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Aigremont pendant la seconde guerre mondiale
Chroniques des années amères

Mon but n’est pas d’écrire l’Histoire de la guerre à Aigremont, ni même de réaliser une tranche d’histoire à l’échelon local. Plus simplement, j’ai cherché à faire revivre le climat qui pouvait régner pendant cette période dans un petit village - 180 habitants à l’époque. Pour cela, j’ai lu les livres, les brochures, les comptes-rendus écrits par des habitants de la région sur ces évènements. J’ai lu de façon systématique la presse des arrondissements de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye. J’ai lu, étudié et classé les archives de la mairie d’Aigremont. Enfin, j’ai interrogé des habitants du village qui avaient vécu à Aigremont pendant la guerre. J’ai effectué ce travail dans les années 80 : beaucoup sont morts aujourd’hui. Je n’ai pas cherché à corriger leurs souvenirs, qui vous le verrez, se contredisent parfois. De toute cette documentation, se dégage une atmosphère très prenante, une impression qu’on ne retrouve pas en général dans des travaux plus ambitieux. À Aigremont, comme partout en France, les habitants ont vécu la mobilisation, l’exode, les difficultés de ravitaillement. Quelques-uns ont connu aussi les prises d’otages, le STO, les camps de prisonniers. Très peu sont morts de faits directement liés à la guerre, mais tous en ont beaucoup souffert. Ici, l’épopée de Londres, la France libre, les maquis, le débarquement, la reconquête du territoire, on les a en général vécu uniquement par ouï-dire, du moins dans les témoignages que j’ai recueillis. Mais c’est cela aussi l’Histoire, et c’est du reste la manière dont une grande partie de la population française a traversé cette période.

CHAPITRE I : Aigremont 1939 – 1940
La Drôle de Guerre

Jeudi 5 janvier 1939 : À Saint-Germain-en-Laye, le cinéma Le Royal (12bis rue Danès) joue Quai des Brumes, tandis que le Majestic (1, rue de Pologne) fait relâche.

Jeudi 12 janvier 1939 : « Le Petit Réveil de Saint-Germain » (journal républicain des cantons de Saint-Germain-en-Laye, Maisons-Laffitte, Poissy Marly-le-Roi, paraissant tous les jeudis, prix trente centimes, rédaction 1, Place du Château) annonce en page 4 que « le nouveau plan de défense passive de Saint-Germain vient d’être déposé en mairie » et invite les habitants à le consulter. Mais le grand titre de la première page, c’est le futur lycée : « Saint-Germain aura son lycée de garçons dans les propriétés du maharadjah à Hennemont ». Les vingt-deux hectares auront coûté 5 000 000 (actuellement en 2014, c’est devenu le lycée international de Saint-Germain). Et le ministre de l’Éducation Jean Zay visite l’acquisition : « le ministre qui était un homme de goût, ne put s’empêcher de sourire en pénétrant dans ce château dont, il faut bien le dire, la décoration intérieure, conçue pour plaire à un nouveau riche inculte, son constructeur d’avant-guerre (N.D.L.R. celle de 1914), est aussi laide qu’absurde. »
En page six, une publicité militaire attire l’œil : « la défense du pays exige une armée moderne et puissante voit-on sur les affiches de l’emprunt. Elle exige aussi que les sous-officiers, brigadiers et caporaux de réserve connaissent leur métier. L’équipement d’une armée moderne est en perpétuelle évolution. C’est pourquoi, en temps de paix, les gradés de réserve doivent se tenir au courant des questions de leurs armes. Donc, vous devez suivre les cours de votre école de perfectionnement. S’adresser pour toutes les armes : au quartier Gramont à Saint-Germain, au bureau militaire de la mairie, aux brigades de gendarmerie, etc. »

Dimanche 12 février 1939 : Sous le titre « Les dangers de la guerre aérienne », Le Petit Réveil nous apprend que : « dernièrement, des expériences de défense passive auront lieu dans plusieurs secteurs de la capitale, notamment à la Gare d’Austerlitz, où un essai d’évacuation de 200 personnes donna des résultats satisfaisants… »

Vendredi17 février 1939 : Tous les journaux publient l’avis d’expropriation des terrains situés à Orgeval pour permettre de poursuivre la construction de l’autoroute de l’Ouest. (N.D.L.R. Le tronçon du tunnel de Saint-Cloud était déjà terminé).

