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Tourouvre : Musée de l’émigration française au Canada :
La fille du Roi, le jésuite et le sergent recruteur

En ce printemps de 2008, l’horloge du clocher sonnait les dix heures. Nous avions rendez-vous avec Zacharie Cloutier, Pierre Tremblay et Robert Giffard. Nous ne le savions pas encore. Ils ne le savaient pas non plus. Il pleuvait. Une de ces pluies fine, obstinée, têtue... en un mot : une pluie percheronne. Quelqu’un précisa : une pluie québécoise. Percheronne, québécoise... quoi de plus normal puisque nous venions de nous garer à Tourouvre sur le parking de la Maison de l’Émigration française au Canada ? Gais et contents, nous venions vérifier si la mémoire de ces Percherons qui nous avaient quittés sous Louis le quatorzième était bien traitée.

Vue du parking, leur mémoire était très correctement honorée : le bâtiment tout neuf offert par le Canada correspond à tous les critères d’un beau musée : Dès l’entrée, nous sommes confrontés à un choix cornélien : à gauche, vers les lieux de mémoire avec les Percherons migrants ? À droite, sur le sentier de toutes nos nostalgies avec le Musée des Commerces et des Marques ?

Nous sommes venus pour la mémoire : nous optons pour la gauche. Disons le tout net : le musée, c’est sa conservatrice ! Accueillante et attentive, passionnée et passionnante, cultivée, mais à la portée de chacun, la visite vaut par elle. Une gravure dans un couloir étroit et nous revivons grâce à elle, l’histoire des Filles du Roi, ces jeunes filles très honorables — rien à voir avec les Marie-Madeleine repenties de la légende — dotées par le Roi, mais souvent aussi par leur famille, et qui partaient sur les grands vaisseaux à l’aventure. À l’arrivée, les hommes se pressaient sur les quais de Québec et, dans la grande foire aux célibataires, mettaient leurs mérites en valeur. L’affaire se traitait rapidement et le nouveau couple prenait le chemin de la cabane. C’était souvent une route longue, fatigante, périlleuse, car ne l’oublions pas, la Nouvelle-France courait alors sur des milliers de kilomètres de l’Acadie au Québec et jusqu’à Chicago, puis descendait le long du géant Mississippi jusqu’à la Louisiane. C’était la traversée de tout un continent des icebergs aux cocotiers. Nos amis les Anglais mettront bon ordre à tout cela en annexant en un siècle ces  arpents de neige soit par guerre soit par traité. Et les derniers bayous de Louisiane seront vendus par le Corse à l’aube du XIXe. Les hommes, eux, rabattus par les sergents-recruteurs (comme Robert Giffard) de la Compagnie des Mille Associés (dont Richelieu était actionnaire) qui parcouraient Normandie, Maine et Anjou, faisaient signer des contrats à trois ans « pour passer et repasser » (revenir...) avec 75 Livres annuels et nourris. Ils seront 35.000 – dont 280 Percherons — à le faire entre 1620 et 1750 contre 450.000 Anglais. Malgré leurs très nombreux enfants, l’avenir appartiendra au nombre... Parmi ces 250 Percherons, nous trouvons le charpentier Zacharie Cloutier né à Mortagne en 1590 qui y épouse en 1616 une Xainte Dupont et qui, entendant Robert Giffard (né à Autheuil près de Tourouvre) apothicaire et sergent-recruteur leur dire :  La Nouvelle-France, c’est un pays magnifique. Vous, Percherons, mes amis, devez me croire lorsque j’affirme qu’on peut s’y établir, y trouver de riches terres à profusion, y chasser, y commercer… partiront avec leurs six enfants. C’est aussi le cas de Pierre Tremblay né à Saint-Malo le 2 octobre 1626 et qui habitait Mortagne-au-Perche. Il « passa » ; mais ne « repassa » pas l’Océan et mourut le 6 novembre 1686 à L’Ange-Gardien au Canada. On prétend que Cloutier et Tremblay sont à la racine de nombreuses familles de Canadiens français et même d’Américains, par exemple les chanteuses Madonna et Céline Dion qui s’en réclament hautement sur leur site Internet. Et la conservatrice continuait à nous enchanter.

Un mouvement de foule m’entraîna sur les arrières du groupe : désormais ne me parviendront plus que des bribes, que je vous communique cependant par conscience professionnelle :  le régiment de Carignan casernait à Québec avec ses huit cents hommes... les Jésuites et les Ursulines ont fait le Québécois... le Québec et le Perche ont la même maladie des paupières tombantes... l’université de Québec enseigne comme en France que Jacques Cartier découvrit le Québec, et celle de Toronto prétend comme à Londres que c’est John Cabot... Ce dernier point me paraissait très contestable en tant que Français et presque Percheron... La dernière salle présentait des travaux de patchwork d’Inuit. Et là encore j’étais refoulé sur les arrières par toutes les dames qui voulaient voir de près ces travaux d’aiguilles :  les Québécois qui avaient l’habitude de se considérer comme les indigènes... aujourd’hui les Inuits... mais qu’est-ce que c’est qu’un authentique Inuit avec les métissages ?... à Igoolick au Navanut, ce nouvel État inuit où les lacs ne dégèlent qu’en juillet... 

Grâce à quelques mouvements d’épaules, je reviens au premier rang des bons élèves au moment où la conservatrice évoque la déception de ces si nombreux Québécois qui font le passage à l’envers pour remonter le temps vers leurs origines de Tourouvre et qui déchantent et perdent leurs illusions en cherchant en vain la maison Tremblay, les tombes du cimetière où hélas ! les plus anciennes remontent non pas au roi Soleil, mais seulement aux origines assez neuves de la IIIe République : hé oui ! Les Français de France ont vécu si longtemps sans penser à conserver pieusement leurs pierres tombales pour leurs lointains descendants des neiges.

Nous allions sortir sur ces déceptions canadiennes, lorsque nous nous avisons qu’à droite de l’entrée, c’est ce fameux musée des Marques que la manne républicaine des subventions a localisé à Tourouvre : il restait sans doute quelques mètres carrés à occuper. Et nous y entrons avec l’enthousiasme du touriste ordinaire... par le portillon dissimulé dans un gigantesque cube de Bouillon Kub. Et le bouillon nous déverse droit sur un comptoir de café à la Pagnol où trône la cafetière de ma Grand-Mère avec sa chaussette... Nostalgie quand tu nous tiens ! Et c’est tout un monde de Ya bon Banania, de plume Sergent-Major, de crayons Comté, d’ardoises en... ardoise, d’allumettes Suédoises de Sureté, de Chicorée des Tranchées, de Ouate Thermogène, et de Jouvence de l’Abbé Souris... de Dubo, Dubon, Dubonnet et de Les Piles Wonder ne S’usent que si l’on s’en Sert. Le XVIIe siècle le cédait aux années quarante et cinquante : il était temps de ressortir se frotter aux réalités de la pluie percheronne et québécoise, qui vous vous en souvenez est fine, obstinée, têtue : bref, elle était toujours là !

François-Marie Legœuil, Tourouvre mai 2008