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Le chalet de nécessité de la gare de Caen.

À C*** G******
Présidente des ***************
Madame la présidente,

Lors de l’arrêt à la gare de Caen au retour de cette si belle journée consacrée à Barbey d’Aurevilly, j’ai retardé le départ du car et je vous prie de bien vouloir m’en excuser, ce que vous ferez bien volontiers lorsque vous connaîtrez les circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté qui m’ont mis en retard.
Souvenez-vous : le car stoppe le long du trottoir, l’épouse du Ministre en descend sans que quiconque lui en demande le motif. Néanmoins, une bonne expérience de cas similaires tout au long de ma longue vie m’ayant renseigné sur les buts poursuivis par ladite dame, je décide de lui emboîter le pas, son intention me paraissant sinon louable du moins prudente.
Et nous partons de conserve vers la gare. Dans le hall, un coup d’œil circulaire ne nous permet pas de découvrir l’emplacement du « chalet de nécessité » comme l’on disait à la Martinique au temps béni de mon enfance. J’avise un membre de la SNCF, fortement gradé si j’en crois les trois galons rouges qui font la splendeur de sa manche, et dont l’œil, aussi clair que celui d’un merlu tout frais pêché, permet d’espérer une réponse à la hauteur de la situation. Je lui demande où se trouve ce fameux chalet, que, pour sa compréhension, j’appelle « W.C. » espérant, ce faisant, ne pas égratigner la délicatesse de la ministresse qui, fort heureusement, poursuit ses recherches du côté du kiosque à journaux.
J’avais raison d’attendre de la clarté chez le préposé : sa réponse est en effet claire, précise et même définitive : « Tout au bout du quai, mais Attention ! Il faut vous munir de 2 pièces de 20 centimes et de 2 pièces de 10 centimes puisque vous êtes deux et que chaque entrée coûte 30 centimes et que cette machine pourtant très moderne ne rend pas la monnaie. Sinon, vous n’arriverez à rien. » Je me souviens alors que j’ai laissé ma veste sur la banquette et la dame, habituée à bénéficier gratuitement de ce confort très personnel, m’avoue qu’elle ne dispose pas non plus de la plus petite pièce.
La situation se présente mal d’autant que nous apercevons au bout du quai une dame et trois hommes qui patientent déjà en file indienne devant le fameux édicule. Mais c’est dans les situations extrêmes que se révèlent les vrais chefs. Aussi, vous ne serez nullement surprise, Madame la Présidente, de savoir que je pris la situation en main en un clin d’œil : « Madame, - dis-je à la ministresse - allez faire la queue et gardez-moi une place, je cours me munir des pièces nécessaires. » Et je pars en courant faire la quête dans le bus comme vous avez pu le constater, et je reviens également en courant sur le quai.
J’aperçois la porte de l’édicule ouverte, les trois hommes attendent, la femme tient la porte à la ministresse qui s’apprête à entrer. Craignant d’arriver trop tard, je la hèle de loin d’une voix forte : « Madame, attendez ! J’ai la monnaie ! » Mais elle entre malgré tout alors que j’arrive sur les lieux essoufflé.
La femme tient toujours la porte entr’ouverte et m’explique la situation : « Le service public n’est plus ce qu’il était ! 30 centimes pour faire pipi (la dame et l’assistance masculine était populaire…) c’est une honte ! Avant, c’était gratuit ici et maintenant c’est aussi cher qu’à Paris ! Moi, j’ai été obligée de payer, vu que j’étais la première, mais je tiens à tenir la porte entrouverte pour tout le monde - j’ai tout mon temps - afin que mes 30 centimes profitent à tous. » Sur ce, affaire faite, la ministresse ressort. Je lui dis : « Ne m’attendez pas, il y a encore trois personnes devant moi, rentrez donc au bus. – Elle me répond : Non, non je préfère rentrer avec vous je vais faire les cent pas dans le hall de la gare en vous attendant. »
