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Une ténébreuse affaire

Récemment, un homme politique de premier plan déclarait que la culture française n’existait pas. Mais peut-être les mots avaient-ils dépassé sa pensée. Naguère, un président en exercice affirmait à peu près la même chose à propos d’un roman classique. Pour ma part, je crois très fermement en l’existence d’une telle culture, qui, depuis L’Iliade et L’Odyssée au VIe siècle avant J.C. part de la Grèce notre Grand’mère à tous, passe par Rome notre mère à tous en happant au passage la Bible et le nouveau Testament, et tel un fleuve déjà puissant et extraordinairement divers traverse le Moyen-Âge, la Renaissance, le Baroque et l’Âge Classique, les Lumières et le Romantisme pour arriver jusqu’à nous en nous baignant de la chatoyante, magnifique et complexe diversité de tous ces mondes engloutis, cette ample diversité qui ne peut que souligner l’étroitesse de la diversité ethnique que nous vantent aujourd’hui beaucoup de nos politiques.
En ces temps électoraux, on n’arrête pas de nous parler de nos racines, c’est à dire de généalogie et de GPA c’est-à-dire de filiation, de postérité. Nous allons donc parler de généalogie et de postérité puisque c’est tellement à la mode. Et pour pimenter un peu, on va y rajouter du fait divers comme à la télé : des vols assortis d’une sordide entreprise de séduction, une tentative tordue d’assassinat et une sombre affaire de plagiat littéraire à rebondissements multiples. Et pour faire bonne mesure, puisque nos media n’arrêtent pas de parler École et éducation, on abordera le sujet des principes, paraît-il immoraux dont on farcit nos chères têtes blondes.
J’en ai trop dit : vous avez deviné, j’en suis sûr, que je vais parler de cette très ténébreuse affaire du Corbeau et du Renard.
Vous vous souvenez certainement de cette Fable, car vous êtes toutes très jeunes et vous faites donc partie de cette génération d’écoliers à qui l’instituteur se faisait un devoir de faire apprendre par cœur des textes classiques. On appelait ça des Récitations. C’était il y a bien des lustres, avant que l’on ne découvre la plage sous les pavés – Ah oui ! Cela s’appelait, je crois, 68…
Dans cette ténébreuse affaire sur laquelle je m’en vais enquêter avec vous, j’appelle mon premier témoin – un Français de souche, c’est-à-dire un classique, de chez classiques, comme disent mes petits enfants : Jean de La Fontaine. Et comme cette affaire du Corbeau et du Renard est une bien vieille chose, il vaut mieux vous rafraîchir la mémoire avant de vous embarquer en ma compagnie avec le Français de souche. Attention ! Ouvrez bien vos oreilles et préparez votre mémoire, car ensuite dans notre enquête, le moindre mot va compter :

« Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. »

Voilà, Mesdames ! Les faits ne sont vraiment pas beaux ! Le malheureux volatile est séduit, suborné comme on disait jadis quand le fils de famille avait engrossé la servante, et ce malheureux corbeau s’est fait voler tout son dîner ! Dans le récit de notre témoin, il y a tellement de détails criants de vérité, le monologue du voleur est tellement vivant que l’on est certain que ce bon La Fontaine nous raconte une scène à laquelle il a personnellement assisté. Pour un peu, on le prendrait pour un témoin de premier ordre ! Eh bien, n’en croyez rien, Mesdames : ce bon La Fontaine a seulement entendu parler de cette triste affaire ! Hé oui, ce sont des « Fables », c’est tout dire ! On ne le dira jamais assez :

La Fontaine est un faux témoin : Il a tout pompé chez le grec !

C’est lui-même qui nous met sur la piste de son faux témoignage. En effet, dans la dédicace de ses Fables à Monseigneur le Dauphin, il laisse percer le bout de l’oreille : « Je chante les héros dont Ésope est le père. » L’affaire est claire, ce sacré La Fontaine a tout copié chez ce Grec. Le délit de plagiat littéraire est désormais bien établi par l’aveu même de l’intéressé. La Fontaine est décidemment incorrigible puisqu’au moment précis où il nous avoue son plagiat, il le fait en plagiant le premier vers de l’Énéide de Virgile « Arma virumque cano… » (Je chante les armes et le héros...)

