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Cher Canard, de l’Affaire Fillon à celle du Canard Enchaîné

Cher Canard
Par Christophe Nobili
Chez : JC Lattès, 20€

Compte rendu de lecture :
Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, j’ignorais jusqu’aux titres de la presse française. Sauf la sélection hebdomadaire du Monde auquel mon père était alors abonné dans cette parcelle lointaine et alors méconnue de l’Empire français qu’était dans les années cinquante la Martinique. C’est en 1960, débarquant dans ce pays inconnu et si exotique pour moi qu’était le Paris de ces années si tourmentées politiquement des débuts chaotiques de la cinquième République, que j’ai découvert les journaux. Car rue Saint-Guillaume, chaque jour on se devait de lire tout - ou du moins on s’en vantait.
Pour me mettre au niveau, je me suis donc mis à lire assidument Le Monde (Ah, la chronique cinématographique de Baroncelli !) Le Figaro (Ah, le billet d’André Frossard !) La Croix - que je jugeais « progressiste » et chaque semaine France Observateur avec Jean Daniel que je trouvais larmoyant, et Maurice Clavel dont je lirai les livres avec passion bien des années plus tard.

Je lisais aussi des journaux auxquels j’adhérais politiquement : Le Nouveau Candide, Rivarol, La France Catholique, L’Homme Nouveau… J’avais aussi un camarade qui était abonné à La Calotte, le seul journal que je connaisse qui soit uniquement anticlérical. Je me souviens de cet article de fond : « Hier Vendredi saint, pour faire pénitence, l’évêque de Montpellier a dégusté une sole meunière… »

Le Canard Enchaîné m’amusait et m’exaspérait tout à la fois. À cette époque, ce journal était fondamentalement anticlérical et antimilitariste… de façon radicale ou primaire, à votre choix. Il pratiquait aussi un anticolonialisme fondamental qui me hérissait, moi qui avais passé alors la quasi-totalité de ma jeune vie dans cet Empire français qui était en train de se dissoudre, et qui, en plus, militais bruyamment pour l’Algérie française et en prime avec la Cité Catholique…

J’ai abandonné la lecture du Canard en 1963 après mon diplôme : sa fréquentation assidue me semblait conduire au dessèchement du cœur et au rétrécissement radical de la cervelle. Puis je l’ai lu une ou deux fois par an lors de séjours chez un de mes meilleurs et très anciens amis, aujourd’hui retraité et châtelain dans le Perche, ancien élu Radical de Gauche et toujours militant (cela existe, mais si ! mais si !) lecteur sporadique du Canard et voisin d’André Escaro.

Sur toutes ces années, j’ai assisté à l’évolution du journal : conservant son héritage anticlérical et antimilitariste, il fait désormais pleinement sien cet idéal très actuel : la «  transparence ». Le Canard en fait usage essentiellement envers les « puissants  » élus et patrons, et aussi avec tous ceux qui ne pensent pas comme lui, ce qui le rapproche de Mediapart… deux titres qui pourtant se détestent férocement mutuellement.

Se tenir en permanence sur cette ligne de crête « transparence » si exigeante, suppose pour le journal de conserver sur le temps long une intégrité de comportement absolue. Or, comme on va le constater, la nature humaine, même chez le Canard, est tout aussi peccamineuse que chez les puissants. Ce que l’on aurait admis, si dans le même temps, le journal avait su se remettre en question en dénonçant publiquement ses propres brebis galeuses. C’est là tout l’intérêt de ce livre : le Canard Enchaîné exigeait de tous une pureté absolue, mais ses dirigeants s’en dispensaient eux-mêmes, depuis des décennies.

Ne voilà-il pas que pour son malheur, ou du moins celui de ses dirigeants, le journal recrute - via un facteur de la ville d’Orange ! - Christophe Nobili, jeune et obscur journaliste à La Provence dans cette ville, un jeune homme qui croyait dur comme fer à l’honnêteté foncière de son journal fétiche ainsi qu’à la droiture sans taches d’une direction quasi déifiée.

Pourtant, c’est ce même Nobili qui va révéler l’affaire Fillon en pleine campagne présidentielle du favori Républicain : Pénélope se serait fait payer des articles quasi fictifs par la Revue des Deux Mondes et aurait bénéficié d’un poste tout aussi fictif d’Attaché parlementaire. C’est la gloire pour le jeune journaliste et les records de tirage pour le Canard. Nobili est porté au nues. Dans son livre, le récit de son enquête, grâce à sa source - probablement un haut fonctionnaire de Bercy qu’il nomme Watergate- est un vrai plaisir. Leurs rencontres se passent à Orléans, dans des brasseries très ancienne France, où ils mettent au jour l’affaire Fillon autour d’andouillettes Bobosse ou de Jarzeau arrosées de Bourgogne…