Jeudi 23 février 1939 : Le cinéma Olympia de Saint-Germain donne un « Documentaire formidable : Sommes-nous défendus ? » qui précède le grand film « L’étrange M. Victor » avec Raimu.

Dimanche 5 mars 1939 : « Le Petit Réveil » avec le titre « Être prêt » a interviewé le général en retraite Vaugrenant sur ce que « la mairie de Saint-Germain a réalisé sous sa haute direction, contre le danger agrochimique… Le plan conçu par le grand soldat pourrait être cité en exemple dans beaucoup de villes. » Mais le journal ajoute aussitôt qu’il y a très peu de crédit pour le mettre en œuvre. Ce plan est publié le 9 avril avec une carte explicative.

Vendredi 24 mars 1939 : On donne à Poissy une conférence sur « le danger aérien »

1er avril 1939 : Les mairies de Chatou et de Conflans-Sainte-Honorine annoncent qu’elles procéderont désormais chaque jeudi à midi à des essais de sirènes et de tocsin.

14 avril 1939 : À Aigremont, le maire René Meslé précise pour la préfecture, dans une note manuscrite dont j’ai lu la copie, les mesures qu’il a prises pour organiser le village dans le cadre de la « Zone de refuge provisoire numéro six de défense passive :
1°) la commune d’Aigremont doit recevoir de la troupe de DCA. L’effectif de 150 hommes étant susceptible d’être doublé, en conséquence elle ne pourra recevoir qu’un maximum de 150 à 175 réfugiés.
2°) les cantonnements sont approvisionnés en eau.
3°) il n’y a pas de paille, aucune ferme n’existant sur la commune.
4°) la commune dispose de dix chambres avec lits complets, pas de couverture supplémentaire.
5°) quatre pièces chez les particuliers peuvent être aménagées en cuisine.
6°) Une maison inhabitée peut être transformée en infirmerie, mais nous n’avons ni produits pharmaceutiques ni boîtes à pansements.
7°) une pièce dans les locaux de la mairie peut-être réservée pour faire un dépôt de vivres de conserve.
8°) toutes les voitures ont été réquisitionnées par l’armée : en septembre dernier la préfecture avait mis à ma disposition une voiture automobile et une camionnette de 1.000 kilos d’un ancien modèle. Il existe sur la commune deux conducteurs avec leur permis de conduire.
9°) 6 requis civils dégagés des obligations militaires. En plus, M. Dalifard Lucien, deuxième adjoint au maire, est chargé de l’installation des cantonnements. M. Chabrol Francisque, conseiller municipal, est chargé de la répartition des vivres.
10°) en cas de mobilisation du maire, celui-ci sera remplacé par M. Marbouty Edmond qui est mon premier adjoint. »


15 avril 1939 : L’heure d’été prend effet dans la nuit du samedi quinze au dimanche 16 avril.

20 avril 1939 : La presse annonce que « la ville de Croissy prend ses dispositions et pourrait accueillir éventuellement 1.000 immigrants de passage, dont 200 malades… Des stocks de vivre vont être constitués, des masques à gaz commandés et des tranchées creusées dans des endroits sélectionnés. Gouverner c’est prévoir ! » Affirme le journal.