Les trois hommes entrent à tour de rôle et la femme si obligeante leur tient la porte entrouverte. Chacun des hommes, ravi de la gratuité, commente la situation, commentaire que je peux résumer ainsi : le service public est à la dérive et cela ne date pas du referendum sur l’Europe ; c’est bien antérieur ! De toute façon, la France fout le camp et si les citoyens ne s’entraidaient pas, la vie serait invivable. J’apprends aussi qu’à Paris, ce n’est pas pareil qu’en province : quand on arrive, celui qui sort ne tient pas la porte, même quand on le lui demande comme me l’explique le monsieur d’allure chinoise, car à Paris, c’est chacun pour soi !
Mon tour est venu. J’explique à la dame que je la remercie, mais que je ne veux pas la faire attendre et que je m’en tirerai bien tout seul. Elle me dit : « Mais si vous ne payez pas, la porte risque de ne pas se rouvrir quand vous voudrez sortir. » Je ne peux quand même pas sortir mes pièces après ce qu’on tout ce qui vient d’être dit : il me faut transiger pour ne pas écraser mes compatriotes du haut de la richesse que me confèrent mes 30 centimes. La dame a la solution : « On va faire un essai ; je vais fermer la porte, et vous l’ouvrez aussitôt pour voir. » On essaye, cela marche. Je referme la porte et la dame et les trois hommes s’en vont.
Quelques instants après, je veux ressortir : impossible ! J’insiste et pèse de tout mon poids sur la porte, elle ne veut rien savoir. J’appelle : hélas ! Le service public ne maintenant plus de personnel sur les quais, personne n’entend !
J’examine alors l’édicule à la lumière à peine perceptible de l’ampoule de 25 watts que les économies administratives successives ont trouvés suffisants pour la destination de l’endroit. Très moderne, la cabine est en alu brossé, du sol au plafond ainsi que le siège. La porte en alu brossé ne comporte qu’une grosse poignée plate en alu brossé également : on ne peut la bouger, elle est soudée à la porte. Je passe la main sur la porte et devine sur la poignée que des caractères sont gravés. Je plie les genoux, amène mes yeux à hauteur de ladite poignée, quelque chose est effectivement écrit : alu sur alu, c’est quasiment impossible à déchiffrer. Mais la persévérance de l’homme d’action a le dessus et je parviens à lire : « Pour sortir appuyer sur le bouton ! » Un nouvel examen de la porte permet de se rendre à l’évidence : il n’y a pas un seul bouton.
Pour endiguer l’inquiétude montante, je décide de réaliser un tour de la cabine minutieux, à la fois pour aviser et parce que l’occupation calme le prisonnier, c’est bien connu, on le dit à la télé ! Et c’est le miracle : sur la paroi de droite - sur la porte, cela aurait été trop facile ! – Il y a bien un bouton en alu brossé : alu sur alu, mais vous connaissez… Je le presse, la porte s’ouvre. La modernité comme le disait Barbey d’Aurevilly est décidément imbuvable ! Je referme la porte sur laquelle figure l’avis administratif suivant – carton collé au scotch – :

« 30 centimes pour ouvrir,
la machine ne rend pas la monnaie
et n’accepte que les pièces de dix ou de vingt cts.
Il est strictement interdit de rester plus de 15 minutes. »

Un peu plus et j’étais verbalisé pour excès de temps !
Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai mis le car en retard de quelques courtes minutes : la faute en est à ce modernisme que vilipendait Barbey d’Aurevilly, ainsi qu’à la pingrerie de nos administrations dont les tarifs devenus prohibitifs poussent les citoyens à prendre avec la loi des licences susceptibles de perturber leur vie.
Avec mes remerciements renouvelés pour ce voyage si charmant, je vous prie d’accepter mon amical souvenir. Et surtout n’oubliez pas de faire parvenir un double de la présente à votre vice-président Monsieur Léon G******.

François-Marie Legoeuil, le 13 juin 2005