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Capitaine Ménard
pionnier de la Côte d’Ivoire...

En 2014 je rendis visite à Lunel à un de mes amis qui vivait sa retraite dans un superbe hôtel particulier qu’il avait aménagé avec un goût exquis.
Lunel - dans la grande banlieue de Montpellier et dont les habitants étaient surnommés les Pescalunes- était déjà un Haut lieu de la créolisation et surtout du Salafisme avec sa célèbre mosquée Al-Baraka qui allait défrayer la chronique terroriste quelques mois plus tard (Note 1) Je connaissais bien cette réputation déjà solidement établie dans l’actualité de ce qu’on allait bientôt appeler les « territoires perdus de la République. ». C’est pourquoi, lorsque je garai ma voiture sur une petite place que je ne connaissais pas encore, le monument qui s’élevait en son centre me laissa pantois :

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Examinons de personnage de bronze. Sa moustache tombante, l’antique révolver à barillet, tout indique le soldat du XIXesiècle finissant :

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Remarquez que son sabre - qui indique son rang d’officier - est maintenu par une écharpe dont on aperçoit le pompon... est-ce bien conforme à la tenue de combat de l’époque ? ou bien le sculpteur se serait-il séduire par ce détail de la tenue d’apparat ? :

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Les cactus à ses bottes nous indiquent que la scène se passe en Afrique. Il se tient la poitrine de la main gauche et brandit son révolver : il est blessé mais attaque encore... on a le sentiment que la fin d’un drame est proche.

Tout témoigne de la bravoure, de l’impétuosité et de la rage de vaincre. Je fais le tour du monument et sur le socle, je vois une plaque gravée. Je m’approche... Une femme casquée, les seins au vent, très Troisième république, brandit un bouquet... de laurier ? d’olivier plutôt ? Difficile à affirmer. Il faudrait que je grimpe sur le socle pour trancher entre laurier symbole de gloire et olivier symbole de paix. Mais étant un citoyen antérieur aux Boomers, je me dois de respecter les règles et rester - hélas ! sur le trottoir. Sa main gauche semble tenir quelque chose, mais je ne distingue pas quoi. Sur la photo non plus... Décidément, il me faudrait un téléobjectif. À sa gauche, on aperçois les vagues de l’océan, et à droite à ses pieds nus, encore des cactus... l’Afrique ! Et un écu ou une cuirasse de poitrine gravé RF, mais le F a presque disparu. À gauche de l’écu, une ancre de marine et une banderole où s’inscrivent ces lettres en capitales : COLONIALE. Il s’agit donc de la célèbre Coloniale, les Troupes de marine, les fameux Marsouins :

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Sur le socle de pierre est gravé MADAGASCAR, mais je n’ai pas immortalisé cette mention par une photo. Madagascar plutôt que Soudan ? Curieux puisque cette action de bravoure s’est passée au Soudan occidental comme comme on disait jadis en parlant de la Côte d’Ivoire.
Je contourne la statue. De l’autre côté est apposée cette plaque :

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Plaque posée en 2009 -on verra pourquoi tout à l’heure - par A.M.P.L. Peut-être le sigle d’une Association pour la Mémoire des Pays de Lunel ? Pays de Lunel, c’est l’appellation officielle de cette Communauté de communes.

De toute façon, cette plaque est un excellent début : elle me donne un petit fil à tirer qui me permettra de dévider toute la pelote de cette histoire. Et je suis aussitôt parti en chasse. Par internet d’abord : Gallica, le site de la Bibliothèque nationale, Providence inépuisable du Flâneur, où l’on trouve toutes ces vieilles biographies, bibliographies, journaux et photos. Et bien sûr, sur internet les sites militaires, et premier servi, le site des archives des anciens combattants des Troupes de marine de l’Hérault, où Bingo ! j’ai trouvé le récit du dernier combat et de la mort héroïque de notre capitaine Ménard. Bravo à ces anciens pour leurs archives ! Puis aussi, les archives du journal Le Midi Libre et celles de l’hebdomadaire Le Point.

Voici le résultat de mes bouts de laine tirés en commençant par le récit de la courte vie du capitaine Ménard. C’est toute une épopée, tout un monde englouti, des idées, des sentiments, des idéaux d’un autre temps que certains voudraient effacer à jamais.