6 mai 1939 : « Les Échos, Organe de concorde républicaine et d’action sociale de Rueil-Malmaison, Saint-Germain, et de la région » (journal de droite anticommuniste) annoncent que le « concours de la route fleurie entre Paris, Deauville, Trouville et Cabourg est remis au printemps 1940, à cause de la guerre… »

18 mai 1939 : Le Petit Réveil publie un article de Mlle Leusseure, professeur de coupe au Vésinet, intitulé « Peut-on fabriquer soi-même un masque à gaz ? » Et le journal publie le dessin du patron « à découper dans du tissu imperméable non caoutchouteux ».
À la rubrique nécrologie : « nous apprenons avec peine à la mort de Mme veuve Louis Meslé, née Juliette Blouin, mère de notre ami René Meslé, maire d’Aigremont, décédée dans sa soixante-troisième année. Les obsèques ont eu lieu samedi 17 mai à Aigremont. »

Juin 1939 : La mairie d’Aigremont reçoit des affichettes distribuées à la population et intitulées : « Notice relative à la construction de tranchées provisoires complémentaires ».

Juillet 1939 : À 10 heures, le Tour de France, parti du Vésinet, passe sur la place du château de Saint-Germain-en-Laye.

Août 1939 : Des tranchées sont creusées à Saint-Germain-en-Laye pour protéger la gare de Grande-Ceinture. La fête d’août de Poissy « est célébrée comme d’habitude. Le dimanche 6 : championnat des débrouillards, dimanche 13 : concert de la Lyre de Poissy, mardi 15 : course au trésor, course en sac, jeu du casse-pot, concours de grimaces. »

Samedi 26 août 1939 : Pour la saint Fiacre, patron des arboriculteurs, un dîner de 125 couverts est donné à l’hôtel du Grand Cerf à Saint-Germain-en-Laye avec notamment pour Aigremont : M. Varillon, Henri Laporte, M. et Mme Henri Maillaut.

Mardi 29 août 1939 : « Les Nouvelles de Versailles et de Seine-et-Oise (paraissant tous les mardis, cinquante quatre centimes) » publient la déclaration du général Sutterlin, adjoint au maire pour la défense passive : « La ville de Versailles va recevoir un premier contingent, d’ailleurs très réduit, de masques de protection contre les gaz toxiques, destinés à la population civile… Ce premier lot sera réparti par priorité entre les personnes maintenues à Versailles comme concourant au service public ».
Le journal annonce qu’« hier, la voirie a mis en chantier le creusement des tranchées de circonstance, en attendant leur transformation en tranchées permanentes… Dimanche a été entrepris l’étaiement des caves figurant dans les projets approuvés par les autorités ».

1er septembre 1939 : Le télégramme numéro 5292 du préfet, arrive à la mairie d’Aigremont : « Adresse à partir de ce soir : éclairage public tout éteint. Éclairage de guerre étant réalisée sur tension. Même mesure pour devantures des magasins et les bureaux en permanence éteints, si besoin. Signé le préfet de Seine-et-Oise. »

2 septembre 1939 : Mobilisation générale. La nouvelle est annoncée en France et en Grande-Bretagne.

3 septembre 1939 : La France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne et les soldats français rejoignent leur cantonnement.

Odette Leliégard (trente ans à l’époque) se souvient : « La déclaration de guerre, on en parlait longtemps à l’avance. J’ai appris ça par les affiches à la Mairie, et puis il y en avait déjà qui avaient des postes de radio. Je n’avais personne de ma famille qui partait : mon mari avec les cinq gosses, il ne partait pas. On avait déjà à Aigremont les soldats de la DCA dans le Fonds de Martinval. Ils étaient venus en 1938, ils étaient repartis, puis ils étaient revenus en 1939. »