Ésope, ce Grec, vous vous en souvenez certainement, c’était cet esclave phrygien (le pays où nos couturiers de la Révolution sont allés chercher le bonnet du même nom) qui vivait, cinq cents ans av. J.-C., à la Cour du roi Crésus. On dit qu’il était laid comme un épouvantail, et même qu’il était bossu. C’est donc Ésope, cet esclave bossu qui a raconté le premier par écrit ce fait divers du Corbeau et du Renard, une histoire qui venait sans doute d’une très vieille tradition orale antérieure qui se perd dans la nuit des temps. Voici en première mondiale dans le Perche, la Fable CLXV d’Ésope (pour La Fontaine, c’est la Fable n° 2) qui date de deux mille cinq cents ans. Ésope lui avait déjà donné son titre : Le Corbeau et le Renard. Avec Ésope, c’est le témoignage de première main sur cette lamentable affaire de fromage. Mais s’agit-il bien de fromage ?

« Un Corbeau ayant volé un morceau de viande, s’était perché sur un arbre. Un Renard l’aperçut, et, voulant se rendre maître de la viande, se posta devant lui et loua ses proportions élégantes et sa beauté, ajoutant que nul n’était mieux fait que lui pour être le roi des oiseaux ; Et qu’il le serait sûrement devenu, s’il avait de la voix. Le Corbeau voulant lui montrer que la voix non plus ne lui manquait pas, lâcha la viande et poussa de grands cris. Le Renard se précipita et saisissant le morceau, dit : Ô Corbeau ! Si tu avais aussi du jugement, il ne te manquerait rien pour devenir le roi des oiseaux. Cette Fable est une leçon pour les sots. » (Traduction d’Émile Chambry 1864-1938)

On voit tout de suite que les témoignages de La Fontaine et d’Ésope ne concordent pas : le Français de souche parle de fromage et le Phrygien de Crésus parle de viande. Mais les deux s’accordent sur l’absence de détails : Quelle viande ? du bœuf, du cochon, du mouton, du poulet… On n’en sait rien, c’est la même chose pour le fromage : du camembert, du brie du chèvre ? On y reviendra tout à l’heure. Soulignons une nouveauté chez le Grec : il y a eu deux vols : le corbeau avait déjà volé le fromage et La Fontaine ne l’avait pas signalé… Notons aussi la différence de morale : La Fontaine est plus subtil, on sent que les jésuites sont passés par là : il met en cause la relation flatteur/flatté, tandis qu’Ésope ne vise qu’à épingler la sottise du flatteur ; de l’immoralité du voleur il ne dit rien.

Poursuivons, si vous le voulez bien par l’examen du témoignage du deuxième Grec.

Pour cela, il nous faut attendre encore cinq cents longues années, pour entendre à nouveau parler de notre ténébreuse affaire. 500 ans, c’est long : par exemple, c’est le laps de temps qui nous sépare de François 1er… C’est en effet au moment de la naissance du Christ qu’un autre Grec, appelé Phèdre, nous laisse son propre rapport sur cette sordide affaire. Phèdre, pour nous après Racine, c’est un prénom féminin, mais chez les Grecs… Né sur le mont Piérus, en Grèce, à la limite de la Thrace et de la Macédoine, c’était lui aussi un esclave, qui fut vendu à Rome, à la cour de l’Empereur Auguste. C’était en quelque sorte un travailleur immigré... mais pas vraiment volontaire. L’Empereur Auguste qui n’avait rien contre les migrants sera subjugué par son talent et l’affranchira. Dans notre affaire de fromage et de corbeau, Phèdre s’avère lui aussi un faux témoin désarmant de sincérité. Comme La Fontaine, il avoue d’entrée de jeu avoir tout pompé sur son illustre prédécesseur : « Ésope a inventé la matière des fables ; moi, je l’ai polie en vers sénaires. » Au fond, il nous avoue non seulement avoir tout copié chez Ésope, mais aussi d’avoir traduit en vers sénaires c’est-à-dire en Latin, lui un Grec ! Que l’on comprenne bien : Il nous avoue tout simplement qu’il est un collabo… car les Grecs avaient depuis peu été conquis par les Romains. Voici la Fable XIII de Phèdre, Le Renard et le Corbeau (au passage, notez que c’était la Fable 2 chez La Fontaine et 165 chez Ésope) et que là pour la première et unique fois, le titre se renverse : Le Renard et le Corbeau au lieu du Corbeau et le Renard. C’est plus juste car c’est le Renard qui a le rôle principal. Remarquons en passant que chez Phèdre on retrouve le fromage de La Fontaine… adieu la viande d’Ésope… C’est un indice très important pour nous en matière de plagiat. Et ce n’est pas le seul. Écoutez bien et vous constaterez que La Fontaine, contrairement à ce qu’il dit, ne s’est pas inspiré du texte d’Ésope, mais bien de celui de Phèdre, la ressemblance est frappante :