Nous sommes en 1880, dix ans après la défaite de Sedan, et de la perte de l’Alsace-Lorraine. Le gouvernement de Jules Ferry - icone désormais déboulonnée - cherche la gloire de son pays outre-mer et va se lancer à. la conquête de l’Indochine, de Madagascar et de la Tunisie. Cette année-là, le conseil municipal de Lunel refuse la bourse demandée par le jeune François Ménard fils du pharmacien local pour entrer à Saint-Cyr. Il y entre néanmoins à 19 ans et en sort en 1882 sous-lieutenant de l’infanterie de marine. Voici sa photo à sa sortie :

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On l’envoie d’abord au Soudan dans le cadre de la mission topographique Binger / Monteil chargée de dresser la carte précise de la région qui figure encore en blanc inexplorée sur la mappemonde. C’est l’époque glorieuse des géographes, des explorateurs, et des cartographes militaires. Ménard y est nommé lieutenant. Puis il est muté à Madagascar que le gouvernement Ferry commence à occuper et où il conquiert ses galons de capitaine. En 1880, Eugène Étienne, sous-secrétaire d’État aux Colonies l’envoie reconnaitre la liaison entre la Côte d’Ivoire alors appelée Soudan occidental, et le Niger et en dresser une carte précise. Il quitte Grand-Bassam à la tête d’une colonne de tirailleurs sénégalais, traverse le fleuve Bandama et s’enfonce alors dans des territoires inconnus. Le 5 février 1892, il fait halte dans le village de Sakala à 400 kms de Grand-Bassam. Il y est cordialement accueilli par Fakourou Bamba, le chef du village. C’est alors qu’un fort parti de sofas à cheval, ces excellents et intrépides guerriers du roi Amory, les attaque et décime la majeure partie de la colonne.

Laissez-vous porter par le récit qu’on en fit à l’époque, tel que rapporté par l’Association des troupes de marine de l’Hérault (Note 2) :

Ménard « s’enferme dans son sagné (petit fortin). Les cinq tirailleurs qui lui restent n’ont plus de cartouches. Il leur donne l’ordre de s’échapper et de gagner le premier poste français. Vainement, les braves tirailleurs qui l’ont accompagné depuis plus d’un an, supplient leur chef de les garder près de lui. Il les pousse de force hors de l’enceinte, refusant leur inutile sacrifice. Il reste seul pour mourir.
Au centre du sagné, s’élevait une petite case en terre, recouverte d’une toiture de paille. C’est là que le capitaine se réfugie. Armé de ses deux révolvers, il répond à la fusillade des assaillants et en fait un véritable massacre. Le feu est mis à la première enceinte, Ménard, seul dans la seconde, tient tête à toute une armée ; Pas un instant, ont raconté les témoins de cette scène grandiose, pas un instant son calme ne l’abandonna. Par les meurtrières du sagné, tantôt à droite, tantôt à gauche, on voit briller un éclair, la balle part et frappe un ennemi. Vingt-neuf gisent déjà sur le sol, vingt-neuf tués par lui seul. Mais les balles pleuvent aussi sur le sagné. Les assaillants sont parvenus à mettre le feu à la toiture. A travers les débris et les flammes, on voit Ménard passer. Un coup de fusil lui brise l’épaule gauche. Son bras pend, détaché, le sang rougit son uniforme. Mais de sa main droite, tenant encore un revolver, les balles meurtrières partent toujours pendant qu’il se précipite sur l’ennemi, se dirigeant vers un ruisseau qui coule près du sagné. Il atteint le ruisseau et s’y jette. Une balle l’atteint dans le dos. Il tombe et les Noirs, accourant, l’achèvent à coup de sabre… La tête et les bagages de l’officier français furent envoyés à Samory comme trophées. »

On l’enterre sur place à Sakala comme on disait jadis, Séguéla aujourd’hui.

À cet instant de l’histoire, il me semble nécessaire de rappeler le fameux refrain du Tambour miniature, chanson fétiche des Troupes coloniales, mêlant comme il se doit pour une chanson de marche tradition et temps long de l’Histoire, désinvolture, gravité et grossièreté :

J’ai perdu mes jambes à Gravelotte
J’ai perdu mes deux bras à Valmy,
Au £Tonkin, j’ai perdu ma culotte
Et le reste, dans le faubourg Saint-Denis...
... Ah ! il fallait pas, il fallait pas qu’il y aille
Ah ! il faillait pas, il fallait pas y aller !
Mais il a fallu, il a fallu qu’il y aille
Mais il a fallu, Mais il a fallu y aller...
(Note 3)

1897, inauguration à Lunel du monument à la gloire du capitaine Ménard, enfant du pays :

À peine la nouvelle de sa mort fut-elle connue, que la réputation de l’héroïque capitaine s’envola. Il est passionnant de rappeler les canaux par lequel ce fut possible.

Tout d’abord, son supérieur direct et ami, Louis-Gustave Binger est nommé en 1893 et jusqu’en 1895 Gouverneur du Soudan occidental, dont il changea le nom en Côte d’Ivoire plus évocateur de la ressource principale du pays. Il baptisa immédiatement Capitaine Ménard l’aviso de 300 tonneaux qu’il venait d’armer pour faciliter les communications de la colonie.