Récit de la mobilisation de Théo Le Ruyer, ouvrier agricole à Aigremont : « On était à Saint-Germain-en-Laye en train de biner et il y en a un, en passant, qui nous dit que c’était déclaré. Eh ben, on a quitté la binette et comme il y avait un bistrot à côté, on a été boire un canon. Après, on a vu des affiches sur le mur de la mairie. Le lendemain, il y avait beaucoup de monde qui les regardait. Moi je suis parti le lendemain, à Sens, par le train de Poissy : M. Dubreuil nous avait emmenés en camionnette jusqu’à Beauregard. On est arrivé vers cinq heures. On a fait un tour dans Sens et on en a trouvé d’autres qui étaient là. On n’est pas entré à la caserne tout de suite : on a fait la fête. C’était le 89e, “le Régiment du Royal Suédois”. Déjà en 38, ça avait commencé un peu. J’étais le seul d’Aigremont dans mon régiment. On n’était que deux Bretons dans ce régiment-là : un nommé Lalanne… On est parti le surlendemain. On est monté dans le train, on ne savait où on allait. On est descendu jusqu’à Nevers. On a dit : “ça y est, on va sur la frontière italienne.” Dans la nuit après, on a dormi. Puis à Épinal on a dit : “non c’est pas la frontière italienne, on remonte là-haut”. On est descendu à la gare de Mutzich. Dans la nuit, on est parti à Obernai où on a passé une nuit. Puis, on est parti dans un petit coin à côté du mont Saint-Odile. Après, on a traîné un peu partout. On est monté sur les bords du Rhin où on est resté une quinzaine de jours. On était bien. On voyait juste un avion allemand qui tournait autour de nous : c’était le Rhin ! Puis nous, on était à plat ventre, comme ça, sur les bords du Rhin à regarder les Allemands. Ils avaient des casemates tout le long du Rhin. Après on est parti de là, on a été huit jours à Reichoffen. On a vu le monument des cuirassiés de soixante-dix. Après on est monté tout le long de la Meuse et on n’a plus bougé de là. »

4 septembre 1939 : La 31e brigade du 407e régiment de DCA, 169e batterie, arrive à Aigremont et cantonne à deux endroits : Dans le creux de Martinval, entre Aigremont et Chambourcy. Deux tentes abritent les soldats. Une ligne téléphonique leur est réservée. Les matériels d’écoute et de détection des avions sont installés la. Georges Meslé, se souvient : empruntant la route pour aller au catéchisme à Chambourcy il s’arrêtait pour discuter avec les soldats. Après l’autoroute, à la ferme du Poux, sur une portion de territoire appartenant à Aigremont, sont installées les batteries et les tentes des servants. La troupe occupe également le fortin situé à droite de la mare de la ferme et qui avait été construit en 1914.

Du 4 au 8 septembre 1939 : La batterie d’Aigremont réquisitionne des petits matériels pour organiser ses cantonnements et les bons de réquisition, signés par les lieutenants Déplante et Coste seront payés en 1940 par l’administration de l’État français pétainiste. On annonce la réquisition générale des chevaux et des camions.

Récit de Georges Meslé, enfant à cette époque, et fils du maire : « L’armée française a réquisitionné en 1939, à peu près tous les moyens de travail des paysans, c’est-à-dire leurs chevaux et leurs camionnettes. Il a fallu reconstituer l’outil de travail en achetant des chevaux “entiers”, puisque l’armée ne prenait que les chevaux “hongres”. Tout le monde a fabriqué les camionnettes en partant des voitures de tourisme pour pouvoir de nouveau livrer aux Halles de Paris. Vous auriez vu ça dans le pays : toutes les camionnettes étaient des Hotchkiss. » Émile Marbouty livrera sa moto Terrot le deuxième jour de la mobilisation.

4 septembre : le conseil municipal d’Aigremont vote un crédit de 500 fr. pour les dépenses de défense passive.