« Celui qui écoute complaisamment des éloges perfides,
Expie honteusement une faute dont il se repent trop tard.
Comme un corbeau, perché en haut d’un arbre,
Allait manger un fromage qu’il avait dérobé sur une fenêtre,
Un renard l’aperçut et se mit à lui dire :
Ô corbeau ! De quel éclat brille ton plumage !
Que de beautés répandues sur ton visage et ta personne
Si tu chantais, tu serais le premier des oiseaux.
L’imbécile aussitôt, voulant montrer sa voix, laissa tomber le fromage de son bec,
Et le rusé renard ne fut pas long à le mettre sous sa dent vorace.
Ce fut alors que le corbeau dupé déplora sa bêtise.
On reconnaîtra dans cette fable tout ce que peut l’esprit.
L’habileté triomphe toujours de la force même. »

La seule chose nouvelle que nous avons apprise chez ce deuxième Grec, c’est la double morale. Chez La Fontaine et Ésope, la leçon morale est : écouter les flatteurs se fait toujours à nos dépends. Chez Phèdre, cette morale se double d’une deuxième morale plus positive en fin de texte : L’habileté triomphe toujours de la force même ! Enfin, soulignons que nos deux premiers témoins sont des Grecs. Et c’est normal : les Grecs s’y connaissaient en escroqueries. Rappelons en effet, qu’avec Hermès, ils avaient un dieu unique pour les menteurs, les voleurs, les commerçants (les caducées aux frontons classiques pour le commerce) et les médecins, ce qui est au fond toujours le même métier. Remarquons quand même qu’avec Phèdre, nous avons retrouvé notre fromage, peut-être parce que ce Grec-ci, à la différence du Grec précédent, avait été naturalisé Romain, et que l’Italie reste la patrie du Parmesan. Cette Fable d’Ésope puis de Phèdre sera apprise par cœur par des dizaines de générations d’écoliers grecs et romains et elle sera aussi célèbre que la fable du bon La Fontaine pour nous.

Après deux Grecs, on revient en France ! Et bien entendu, c’est avec ce Français que le fromage se met à sentir

Il faudra alors attendre mille deux cents ans, pour avoir un nouveau témoignage sur notre « ténébreuse affaire » de renard et de corbeau avec un témoin français qui va se montrer beaucoup plus prolixe : enfin, vous allez avoir du détail ! Le Roman de Renard, au XIIIe siècle, qui en propose cette nouvelle version (transcrite pour vous en français moderne) :

