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Avignon, un S.D.F. au XVIIIe siècle :
c’est au n° 22 de la rue Pasteur

Avignon est sans conteste la patrie des SDF. Naguère, l’hiver les voyait prendre la route - ou plutôt le TGV - le Festival, ses foules et son soleil les ramenaient en juin. Aujourd’hui plus sédentaires, on les trouve à longueur d’année en petits groupes, rue de la République vers Monoprix et Mac Do, en plus grand nombre au carrefour République Bancasse. La rue Saint-Agricol, la rue de la Bonneterie et la rue des Fourbisseurs accueillent la variété des solitaires et musiciens.

Rue Pasteur, c’était jusqu’à récemment le domaine réservé de Rosemerta et de son squat pour « mineurs non accompagnés » pas toujours non accompagnés et pas toujours mineurs… Le squat a déménagé, la rue a désormais retrouvé son calme, mais il y reste toujours un drôle de SDF. C’est plutôt un chemineau comme disaient nos aïeux, dont la statue squatte la façade du 22 depuis bientôt 150 ans. La voici, vue du côté gauche... on aperçoit une gourde pendue à sa ceinture :
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Vue du côté droit, on distingue bien un chapeau tricorne cabossé :
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La statue est surmontée par deux charmants angelots joufflus qui s’embrassent :
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Ce personnage s’appelait Benoît Labre, de son vrai nom Benoît-Joseph Labre, un saint comme le précise le mascaron sous la statue : « ST B. J. LABRE PRIEZ POUR NOUS » et il vivait au XVIIIe siècle (1748-1787) :
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En lisant « L’Histoire de la canonisation du Bienheureux Benoît Labre » par l’Abbé Deramecourt, (Note 1) j’ai remarqué que cette statue était la copie conforme de la gravure figurant sur la page de garde de ce livre qui fut un succès de librairie en 1881 :
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La statue du XIXe le rend présentable : il a l’air bien comme il faut, débarbouillé et coiffé du matin, la barbe fraîchement taillée. En fait, c’était un pouilleux qui n’acceptait jamais d’argent, pas la moindre petite pièce, et qui ne mangeait que des restes de repas avant qu’on ne les jetât, et puis surtout, qui ne se lavait jamais et ne changeait jamais de vêtements ou plutôt de haillons…

Dans les descriptions de ses contemporains, il ne payait pas de mine avec ses 1,60m, ses cheveux roux en tignasse, son habit de novice cistercien rapiécé, sa barbe rare et jamais taillée, son chapelet autour du cou en guise de collier, ses chaussures éculées et éventrées, son tricorne percé, une gamelle cabossée pendant à sa ceinture et portant toutes ses richesses dans un baluchon : l’Évangile, l’Office Divin, L’Imitation de Jésus-Christ et la Règle de Saint-Benoît.

Notre statue de la rue Pasteur est en gros fidèle à la description, mais retravaillée par l’hagiographie en tout propre, en tout net : un vrai petit jeûne homme de bonne famille susceptible de figurer honorablement sur une façade bourgeoise.

Non pas que sa famille ait démérité : pas du tout ! Son père était un solide paysan de l’Artois, dur à la tâche et sa mère était mercière tout en élevant ses quatorze enfants. Pour ses parents, son frêle et délicat physique le destine aux études et à la prêtrise ; ils l’envoient chez son oncle le curé voisin pour son instruction de base. Il y réussit fort bien ; pourtant la vie y était très très austère. Ce curé vivait l’Évangile au pied de la lettre et distribuait tout aux indigents : on ne mangeait que ce qui restait. Le curé finit par distribuer aussi ses meubles. L’oncle et le neveu couchèrent alors par terre, puis la table et les chaises ayant disparu, ils creusèrent un trou en forme de banc dans la salle commune pour pouvoir s’asseoir. Benoît conserva toute sa vie ces habitudes plus qu’austères. Ses parents et son oncle le voulaient prêtre, mais lui se voulait moine. Il avait 19 ans.

Il alla donc se présenter à ses voisins Chartreux de Neuville, mais un incendie vient de détruire le logement des novices. On le raccompagne chez ses parents. Il gagne alors à pied, la Trappe de Soligny dans l’Orne : 400 km, à pied, sous une pluie battante de quinze jours...
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Il y arrive épuisé, on le ramène chez lui. Il repart pour les Chartreux. Le Prieur lui dit : « Allez, Dieu ne vous veut pas chez nous, suivez les inspirations de la Grâce. »

Alors il part chez les Cisterciens de Sept-Fons près de Moulins : 700 km à pied tout de même... Il y passa un an comme novice... L’Abbé lui expliqua que la vie monacale n’est pas un chemin pour lui et que Dieu l’attendait ailleurs... Le jeune homme le prend au mot, et prend le Grand chemin vers Rome : 1.148 km ! toujours à pied...