Le capitaine Ménard avait un frère Louis Ménard - médecin personnel de Gabriel Hanotaux le très influent et très mondain ministre des Affaires étrangères de 1894 en 1898. Hanotaux avait suivi la carrière du frère de son médecin et disait du capitaine :« ce petit bout d’homme d’un cran extraordinaire (et dont nous avons vengé la mort) est une des figures les plus émouvantes qui soient restées en mon souvenir de l’héroïsme colonisteur qui nous a légué l’Afrique. »

Aussi, un comité pour l’érection d’une statue à Lunel fut rapidement créé à Paris sous un impressionnant patronage : les très en vue hommes politiques qu’étaient Hannotaux, Delcassé, Chautemps, Étienne, mais aussi des militaires amis de Ménard et dont la Presse parlait souvent : Binger ou Monteil...
Un comité local fut également lancé sous l’égide de la municipalité. La souscription fut un succès et commande fut passée au sculpteur Auguste Maillard (Note 4)

C’est le 24 octobre 1897, au cours d’une grande fête populaire que Georges Martel, maire de Lunel, inaugure cette statue du Capitaine Ménard avec cet inimitable style municipal ampoulé et légèrement pompier de l’époque sur les vers de l’immortel poète pescalune Antoine Roux :

« Ce sera pour Lunel un vrai titre de gloire
D’avoir fait ériger un bronze à sa mémoire
Et de le présenter comme un exemple aux enfants. »

Et s’adressant au héros ou plutôt à sa statue :

« Tu seras parmi nous comme un vivant symbole
De l’honneur. De ton front la brillante auréole
Rejaillira sur nous sans jamais se ternir.
Ô Ménard, aujourd’hui la France te salue
Et Lunel est heureux au pied de ta statue
De venir déposer la fleur du souvenir. »

En 1904, son ami Louis-Gustave Binger, l’ancien gouverneur de la Côte d’Ivoire s’inspirant de son histoire, écrivit un roman Le Serment de l’explorateur. En préface, il souligne s’adressant au directeur du Journal des Voyages : « Or vous le savez, j’ai toujours été hanté de cette pensée que la conquête sanglante est criminelle. J’ai affirmé et j’ai tenté de prouver qu’un homme courageux, avec du sang-froid, de la présence d’esprit et une bonne préparation, pouvait se lancer à travers les peuplades africaines, sans marquer son passage par des traces de sang. »

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Ce livre contribua à ranimer un peu le souvenir de Ménard dont la gloire, naguère nationale, se rétrécissait peu à peu à Lunel.

En 1942, la statue faillit disparaître. Les Allemands en quête de métal pour alimenter leurs usines d’armement lorgnent sur les 400 kg de bronze sculptés par Auguste Maillard. On ne retrouvera jamais deux autres statues lunelloises disparues dans les mêmes circonstances. L’héroïque capitaine, réfugié chez le récupérateur Rauzy à Montpellier, réapparaît en 1945. Réinstallé sur son socle, il continue à menacer de son pistolet les fidèles de Notre-Dame-du-Lac jusqu’en 1999. Sacrifié à quelques places de parking, le voilà alors transbahuté devant un mur grisâtre de la place Louis-Rey.

En 1992, pour le centenaire de sa mort, les cendres du capitaine Ménard sont rapatriées de la Côte d’Ivoire et le centenaire est fêté solennellement à Lunel.

En Côte d’Ivoire, la page Facebook locale Actu des Forces (françaises) datée du 23 février 1992 raconte :

« Le 23 juin 1992, les restes du capitaine Ménard sont exhumés au cours d’une belle cérémonie à Séguéla organisée par le 43ème BIMA, en présence du consul général de France, des autorités préfectorales et locales, de M. Chenal du Souvenir français. Ils ont été ré-inhumés peu après au cimetière de Lunel. » (Note 5)

À Lunel, l’Association des Troupes de Marine de l’Hérault raconte la cérémonie locale :
« Le 30 mai 1992, le Centenaire de sa mort était commémoré à Lunel, à l’initiative de Robert Bonnel, adjudant-chef de la Coloniale au cours d’une grande journée organisée par le Souvenir français et la Municipalité :
Défilé en ville au son de la musique de la CMD de Marseille avec quelques officiers de réserve en tenue militaire, une quarantaine de drapeaux avec à leur tête celui des anciens des Troupes de marine de l’Hérault, les élus municipaux, le député, des dizaines de descendants de la famille Ménard, de nombreux habitants venus en curieux : messe en l’église Notre-Dame-du-Lac où avait été baptisé le jeune François, dépôt de gerbes en présence d’un piquet d’honneur devant la statue du héros, discours... et comme il se doit, vin d’honneur en clôture à la salle des fêtes. »

