous faites pas du mal, ne lisez pas cet article...
Un goupillon d’aujourd’hui.
En cette veille du 15 août, de nombreux lambeaux de nuages laiteux irisés de gris n’arrivaient pas à cacher un soleil très gai. Bref, un été breton. Normal, puisque j’étais à Sainte Anne d’Auray pour faire des photos de la Scala Sancta :
Travail achevé, comme d’habitude je pousse la porte de la basilique. Pas mal de monde comme toujours, dont beaucoup en prière : plus qu’un site touristique, c’est un édifice qui bruisse de foi.
Qui ce jour-là, bruissait beaucoup : un bourdonnement monocorde à mi-voix, caractéristique de la récitation du Rosaire, m’attire comme la flûte de Hamelin à la chapelle Sainte-Anne, patronne des lieux. Une forte martiniquaise en madras et foulard à pointes entonne les « Je vous salue Marie » que reprend en chœur haut-perché une dizaine de vieilles dames (toutes plus jeunes que moi...) et quelques jeunes filles. Bien que exclusivement féminin, ce groupe ne me paraît pas devoir exclure un patriarche blanc de plus de quatre-vingts ans et je m’y intègre sans problèmes. Le chapelet se termine avec l’Ave Maria de Lourdes que je fais dérailler avec deux fausses notes. La dame des Isles ne s’en offusque pas, je la remercie pour son accueil...
Un sabre de jadis.
...et je me dirige vers les deux ex-voto à sainte Anne en marbre blanc et lettres dorées qui m’avaient pas mal distrait pendant le chapelet :
À première vue, même auteur, même sujet. Celui du bas est plus ancien : 1886, celui du dessus : 1890. Je pars du principe qu’il s’agit du même donateur : Commandant de la Division navale de l’Atlantique sud en 1885-1886, promu quatre ans plus tard Contre-amiral Commandant en chef des Forces de terre et de mer Dahomey 3 8bre 1890 (soit le 3 octobre 1890, graphie courante à l’époque).
Très excitant ! Isnt’it ? comme aurait dit dans ma jeunesse le Major Thomson.
Je dispose d’indices de premier ordre : le Dahomey et les dates : 1886 - 1890. Sur le site des Éditions de la Sorbonne, je cherche un titre incluant marine, Dahomey et catho... je tombe sur ce livre que j’entame illico : « L’amiral de Cuverville, un amiral chrétien entre en politique (1890-1912) » (NOTE 1). Tout concorde : je tiens mon sabre. En prime, j’ai son nom : l’amiral de Cuverville…
Comme d’habitude, Gallica le site providentiel de la Bibliothèque Nationale de France me fournit tout le reste ou presque avec ce bouquin de 1901 (NOTE 2) : « La Marine au Dahomey, campagne de la Naïade (1890-1892) » Je glanerai encore quelques renseignements sur des sites de cartes postales, en bouquinant des biographies de marins et en butinant les sites militaires : une de ces recherches suffisamment longue, aventureuse et exaltante pour satisfaire un Flâneur addictif aux vieux papiers...
... ce qui me permet de vous présenter ce porteur de sabre très vieille France :
Jules Marie Armand Cavelier de Cuverville, né en 1834 dans les Côtes-d’Armor (alors Côtes-du-Nord) dans une famille subsistante de la noblesse d’extraction qui s’illustra à chaque génération au XIXe siècle dans la marine ou la politique, parfois les deux à la fois :
Jean Martinant de Préneuf, son biographe, le présente ainsi (Note 1) :
« Ce catholique fervent, qui hésite dans sa jeunesse à entrer dans les ordres, épouse la très pieuse Marie, Cécile Latimier du Clézieux1. Chevalier de l’ordre de Pie IX, il est fait commandeur de l’ordre pontifical de Grégoire le Grand. Chez les Cuverville, la messe est dite chaque jour par le précepteur des enfants, dans la chapelle. Un oratoire y abrite une image du Sacré-Cœur de Jésus auquel la famille est consacrée. Cette image a été bénie par Léon XIII en personne. ... il appartient donc à cette fraction des officiers de marine que leurs détracteurs qualifient de « cléricaux ». Pour lui, service de la France et service de Dieu sont inextricablement liés. Gesta Dei per Francos : tout son itinéraire, tant militaire que politique, est marqué du sceau de cette conviction. »
Ne rouspétez pas mes amis, je vous avais prévenu : c’est une autre époque...
Un porteur de sabre ne se conçoit pas sans château...