5 septembre 1939, la mairie de Versailles communique : « 5.000 masques à gaz seulement vont être distribués. Manière de respirer sous le casque : il est recommandé de ne pas s’affoler dès que l’on porte un masque, mais de respirer au rythme de la respiration normale ».
Le même jour, le cinéma l’Alhambra joue : « La fin de Zorro » et « Les lumières de Paris ». Le cinéma le Cyrano : « Un port », le cinéma le Kursaal : « La bataille de l’or » et « L’énigmatique M. Moto », Le Palace : « Retour à l’aube ». Le journal publie la liste de la distribution des prix du lycée Hoche, en même temps que « Les mesures de répression du pillage en temps de guerre. »

Samedi 9 septembre 1939 : « Dans la cour de l’hôtel de ville de Versailles, c’est le départ de 200 enfants vers des régions moins exposées… À sept heures, le signal de départ était donné : des autocars emmenant les enfants… vers Rambouillet où ils séjourneront avant de recevoir une destination vers l’Allier et L’Hérault. »

Fin septembre 1939 : Une « Note du service de la main-d’œuvre scolaire du ministère de l’Agriculture demande que les élèves de l’école d’Aigremont ramassent les châtaignes dans la forêt pour permettre la fabrication de la poudre. »

26 septembre 1939 : « Logement et cantonnement des troupes : le maire de Versailles rappelle que le logement des officiers ouvre droit à une indemnité de trois francs par lit d’officiers, et d’un franc par lit de sous-officiers et d’homme de troupe ».

J’ai retrouvé le brouillon d’une lettre écrite par le maire au préfet :
« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les difficultés qui se renouvellent chaque jour pour le transport aux Halles de Paris des légumes et des fruits, par suite de la réquisition des camions. Dans les quinze premiers jours la mobilisation, une grande partie de la récolte était perdue faute de pouvoir être transportée. À la suite de mon intervention auprès de M. le commandant d’armes de Saint-Germain-en-Laye et grâce à son empressement à mettre un camion militaire à notre disposition, nous avons pu transporter une partie de nos produits, mais le matériel dont nous disposons est encore très insuffisant… »

3 octobre 1939 : Le journal Les Nouvelles de Versailles et de Seine-et-Oise, modifie son titre qui devient : « Les Nouvelles de Versailles, bulletin municipal pendant la durée des hostilités ». À Versailles, l’armée achète des couvertures à la population et paye quatre-vingts francs pour les couvertures de 120 x180 et 160 fr. pour celle de 140x180.

Le 17 octobre, la pénurie de papier oblige le journal à diminuer son format de moitié.

Octobre 1939. Première lettre des soldats à leur famille :

Charles Aubrun, mobilisé, écrit à son ami René Meslé, Maire d’Aigremont :
« Mon vieux René,
Ici, la vie est toujours monotone, et à quand la fin ? Enfin, j’espère bientôt être des vôtres. Voici l’adresse du pitaine : capitaine Grivot, commandant la 2e compagnie du 215e à Saint-Ouen-l’Aumône. Je te quitte en t’en serrant cinq.
Ton vieux pote, Charles Aubrun au 215 RR 2e Cie 3e section, Route de Montmorency, Damon (S. et O.) »


Gabriel (… ?), mobilisé, écrit à René Meslé :
« Je viens de recevoir ta lettre du 15, je vois que tu n’as pas perdu de temps, les amis restent les amis. Je te remercie. Malheureusement, je dois te dire que les choses se compliquent et on nous a annoncé samedi que les “Perms” agricoles sont supprimées dans la zone des armées. Alors, il nous faut attendre, mais ce n’est peut-être que provisoire. Mes copains sont avec moi. Nous buvons de la bibine. Le pinard est rare et vaut sept francs le litre. Ce n’est pas la vie de château. Mais j’espère résister quand même. Je te quitte ma vieille branche, en espérant beaucoup sur le résultat de tes démarches et en te disant à bientôt et j’espère que tu feras connaissance avec mes nouveaux “poteaux” au cours d’une dégustation de portugaises.
Avec mes remerciements anticipés, une cordiale poignée de main,
Gabriel (…) 221e RT 4e s. 15e Cie 3e Bataillon, Sion S.P. N° 52 »

(René Meslé, le maire d’Aigremont, était à la même époque sergent au 5e Génie à Plaisance dans le Gers.)