Le Midi Libre du 30 août 2020 se souvient de cette manifestation :
« Le centenaire de la mort du capitaine François Ménard (1992) se fête avec bien plus de panache. Défilé en ville, messe en l’église Notre-Dame-du-Lac, cérémonie devant le statue et cortège au monument aux morts. Les organisateurs, vingt-trois comités du Souvenir français et la municipalité de Claude Barral font les choses en grand. Cela dans une forêt de drapeaux, en présence de nombreuses délégations d’anciens combattants, d’un piquet de l’École d’application de l’infanterie de la Délégation militaire départementale... »

En 2014, lorsque j’ai vu le monument à la gloire de Ménard, j’ai aussitôt pris une série de photos pour enrichir ma collection. Mais j’ai décidé d’utiliser pour ce récit, une carte postale de 1905 que mon ami de Lunel m’a prêtée. Elle témoigne en effet que l’on érigeait alors dans la moindre bourgade de France de coûteuses statues de bronze - financées par des souscriptions publiques- pour honorer des personnages contemporains jugés dignes d’intégrer ce Roman national que répandaient alors avec zèle les hussards noirs de la République. Elle montre aussi que l’utilisation de ces cartes postales de statues était d’un usage courant populaire pour marquer par courrier aux amis son passage dans un endroit que la statue représentait parfaitement...

À cette époque, les enfants des écoles participaient systématiquement à ces festivités d’inauguration ou de commémoration et ces « grands hommes » leur étaient proposés en exemple comme le rappellent les vers de mirliton cités ci-dessus du poète de Lunel lus à l’inauguration du monument : « Ce sera pour Lunel un vrai titre de gloire... de le présenter comme un exemple aux enfants... »

La « réclame » comme on appelait alors le marketing des entreprises le savait bien qui proposait à ces enfants de collectionner des vignettes à l’effigie des Grands hommes. Les bambins les collaient dans de petits album édités par les marques comme je l’ai fait moi-même à l’âge de 10 ans pour les vignettes du chocolat Rozan :

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Aujourd’hui un tel programme parental ou scolaire déchaînerait une émeute sur les réseaux sociaux.

Et jusque dans les années cinquante on fera miroiter aux jeunes le mirage de l’aventure en pays lointains, comme le montre cette affiche :

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Vingt ans après les cérémonies du centenaire, que reste-il du glorieux capitaine Ménard dans la mémoire des jeunes de Lunel ?

S’il n’est pas question encore de déboulonner Ménard, je note qu’on l’éloigne progressivement vers des lieux moins fréquentés.
À la fin des années quatre-vingt dix, on l’enlève de la Place de la Mairie bien que ce bâtiment soit devenu un musée et on. l’éloigne. En 2005 à nouveau on le démonte et on le remonte sur une place réservée au parking des voitures, non loin de sa maison natale. Un exil quasi symbolique d’un lieu public vers le cocon familial de sa maison qu’il avait quitté pour l’aventure et vers ce lieu d’oubli qu’est un parking... Pauvre capitaine ! Pourtant en 2009, aurait-on un remord ? C’est alors que l’on pose la plaque commémorative. Je préfère penser qu’il s’agit d’un geste amical de ses lointains descendants de l’Association des troupes de marine du l’Hérault.

Tout fout le camp ! s’exclamaient naguère les Gilets-jaunes, ce que le Père Behler, religieux du Saint-Esprit, mon éblouissant professeur de Français de Latin et d’Histoire dans les années cinquante au Séminaire Collège Sainte-Marie à la Martinique, traduisait ainsi :

Alia temporibus aliis modis !

François-Marie Legœuil 
le 1er juin 2022
 

NOTES pour aller plus loin :

( Note 1 - )
Pour approfondir le Salafisme à Lunel

Ou encore dans Le Point...

( Note 2 - )
Pour lire ou télécharger en PDF la Notice consacrée à Ménard sur le site de l’Association des Troupes de marine de l’Hérault

( Note 3 - )
Pour écouter le Tambour miniature, chanson fétiche des Troupes de marine

( Note 4 - )
Fiche sur le sculpteur Auguste Maillard

https://monumentsmorts.univ-lille.fr/auteur/2464/maillardauguste/

( Note 5 - )
Pour consulter la page Facebook des Forces françaises relative au capitaine Ménard, cliquez sur le lien

Pour consulter la page Facebook des Forces françaises sur le capitaine Ménard

Sur Binger, le 1er Gouverneur de la Côte d’Ivoire...