Le sien se trouve dans les Côtes-d’Armor, à Crec’h-ar-bleïz en Penvenan non loin de Lannion, un château néo-gothique...
Château où sa femme l’y attendra avec patience, car il passe une partie de sa vie sur des navires en Crimée, en Afrique... À l’époque, pas d’avions pour revenir embrasser son épouse entre deux campagnes... Mais il aura aussi des affectations plus casanières : comme préfet maritime, ou au Ministère à Paris, et aussi toute une carrière de parlementaire...
Son épouse, depuis son château, déploiera une activité intense pour mobiliser avec grand succès la société bretonne et parisienne pour faire connaître son mari et accélérer sa carrière. Un couple très uni, très XIXe... « Dans de nombreuses lettres à son mari, Mme de Cuverville le remercie de se priver sur ses repas afin d’envoyer plus d’argent en France, mais l’exhorte à ne pas compromettre ainsi sa santé » Une correspondance à ne pas mettre entre les mains de Caroline de Haas pour lui épargner tout contact nauséabond avec une femme au foyer, doublée d’une femme du Monde... et il faut espérer que le reste de la carrière de son amiral de mari ne tombe pas entre les mains des décolonialistes...
Heureusement, l’inculture des temps permet d’être optimiste.
Car sa carrière militaire, celle qui entrera dans l’Histoire, c’est l’aventure coloniale, celle de la conquête du Dahomey. Certes les Français étaient présents sur des comptoirs des côtes de l’Ouest africain dès le XVIIe et le Chevalier de Boufflers marquis de Remiencourt avait fait de Gorée une colonie prospère juste avant la Révolution. Mais les temps avaient bien changé. En 1885, les royaumes et chefferies de la cote africaine sont déstabilisés et ruinés par l’abolition de la traite dont leurs élites noires avaient fort bien profité jusqu’alors en organisant les razzias dans l’arrière-pays pour en revendre le bois d’ébène (comme on appelait alors les esclaves africains) aux négriers blancs. Dans ce contexte tourmenté, Behanzin le nouveau roi du Dahomey réorganise son territoire et entre en lutte contre les Français. Excellent manager, Béhanzin disposait d’un territoire bien structuré et bien administré, de 15.000 hommes équipés de 5.000 fusils à tir rapide et de 4.000 amazones (mais oui ! En Libye, Kadhafi l’imitera) dotées d’un équipement comparable. Les forces terrestres françaises comprenaient 800 hommes bien armés, commandés par le colonel Dodds, qui finira général commandant la Coloniale :
Le gouvernement décida de briser la résistance de Behanzin et envoya une importante flotte sous les ordres de Cuverville pour bloquer les côtes pendant que son adjoint, le colonel Dodds, conduirait les opérations terrestres. La campagne se déroulera par étapes entre 1885 et 1895. Le vaisseau amiral La Naïade, croiseur « à batterie », à vapeur et à voiles lancé en 1883, coque en bois, filant 16 nœuds, était armé de 4 canons de 160mm, de 16 canons de 140mm et de 4 tubes lance-torpilles :
Dont voici l’État-major posant pour la photo :
Il embarquait 450 hommes, équipage et infanterie coloniale, les fameux Marsouins que l’on voit ici en exercice sur le pont de la Naïade :
Sept autres bâtiments complétaient la flotille.
Cet important déploiement de forces ne pouvait que l’emporter et Behazin malgré une guerre des plus courageuses fut vaincu en 1895, déporté à la Martinique il finira sa vie exilé en Algérie :
Voilà pour le sabre. Mais le goupillon que je vous avais promis ?
L’amiral et les rebondissements de cette campagne faisaient la une des quotidiens parisiens. Pourtant un autre personnage haut en couleurs lui disputera bientôt la gloire des journaux : le Père Dorgère.
Alexandre Séraphin Dorgère naquit dans une famille pauvre de la banlieue ouvrière de Nantes. Doué pour les études, poussé par son curé, il est ordonné chez les Missions africaines de Lyon, et envoyé dans le Golfe de Guinée en 1880. En février 1890, Behazin prend en otage pendant près de trois mois la population européenne de Ouidah avec son curé le Père Dorgère. Alexandre qui parlait la langue locale devient le porte-parole des otages, négocie l’amélioration de leur détention et finit par conquérir l’estime et l’amitié du roi. Il en obtient la libération des otages : c’est la célébrité médiatique. La République le nomme Ambassadeur de France auprès de Behazin ; il participe activement à la conclusion du Traité entre la France et le Dahomey déclenchant ainsi jalousies et dénigrements de la part des fonctionnaires coloniaux.