9 décembre 1939 : Le conseil municipal aigrement décide « l’envoi de colis aux soldats de la commune à l’occasion des fêtes de Noël, ainsi que l’achat de laine pour la confection, par les enfants de l’école, de cache-nez destinés aux soldats d’Aigremont ». Ces mesures seront mises en œuvre par une commission composée de MM. Dalifard, Marbouty et Laporte.

6 janvier 1940 : À onze heures du matin, le télégramme suivant arriva la mairie : « en exécution de décisions intendance militaire, ordre de réquisitionner, foin regain et paille vous est donné. »

Mardi 23 janvier 1940 : le froid est si vif, que l’on patine sur la pièce d’eau des Suisses à Versailles.

20 février, Versailles : « Georges Truffaut fait don à la ville de Versailles de 2.000 oignons de tulipe. Le maire a pensé qu’il y avait lieu de placer des fleurs dans les tranchées et les abris établis devant l’hôtel de ville et que ce serait là une excellente occasion de masquer les horribles tas de terre par une jolie décoration florale. »
Cette réclame paraît dans tous les journaux : « Donnez votre ferraille nous en ferons des armes ! »

Jeudi 27 février : Les Nouvelles de Versailles : « Le lieutenant commandant la 144e batterie de DCA (établie à Rocquencourt) convie les officiers des environs et leurs hommes disponibles, à l’inauguration du foyer du fort de Bois-d’Arcy. Au programme : la délicieuse Irène Hilda, la voix splendide de Bertot, de l’Opéra, le talent si souvent vanté de Charlotte Lysès ».

5 mars 1940 : L’Alhambra de Versailles Hall « la Bête humaine » de Jean Renoir, avec Jean Gabin.

19 mars 1940 : C’est l’inauguration du pont de Saint-Cloud, qui donne accès à l’autoroute de l’Ouest.
On annonce que les cartes d’alimentation entreront en vigueur dans la nuit du mardi 2 au mercredi 3 avril 1940.

9 avril 1940. Les Nouvelles de Versailles publient la photo de la tour tronquée du désert de Retz, avec cet article : « Samedi six, malgré la guerre, la France pense à ces richesses naturelles, à ses beautés, à son avenir touristique. C’est ainsi que le Journal Officiel vient de publier une série de monuments historiques classés en 1939. Pour l’arrondissement de Versailles, figure, dans la forêt de Marly, le pavillon chinois du désert de Retz, le temple de Pan, la Pyramide, la Porte donnant sur la forêt de Marly. On sait que cet ensemble se trouve non loin de la nouvelle autoroute en cours d’achèvement et que cette autoroute en facilitera la visite ».

9 avril 1940 : Le conseil municipal de Versailles procède à l’élection des membres de la commission du prix de vertu pour l’année 1940.

15 mai 1940. Des masques à gaz sont remis par la mairie aux maraîchers d’Aigremont qui vont aux halles de Paris, c’est-à-dire : Laporte Adrien, Haloche Gilbert, Juignet Irénée, Meslé René, recevant la totalité des tailles ordinaires, tandis que Mesdames René Meslé et Camille Louvet et MM. Meslé Jean et Marbouty Edmond reçoivent des petites tailles.

De fin mai à fin juin 1940, de nombreuses troupes françaises vont stationner
à Aigremont et Chambourcy. Tout d’abord, les Chasseurs Alpins et la DCA.

Le 3 juin 1940, arrive à Aigremont et à Chambourcy et à Aigremont le 49e Bataillon de chasseurs alpins. Rappelez-vous qu’il il y avait déjà une batterie DCA installée à Aigremont depuis septembre 1939 D’après Georges Meslé, ce régiment de Chasseurs Alpins était entièrement motorisé de neuf, avec des canons antichars, et revenait de Narvik (expédition de Norvège). Les soldats resteront quelques jours et repartiront vers Reims le 4 ou 5 juin à pied, car leur matériel automobile leur avait été enlevé.