Sa vie était tracée : il ne quittera plus les grands chemins (Note 2) :
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c’était là sa vocation. Il parcourra l’Autriche, la Pologne, l’Allemagne, l’Espagne jusqu’à Compostelle et le Portugal en se présentant en disant seulement « je suis chrétien » et en mettant en pratique absolu sa phrase préférée : « lorsqu’il s’agit de la charité envers le prochain, il faut tout sacrifier. »

Il retournera onze fois à Lorette où il fit de courts séjours pour prier à la Santa Casa C’est là que le peintre Antonio Cavalucci, caché derrière un pilier de Lorette fixera pour la postérité l’admirable et serein visage de Benoît :
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Benoît fera aussi de fréquents séjours à Rome. Pour nos lecteurs Vauclusiens, signalons qu’il fit le pèlerinage de Saint-Gens. Après avoir restauré la chapelle Saint-Hilaire à Beaumes de Venise, le colonel et Mme Mestelan, ces infatigables pèlerins, eux aussi à pied, des milliers de kms à travers toute l’Europe, lui élevèrent tout récemment un petit oratoire à l’ermitage de Saint-Gens. Sur leur site Route de l’Europe Chrétienne - Oratoires de France, ils racontent le périple de Benoît Labre en Vaucluse, Avignon et Saint-Gens, que je vous laisse découvrir sur ce site (en Note 3) :
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Dans ces temps où les nouvelles circulaient si lentement, lorsque Benoît mourut d’épuisement à Rome en 1783 à 37 ans, il était tellement connu et admiré qu’il suffît de quelques heures pour que la rumeur se répandît que le petit saint français est mort que les cloches se mirent à carillonner et que la foule vînt visiter sa dépouille et découper ses haillons en guise de reliques. Le petit saint français venait de clôturer sa vie consacrée aux grands chemins parcourus en compagnie de ceux qu’il appelait « les sans beauté ni éclat, privés d’une aimable apparence, objet de mépris et rejet de l’humanité. »

Le « petit saint français » fut canonisé par Pie IX à Rome en 1881 et sa fête fixée au 16 avril. Cette grandiose cérémonie devant 40.000 personnes fut l’occasion de mesquines brimades de la part du gouvernement français. 1881, c’est le départ de la politique anticléricale de la IIIe république qui culminera en 1905, avec ses fermetures de couvents, ses fermetures d’écoles, ses bannissements illégaux de religieux. Rappelons que nous sommes alors sous le régime concordataire qui fut loin d’être toujours une sinécure pour les catholiques, contrairement à ce que l’on croit communément.

Paul Bert, député d’Auxerre, était alors Ministre de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts dans le ministère Gambetta. C’était un « bouffeur de curés », qui présidait un groupe d’amis francs-maçons qui se retrouvaient chaque Vendredi Saint -jour de jeune et d’abstinence, pour manger l’Andouillette au Beaujolais et chanter les couplets du petit père Béranger...

Paul Bert était très à cheval sur ses prérogatives pour appliquer le Concordat qui prévoyait par exemple que les évêques ne pouvaient franchir les limites de leur diocèse, quelle qu’en soit la raison, sans l’accord express du ministre. Lors de son départ pour la canonisation à Rome, l’évêque de Grenoble fait part à la Presse de ses démêlés avec le Ministre pour cette fameuse autorisation :

« Hier, j’ai reçu de Monsieur le Ministre une réponse... son excellence, en terme dont je ne me plains pas, me fait observer que je devais attendre pour partir, l’autorisation du chef de l’État. Il n’est pas inutile de dire que, depuis quelques années, des journaux, trop attentifs à mon endroit, m’ont dénoncé publiquement comme ayant quitté mon diocèse sans autorisation. Celui-ci m’avait vu dans la Drôme, celui-là à Lyon. Le ministre d’alors s’en était plaint à monsieur le Nonce Apostolique, qui m’en écrit, ne sachant que penser sur ces choses. Je répondis à Monseigneur, le Nonce qu’il m’est impossible de me rendre, soit à Vienne, soit à Villeurbanne, qui dépendent de mon diocèse de Grenoble, sans passer d’un côté par Lyon et de l’autre par la Drôme (qui sont dans un autre diocèse). Faudra-t-il vraiment faire intervenir le chef de l’État dans semblable affaire ? Non je ne le crois pas, je fais au gouvernement de la République française, l’honneur de croire qu’il a des idées moins singulières et un amour de la liberté moins dérisoire que les feuilles accusatrices dont j’ai parlé. Pour la loi elle-même et sa défense, je laisse à qui de droit d’en traiter. »