« Comment Tiécelin le Corbeau prit un fromage à la vieille. Et comment Renard le prit à Tiécelin. Renard franchit le ruisseau, gagne l’arbre, fait autour du tronc ses passes ordinaires, puis se vautre délicieusement sur l’herbe fraîche pour se bien refroidir. Tout dans ce lieu le charmait, tout ? Je me trompe, car il sentait le premier aiguillon de la faim... Dam Tiécelin, le corbeau, sortait du bois voisin et allait s’abattre dans un village qui semblait lui promettre bonne aventure. Là se trouvaient un millier de fromages qui séchaient au soleil. Tiécelin s’arrêta sur un des plus beaux fromages et reprit son vol au moment où la vieille gardienne reparaissait. Ah ! mon bon monsieur, c’est pour vous que séchaient mes fromages ? Disant cela, la vieille lui jetait pierres et cailloux... Tiécelin s’éloigne et vient se percher sur le fau (Hêtre) qui couvrait Dam Renard de son frais ombrage... Le fromage à demi-séché donnait une entrée facile aux coups de bec : Tiécelin en tire le plus jaune et le plus tendre ; puis il attaque la croûte dont une parcelle lui échappe et va tomber aux pieds de Renard qui lève la tête : Oui, je ne me trompe pas ! Oui, c’est Dam Tiécelin ! Que le Bon Dieu vous protège, compère, vous et l’âme de votre père, le fameux chanteur ! Personne autrefois ne chantait mieux que lui en France. Vous-mêmes, il m’en souvient, vous faisiez aussi de la musique : Ai-je rêvé que vous avez longtemps appris à jouer de l’orgue ? Par ma foi, puisque j’ai le plaisir de vous rencontrer, vous consentirez bien à me chanter une petite ritournelle. Ces paroles furent pour Tiécelin d’une grande douceur, car il avait la prétention d’être le plus grand musicien du monde. Il ouvre donc aussitôt la bouche et fait entendre un CCRRAHH prolongé. Est-ce bien cela Dam Renard ? Oui, mais si vous vouliez, vous pousseriez la note encore plus haut... Le corbeau fait alors un plus grand effort de gosier... et voulant absolument emporter le prix de chant, s’oublie tellement que, pour mieux filer le son, il ouvre peu à peu les ongles qui retenaient le fromage et le laisse tomber aux pieds de Renard. Le glouton frémit de plaisir ; mais il se contient, dans l’espoir de manger le vaniteux chanteur avec le fromage... Le Renard dit : Je suis blessé, et je ne peux changer de place tant je souffre du genou... rien de plus dangereux pour les blessures de jambes que cette odeur infecte et épouvantable de fromage... Descendez, je vous prie, mon cher Tiécelin, venez m’ôter cette abomination... Tiécelin était dans les meilleures dispositions pour celui qui venait de reconnaître l’agrément de sa voix... et descendit de son arbre... avance pas à pas en se traînant sur le croupion. Mais Renard impatient, s’élance et le manque, ne retenant en gage que trois ou quatre plumes. Renard un peu confus, voulut se justifier : c’était une attaque de goutte qui l’avait fait malgré lui sauter. Tiécelin ne l’écouta pas : garde le fromage dit-il au Renard, je te l’abandonne ; quant à ma peau, tu ne l’auras pas. Voilà un excellent fromage dit Renard, je n’en ai jamais mangé de meilleur. »

Dans le Roman de Renard, cette sordide affaire de fromage se termine devant le juge...

Que de détails ! Et nous en apprenons de belles : en fait, ce que voulait Renard, c’était manger le Corbeau en plat de résistance et le fromage pour dessert. Il n’a eu que le dessert. Nous pensions jusqu’ici étudier un simple délit de vol, c’est en réalité à une tentative de crime et même d’assassinat avec préméditation que nous avons affaire. Renard est cité en justice, est condamné à être pendu sauf s’il se fait moine. Il accepte et incorrigible continuera ses méfaits sous le froc. Drôle de justice : le corbeau qui avait lui aussi volé le fromage n’est pas inquiété. Pour le Normand, le corbeau est plein de cornardie (que les parents se rassurent, c’est bien là un terme médiéval…). Notre déplorable affaire rebondira un siècle et demi plus tard avec la farce de Maître Patelin, attribuée au poète normand – peut-être même Percheron - Guillaume Alexis, et composée vers 1465 pour la Corporation des étudiants en droit de Paris qu’on appelait la Basoche. Dans la scène III, l’avocat sans causes Patelin, vient de rouler un marchand drapier, en le flattant, pour obtenir du drap gratuitement. Il raconte son méfait à sa femme Guillemette, qui, remplie de joie, compare l’habileté de son mari à celle du Renard (Scène III) en se souvenant sans doute de toutes les fables entendues à la veillée :