D’autant qu’en métropole, la politique anticléricale bat son plein. Une violente campagne de Presse conduite par le quotidien La Lanterne réclame sa démission : « ce traité a été conclu par des négociateurs plus soucieux des intérêts de l’Église que de ceux du pays. »
Du jour au lendemain, notre missionnaire passe du Capitole à la roche Tarpéienne : ainsi va la gloire médiatique, nous n’avons rien inventé. Obligé de regagner la France, il ne reviendra au Dahomey qu’en 1894. Mais alors, ses rapports avec le supérieur des Missions africaines deviendront exécrables. Ce que l’on tolérait sous le soleil de la gloire devient inexpiable à l’ombre du discrédit. On lui reproche une pratique élastique du bréviaire, de ne pas toujours porter la soutane pour dîner, et surtout de ne pas assez rendre compte. On le rappelle à nouveau en France pour le mettre en pénitence comme curé dans le petit village Sainte-Anne d’Évenos, au diocèse de Toulon.
Il y connaîtra l’oubli, mais une mort glorieuse le ramènera pour quelques jours à la gloire... du journal local :
« Ces jours derniers, une famille de Bohémiens, venant de Marseille, s’arrêtait à Sainte-Anne d’Evenos. Une petite fille tomba malade de la variole noire. L’autorité fit immédiatement partir les nomades, qui abandonnèrent l’enfant sur la route, où elle allait mourir faute de secours. Le Père Dorgère accourt, prend l’enfant dans ses bras, la transporte au presbytère et lui prodigue, inutilement, hélas ! les meilleurs soins. La malheureuse succombe à son triste mal et le Père, abandonné de tous les habitants qui craignent la contagion, se trouve seul en présence du petit cadavre. Le maire, M. Dutheil de la Rochère, en apprenant le décès, se transporte auprès du Père Dorgère qu’il trouve en prières, près du lit de la morte. Après lui avoir témoigné toute son admiration pour sa conduite sublime, un cercueil est improvisé ; le vénérable ecclésiastique et le maire y déposent les restes mortels de la petite fille, et, avec l’aide du garde champêtre, ils vont l’ensevelir au cimetière. Deux jours après le Père Dorgère tombe malade et succombe à la maladie contagieuse dont il avait contracté le germe en prodiguant ses soins à la malheureuse abandonnée mourante sur la route. Il avait 44 ans. »
Les Missions africaines le réhabiliteront en 1937 en appelant « École Dorgère », leur petit séminaire de Rezé dans la banlieue de Nantes et une Place Père d’Orgere lui sera dédiée à Évenos près de Bandol.
L’amiral de Cuverville, catholique très pratiquant, républicain convaincu, opposant actif à l’expulsion des congrégations, ancien chef d’état major de la Marine, sénateur du Finistère, membre actif de la haute société parisienne et jouissant des faveurs de la Presse, en fera cet éloge funèbre dans une éloquence inaudible aujourd’hui pour la plupart de mes contemporains et que je vous donne néanmoins à savourer en guise de conclusion :
« Certes, après les événements que nous venons de raconter, nous n’y contredirons pas. Nous savons, par les éminents services que rendit le Père Dorgère à la cause de la patrie, quels prodiges un seul missionnaire peut accomplir. Et quelles merveilles ne verrions-nous pas se réaliser, si des légions de missionnaires unissaient leur dévouement à la bravoure de héros tels que Gouraud le vainqueur de Samory, et Marchand le noble vaincu de Fachoda ! Serait-ce former un rêve trop beau que d’espérer voir enfin les hommes qui ont la garde des destinées de la patrie, renoncer à tout esprit sectaire, reprendre les traditions chrétiennes du passé, faire appel à toutes les forces vives de la nation, et, dans une noble pensée de concorde, avec l’intelligence lumineuse des aspirations de tous, mettre la main du soldat et du marin dans celle du prêtre et du missionnaire, unir l’épée et la croix pour le triomphe de la civilisation catholique et pour la plus grande gloire de la France ? »
Comme je vous l’ai déjà dit plus haut, ne rouspétez pas mes amis, je vous avais prévenu c’était une autre époque : O tempora O mores...
François-Marie Legœuil, le 5 janvier 2025
NOTE 2 : Pour télécharger « La Marine au Dahomey, la campagne de la Naïade » Cliquez ici :
NOTE 3 : Pour télécharger l’étude du site historien CAIRN sur le Père Alexandre Dorgère, Cliquez ici