Le même ministre s’apprêtait à nommer (que le Pape ensuite confirmait ou pas conformément au Concordat) un nouvel évêque à Chartres : voici ce qu’en disent les Annales Catholiques du 24 décembre 1881 :
« Le grand âge de Monseigneur Regnault, évêque de Chartres, le contraignant à prendre sa retraite. Il va falloir pourvoir à cette nouvelle vacance. Un candidat qui appartient à la maison du Pape, Monsieur l’Abbé Barbier de Montaut, était agréé par Monsieur Paul Bert, ministre des Cultes, lorsqu’un long et important panégyrique du bienheureux Benoît Labre, publié dans le Monde le soir de sa canonisation, sous la signature de ce candidat, épiscopal, a, nous assure-t-on, compromis toutes ses chances aux yeux d’un ministre qui n’admet pas qu’un évêque du nouveau régime s’occupe de pareilles balivernes… »

À cette époque, le personnage de Benoît n’est déjà plus vraiment compris par tous. Car c’est l’époque où la bourgeoisie élève une barrière entre elle et ce qu’elle appelle désormais les classes dangereuses... c’est aussi le temps où les salles de bain se multiplient, où les médecins prônent l’hygiène, bref ce chemineau pouilleux ne semble plus devoir faire modèle et la Presse anticléricale se déchaîne sur ce thème. Voici ce que les Annales Catholiques disent de la Presse de l’époque sur cette canonisation : «  Dieu sait les blasphèmes qui sont tombés de ces plumes endiablées, les moqueries et les sarcasmes qui, chaque jour, s’en échappent encore ! Saint Labre est un fainéant, un pouilleux, un va-nu-pieds, et l’Église qui vient de le canoniser, et le Pape qui l’a fait monter sur nos autels et l’a donné en exemple aux chrétiens, ont essayé d’ériger en vertus de premier ordre la paresse, la malpropreté, l’esprit d’aventure disent tous les journaux républicains, les plus modérés comme les plus avancés, les plus intransigeants comme les plus opportunistes. » (Note 4)

Mais ce qui est le plus surprenant, c’est que le quotidien Libération que son gauchisme devrait conduire à magnifier notre pouilleux vagabond de Benoît au moins autant que nos migrants, vient de réaliser un dossier sur Benoît Labre qui reprend les arguments de la Presse de gauche des années 1880 et intitulé : « Qu’il est doux d’avoir des poux... Le saint clochard, le patron de la vermine... En 1881, lorsque l’Église canonise Benoît Joseph Labre –confirmant la tradition de saleté comme signe de sainteté... » : « Lavez-vous ! » devient le mot d’ordre des médecins, au grand dam des prêtres qui s’offusquent : se laver est dangereux pour la vertu. La baignoire incite à la mollesse. Elle pousse à la dépravation. C’est le début d’une longue dispute. Pour contrer les libres-penseurs, l’église érige « en modèle de chrétien Benoît Labre (1748-1783), l’homme qui ne se lave jamais ».

Surprenant, isn’t ? Allez donc jeter un coup d’oeil sur ce dossier de Libération que je vous offre en (Note 5)

En guise de conclusion, je me suis posé cette question : saint Benoît Labre a-t-il quelque chose à nous apprendre aujourd’hui, à nous qui jugeons et déboulonnons sans vergogne sûrs de notre bon droit et de notre vertu, ces personnages des temps passés que nous déclarons patriarcaux, blancs, pouilleux, bornés, racistes, religieux, superstitieux, voire fainéant comme ce Benoît qui cochait toutes ces cases... À nous, les vertueux du XXIe s., on ne la fait pas ! surtout si nous sommes des lecteurs assidus de Libération !

Peut-être pourrait-on lui reconnaitre au moins cette qualité, ce fameux lâchez prise, que les manuels de bien-être et de remise en forme nous prêchent sans se lasser : Benoît a mis des années à se débarrasser de son idée fixe, devenir moine... et n’a été libéré que quand il a lâché prise et compris que Dieu l’attendait en embuscade sur les grands chemins en compagnie de tout ce que ce XVIIIe siècle si raffiné pouvait sécréter de marginaux, d’errants et de va-nu-pieds... Il illustre parfaitement à mon avis les mots de saint Augustin : je cherchais Dieu pour le trouver et l’ayant trouvé je le cherche encore...

François-Marie Legœuil 
le 1er mars 2024
 

Note 1 - HISTOIRE DE LA CANONISATION DU BIENHEUREUX BENOÎT-JOSEPH LABRE par l’Abbé Deremecourt (1881) :https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64815094

Note 2 - Vie de Saint Benoît Labre, éditée par les Chemins de Benoît Labre.
Pour télécharger ce pdf, cliquez ici :

Note 3 - Oratoire de saint Benoît Labre à Saint-Gens :
http://route-europe-chretienne.fr/oratoire-en-lhonneur-de-saint-benoit-joseph-labre-sur-le-chemin-du-sanctuaire-st-gens-en-provence/

Note 4 - Extraits des ANNALES CATHOLIQUES année 1881 sur la Presse de l’époque :
Pour télécharger ce pdf, cliquez ici :

Note 5 - Dossier du Quotidien Libération sur B. Labre : Qu’il est doux d’avoir des poux :
https://www.liberation.fr/debats/2019/01/07/qu-il-est-doux-d-avoir-des-poux_1811258/