« Il m’est souvenu de la fable
Du corbeau qui était assis
Sur une croix de cinq à six
Toises de haut, lequel tenait
Ung formage au bec. Là venait
Ung renard qui vit le formage,
Pença à luy : « Comment l’auray-je ? »
Lors se mist dessoubz le corbeau
« Ha fist-il, tant as le corps beau
Et ton chant plein de mélodie !
Le corbeau par sa cornardie
En oyant son chant ainsi vanter
Si ouvrit le bec pour chanter.
Et son formage chet à terre,
Et maistre renard le vous serre
À bonnes dens, et si l’emporte.
Ainsi est-il, je m’en fais forte * (*je l’affirme)
De ce drap. Vous l’avés happé* (*saisi)
Par blasonner* et attrapé (* flatterie)
En luy usant de beau langaige
Comme fist Renard du formage
Vous l’en avés prins par la moe* ! (*tricherie) »

Trois siècles passeront de nouveau, avant que ne soit composée la version de La Fontaine que nous vous avons donnée en commençant. Mais décidément, ce triste fait divers inspire beaucoup de monde, et après La Fontaine de nombreux témoins viendront encore à la barre nous conter leur version des faits. Faisons un petit pas en avant de cent années, jusqu’en 1760 :

Ce pisse-froid de Jean-Jacques Rousseau qui se prend pour un grand moraliste
va dénoncer l’immoralité profonde de ces Fables.

Dans L’Émile (livre II), qui est son traité d’éducation, il critique – et je lui passe maintenant la parole :
« cette fable est assurément son chef-d’œuvre : qu’on me permette donc de la suivre et de l’examiner en peu de mots.
 Maître corbeau, sur un arbre perché,
Maître ! que signifie ce mot en lui-même ? … Qu’est-ce qu’un arbre perché ? L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre. Par conséquent, il faut parler des inversions de la poésie ; il faut dire ce que c’est que prose et que vers.
 Tenait dans son bec un fromage.
Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande ? Si l’enfant n’a point vu de corbeaux, que gagnez-vous à lui en parler ? S’il en a vu, comment concevra-t-il qu’ils tiennent un fromage à leur bec ? Faisons toujours des images d’après nature.
 Maître renard, par l’odeur alléché,
Encore un maître ! mais pour celui-ci c’est à bon titre : il est maître passé dans les tours de son métier. Il faut dire ce que c’est qu’un renard, et distinguer son vrai naturel du caractère de convention qu’il a dans les fables.
Alléché. Ce mot n’est pas usité. Il le faut expliquer ; il faut dire qu’on ne s’en sert plus qu’en vers. L’enfant demandera pourquoi l’on parle autrement en vers qu’en prose. Que lui répondrez-vous ? Alléché par l’odeur d’un fromage ! Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre, devait avoir beaucoup d’odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier ! Est-ce ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse… ?
 Lui tint à peu près ce langage :
Ce langage ! Les renards parlent donc ? Ils parlent donc la même langue que les corbeaux ? Sage précepteur, prends garde à toi …
 Eh ! bonjour, monsieur le corbeau !
Monsieur ! titre que l’enfant voit tourner en dérision, même avant qu’il sache que c’est un titre d’honneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d’autres affaires avant que d’avoir expliqué cette particule.
 Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau !
Cheville, redondance inutile…
 Sans mentir, si votre ramage
Sans mentir ! On ment donc quelquefois ? Où en sera l’enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans mentir que parce qu’il ment ?
 Se rapporte à votre plumage,
Rapporte ! que signifie ce mot ? Apprenez à l’enfant à comparer des qualités aussi différentes que la voix et le plumage ; vous verrez comme il vous entendra.
 Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix ! Qu’est-ce qu’un phénix ? Nous voici tout à coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la mythologie...
 À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir cette expression proverbiale…
  Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable, l’harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert ; j’entends tomber le fromage à travers les branches : mais ces sortes de beautés sont perdues pour les enfants.
 Le renard s’en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
Voilà donc la bonté transformée en bêtise. Assurément on ne perd pas de temps pour instruire les enfants.
 Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n’y sommes plus. Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Jamais enfant de dix ans n’entendit ce vers-là.
 Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Ceci s’entend, et la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu d’enfants qui sachent comparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos n’est qu’une raillerie. Que de finesse pour des enfants !
 Le corbeau, honteux et confus
Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable.
 Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Jura ! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l’enfant ce que c’est qu’un serment ? Voilà bien des détails, bien moins cependant qu’il n’en faudrait pour analyser toutes les idées de cette fable, et les réduire aux idées simples et élémentaires dont chacune d’elles est composée. Mais qui est-ce croit avoir besoin de cette analyse pour se faire entendre à la jeunesse ? Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant. Passons maintenant à la morale.
Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu’à le faire tomber du bec d’un autre. C’est ici mon second paradoxe, et ce n’est pas le moins important.
Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. »Rousseau qui s’y connaissait bien en matière d’éducation, lui qui avait abandonné ses propres enfants à l’assistance publique conclut à l’interdiction de la lecture des Fables avant douze ans. Et tant qu’on y est : pourquoi n’irait-on pas réécrire La Fontaine pour le moraliser ?