En même temps, le jeune Nobili découvre un Journal dont le management date des années 1900… tout est dans les mains d’un duo d’octogénaires : Michel Gaillard 79 ans, Nicolas Brimo 72 ans auquel il faut ajouter le co-rédacteur en chef Jean-François Julliard, un petit jeunot de 60 ans. Rien ne filtre de ce cercle étroit, le secret est le maître mot, excluant même ses propres journalistes qui se targuent pourtant d’investigations…

Tout se traite dans l’ombre, aucun écrit, aucune formalité, aucune publicité. La description des trois cercles de pouvoir est un morceau d’anthologie : le 1er cercle, le déjeuner du mardi après bouclage à 15h30 à la Rotonde. Y être convié est un privilège accordé par un simple claquement de doigts de Gaillard que chacun commente… Second cercle, l’apéro du mardi, après le repas du mardi, au bar du Normandie : Gaillard passe dans les couloirs et salue chaque très rare élu d’un : «  Tu viens boire un coup ?  » que l’heureux récipiendaire accepte d’une montée de joie : « Putain, ça y est !  » Dernier cercle : « le dîner secret à la fête du Canard » : chaque dernier mercredi de mai, dans les jardins de la Maison de l’Amérique latine, sur le boulevard Saint-Germain se tient la Garden Party du Canard. Le Tout-Paris se bat pour en être. On se murmure entre journalistes du Canard que les trois principaux actionnaires du Canard - Gaillard, Brimo et Erik Emptaz - y déjeuneraient à l’écart de leurs invités dans un salon tenu absolument secret… Et voici que notre Nobili tout auréolé de son affaire Fillon assistant à la garden-party reçoit sur son portable un SMS des patrons : « Tu es invité à la table de Michel, tu arrives, on t’attend.  » Ne s’y rendant pas assez vite, un nouveau SMS confirme : « Quand le chef t’attend, tu viens. »

C’est à cette époque que Nobili qui avait une vénération depuis son adolescence pour le dessinateur Escaro, 91 ans et à la retraite depuis 20 ans, découvre que l’on paye depuis plus de 25 ans Édith Vandendaele, l’épouse d’Escaro, qui n’a jamais fait partie du Canard, même pas comme pigiste. Pourtant elle est payée chaque mois, augmentée chaque année, déclarée à l’URSSAF, et pour son départ « fictif » à la retraite elle touche une très grosse prime, et ira jusqu’à cumuler son emploi fictif très bien payé au Canard avec sa retraite dans le cadre "retraite et emploi"… Et pour couronner le tout, Édith détiendra pendant toute cette période une carte officielle de journaliste - accordée sur la base d’un faux dossier monté par la direction du Canard, renouvelé chaque année pendant 25 ans et donnant droit - par dessus le marché - à un abattement fiscal… Que du fictif et de l’arnaque depuis au moins 25 ans et pour un total de presque 3.000.000 d’euros charges sociales comprises : Pénélope est battue et ce mesquin de Fillon rétrogradé chez les gagne-petit avec ses malheureux 831.440 euros.

Le plus drôle, c’est qu’Escaro et la direction du Canard enfourchent exactement la même défense que celle soutenue par Fillon pour Pénélope et dont se gaussait le Canard chaque mercredi : « Édith lui passait ses téléphones et lui lisait le journal, car il y voit mal… »

Dans un premier temps, le trio de direction du Journal va traiter Nobili de traitre et de fossoyeur du Canard. Nobili contre-attaque et monte au Canard une section syndicale d’entreprise CGT. « Au moins tu t’es mis à la CFDT, non ? » lui demande Éric Emptaz ; il répond : « Quand on part à la castagne, on ne prend pas la CFDT. » La direction plaisante alors sur les bolcheviques et les Stal - c’est-à-dire les staliniens comme les appelle Gaillard - qui vont piquer la caisse à cause de Nobili - la caisse ce sont les fameux 130 millions de réserves du journal.

Et l’on assiste à la sidération de la direction voyant s’installer dans leurs vénérables locaux, syndicats et Comité d’Entreprise… La direction essaye de s’opposer… car ces conquêtes sociales, c’est bon pour ces entreprises capitalistes dont le journal détaille avec complaisance hebdomadairement, les entraves éventuelles aux droits syndicaux et aux lois sociales. Mais les syndicats chez le Canard ? Pour la Direction, c’est tout simplement sans intérêt et même scandaleux et immoral.

Le sujet de ce livre, c’est donc Tartuffe au Canard, l’arroseur arrosé, le dévot pris en flagrant délit de magouille et d’hypocrisie. C’est le monde nouveau qui rattrape le vieux monde de la presse comme il a rattrapé quelques années auparavant le vieux monde de la politique et le vieux monde de la Finance.

Mais c’est aussi pour moi une lecture rafraîchissante : voir un journaliste qui s’applique à lui-même les hautes exigences qu’il réclame chez les autres. Un grand bravo à Christophe Nobili pour son action, pour ce livre et pour sa conscience professionnelle : c’est une réussite !

François-Marie Legœuil
juillet 2023