C’est ce que va entreprendre ce pisse-vinaigre de Lessing après ce pisse-froid de Rousseau

En effet, toujours à la fin du XVIIIe siècle, le critique littéraire allemand Lessing, qui partageait les vues angéliques de Rousseau, propose de notre fable du Corbeau et du renard, vers 1775, une version « morale » destinée aux enfants. Jugez plutôt : « Un corbeau emportait dans ses serres un morceau de viande empoisonnée qu’un jardinier irrité avait jeté au chat de son voisin. Comme il s’apprêtait à le dévorer sur un vieux chêne, un renard se glissa jusqu’à l’arbre et lui cria - Béni sois-tu, oiseau de Jupiter - Pour qui me prends-tu ? demanda le corbeau. - Pour qui je te prends ? N’es-tu pas l’aigle au vol foudroyant qui, chaque jour, descend de la droite de Jupiter sur ce chêne pour me nourrir, moi chétif ? Pourquoi te déguiser ? Flatté le corbeau laisse tomber sa viande. Le renard saute dessus en riant et la dévore avec une joie méchante. Mais bientôt sa joie se change en un sentiment de douleur : le poison commence à agir et il en crève. Puissiez-vous ne jamais obtenir autre chose, par vos mensonges, que du poison, flatteurs maudits ! » Le flatteur est puni : voilà une vraie morale, selon Lessing ! Mais il trouve normal et moral que le jardinier veuille empoisonner le chat du voisin… La bonne morale est à mon avis la suivante : quand on veut jouer les moralistes, il faut savoir écrire ! C’est toujours la version de La Fontaine qui fait foi. Avez-vous remarqué que nous avions renoué avec le témoignage d’Ésope ? Lessing est formel : il s’agit de viande ! Et il tire un trait sur la tradition bimillénaire de fromage, établie par un des deux Grec et tous les Français qui sont grands mangeurs de fromage. À mon avis, il faut y regarder à deux fois : si le premier Grec avait parlé de viande, c’était sûrement qu’il avait la vue basse. Quant à l’Allemand qui parle de viande empoisonnée, il faudrait peut-être chercher du côté d’un nationalisme étroit et xénophobe à l’égard de fromages à l’odeur forte parce que de tels fromages sont tous français... Qu’on se le dise : la tradition pour le corbeau et le renard, c’est le fromage. Mais de quel fromage s’agit-il ? Camembert ou Mont-d’Or ? Il nous faut encore attendre cent ans pour qu’un nouveau témoin nous le précise, tout en continuant à trafiquer et à martyriser les Fables du malheureux La Fontaine.
C’est sans doute un grand esprit car il portait monocle et qu’il est l’auteur cette sentence pleine de bon sens « Quel besoin de se venger d’une femme ? La nature s’en charge, il n’y a qu’à attendre. » En 1886, cela fait deux mille cinq cents ans que le Corbeau se fait rouler régulièrement tous les deux ou trois siècles par le Renard : il est grand temps pour lui de réagir. C’est pourquoi Aurélien Scholl se demande alors ce qui se passe si le corbeau et le renard se retrouvaient une deuxième fois dans la même situation. Et ô surprise ! le corbeau a enfin compris :

« Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
Montrez un peu votre belle voix
À ces mots le corbeau, se dilatant la rate,
Enleva le Mont-d’Or qu’il tenait dans son bec
Et l’assujettit sous sa patte
Entre deux branches de bois sec.
Vainement, le Renard se léchait la babine ;
Le Corbeau lui dit : Monseigneur,
Je sais fort bien que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qu’il câline.
La leçon m’a jadis coûté un camembert,
Et votre compliment ne me rend pas plus fier
Donc, Monsieur du Renard, veuillez battre en retraite (avec un sourire ironique)
Je la connais, on me l’a déjà faite
Morale :
On devient un homme de poids
En acquérant de l’expérience.
Seuls les sots, par outrecuidance
Se laissent enfoncer deux fois. »

Aurélien apporte aussi une réponse précise à la préoccupation de Rousseau. On apprend tout sur ce sacré fromage : le corbeau s’était toujours fait rouler, jusqu’ici pour un camembert. Le Roman de Renard avait même insisté sur l’odeur épouvantable de ce fromage. Il nous avait même précisé que la pâte en était jaune, ce qui laisse supposer qu’ils étaient trop faits. Scholl confirme donc que le corbeau s’était jadis fait rouler pour un camembert, mais qu’à la deuxième fois, c’est du Mont-d’Or. En tant que Français, nous sommes comblés : dans les deux cas ce sont des fromages à odeur de fort caractère.

Pour terminer, le Flâneur Textuel usant du S+7, va transformer le corbeau en cormoran.

L’Histoire s’accélère au XXe siècle, et nous n’avons que soixante-dix ans à franchir depuis Aurélien Scholl pour entendre à nouveau parler de notre ténébreuse affaire. C’est en 1960, que Raymond Queneau, dans le cadre de l’OULIPO (Ouvroir de Littérature Potentielle), inventa ces nouveaux procédés littéraires que vous connaissez bien, j’en suis sûr. L’un d’entre eux, qu’il appela le « S+7 », consiste à prendre chaque mot d’un texte et à le remplacer par le septième mot suivant, pris dans un dictionnaire : le 7e verbe pour un verbe, le 7e adjectif pour un adjectif, etc. ... Il appliqua ce procédé à La Cigale et la Fourmi qui devint : « La Cimaise et la Fraction ». Suivant les règles de Queneau, j’ai fait la même chose avec notre histoire de corbeau, en prenant pour base le Larousse des Débutants de 1977. Et voici donc ma version personnelle S+7 du Corbeau et du Renard :

« Le Cormoran et le Renom
Majordome Cormoran, sur un archipel permuté
Terrorisait en son bégonia un fuyard.
Majordome Renom par l’ogive amaigri,
Lui terrassa à peu près ce lapsus :
Hé bonjour monture cormoran
Que vous êtes juif ! Que vous me serinez bedonnant
Sans meurtrir, si votre ramonage
Se ratifie à votre plumier
Vous êtes le phlegmon des houppettes de ces bols
À ces mottes, le cormoran ne se sent plus judaïque
Et pour mortifier son bienséant vol-au-vent,
Oxyde son bégonia, laisse torcher son prolétaire.
Le renom s’en saoule et disculpe : ma boréale monture,
Approuvez que tout fleuret
Vocalise au dépotoir de celui qui le fleure.
Cette législation vaporise bien un fuyard.
Le cormoran, horripilé et conjugué,
Justifia, mais un peu tatillon, qu’on ne l’y préserverait plus. »

C’est sur ma morale imprévue qui aurait laissé dubitatifs nos amis Rousseau et Lessing, que se termine cette très longue série de témoignages plus ou moins impartiaux sur une ténébreuse affaire de vol, doublée d’une tentative de crime, enrobée dans une succession de plagiat littéraire, qui s’est déroulée il y a maintenant près de vingt-cinq siècles. Le plus curieux de l’histoire, c’est que ce banal fait-divers et tous les commérages qui ont suivi ont imprégné des centaines de générations d’écoliers depuis la Grèce antique sur deux mille cinq cents ans. Pour rester dans la logique de notre histoire, je donnerai, moi aussi, ma propre morale :

Amateurs de fromage prenez bien garde à vous !
Rappelez-vous où peut vous mener
L’amour immodéré de ce produit laitier
Même s’il est pasteurisé !
Qui vole un camembert
Peut très bien plumer un corbeau !

Le Flâneur Textuel
Causerie du 12 avril 2017 à Villiers-sous-Mortagne