Récit de Mme Sergent qui était alors enfant : « Il y a lui eu à ce moment-là, des Chasseurs alpins du 49e qui ont bivouaqué à Aigremont pendant quelques jours. Il y avait plein la maison. Il y avait des officiers dans les chambres, des soldats qui venaient chercher de l’eau et des tas de choses tout le temps : évidemment, ils étaient perdus dans le pays. Quand ils sont partis, on n’a jamais plus eu de nouvelles… ils nous avaient dit qu’ils nous écriraient… »

Récit d’Odette Leliégard déjà citée : « Quand on est parti en exode, il y avait des soldats français chez moi. Ils logeaient sous le hangar dans la cour. On avait voulu les mettre dans l’écurie, mais on nous a dit qu’il ne fallait pas qu’ils soient là. Il y avait des canons, un canon en bas de la sente qui monte au bois et un autre beaucoup plus haut. » Certains de ces hommes ont laissé leurs noms gravés dans la petite porte de la villa des Aulnes. Avant la destruction de cette porte en 1985, j’avais photographié un graffiti : « Puech » à côté d’un cœur gravé.

Dans son livre « Les Décombres », l’écrivain Lucien Rebatet
décrit longuement tous ces cantonnements :

Lors de l’arrivée de ces Chasseurs Alpins dans les tous premiers jours de juin, les lieux grouillaient déjà des soldats de la 107e compagnie du Deuxième Centre d’Organisation Automobile de l’Armée - le C.OR.A2, dont le quartier général était à Poissy. L’écrivain Lucien Rebatet, dans son livre « Les Décombres » qu’il écrivit après la guerre, a longuement évoqué les semaines qu’il a passées à Chambourcy et Aigremont en tant que « tringlot » de la 107e. Je vais donc citer longuement ce livre car il décrit la vie dans nos deux villages de tous ces soldats qui attendent avec un matériel dernier cri et flambant neuf de monter enfin en ligne et qui se replieront honteusement sans avoir jamais combattu, dans ce qui fut en fait la débâcle. Je signale que Rebatet fut condamné à mort à la Libération pour antisémitisme, puis gracié. Ma longue citation sera amputé des passages violemment antisémites :

« Notre randonnée est fort longue dans le temps, mais brève dans l’espace. Après trois heures d’extraordinaires lacets, nous arrivons au-dessus de Saint-Germain, à Poissy, où siège notre nouvelle unité. Nous apprenons qu’elle se nomme le C.OR.A2, soit le 2e centre d’organisation automobile de l’armée. On nous dirige aussitôt sur la compagnie qui nous attend, la 107e, qui loge à trois kilomètres, à Chambourcy, (Aigremont et Chambourcy sont deux petits villages contigus) un petit village très banal de maraîchers, à flanc de coteau, au milieu des vergers et des potagers. En sortant de la banlieue immédiate de Paris, on a quitté le pays civil. L’armée règne en maîtresse. On sent la troublante proximité de la guerre. On s’aperçoit tout à coup que l’arrière front est à vingt kilomètres de la place de l’Opéra. Chambourcy, fourmillant déjà des tringlots de la 107e, vient d’être envahi, dans le soir qui tombe, par une horde de Chasseurs alpins. J’entends autour de moi tous les accents du Sud-Est. J’aborde un gars joyeux qui est de la Drôme. Il arrive de Norvège avec son bataillon. Plus exactement, il est allé jusqu’en vue des côtes. Là, les bateaux ont fait demi-tour. Ils sont retournés en Écosse : « Ah ! Mon gars, tu parles d’une réception ! Des fleurs, des tonneaux de whisky, toutes les femmes après nous. On a défilé avec les cors. Ils en rotaient. Ah ! Quelle bringue ! Et tout à l’œil. Ça, je ne reverrai jamais un triomphe pareil. » Il vaut mieux ne pas sourire de cette apothéose couronnant une aussi lamentable équipée. Cette odyssée, cet enthousiasme, les « Scotch girls », cela fait pour ces garçons une énorme victoire. Ils sont excités au plus haut point, les Provençaux surtout, naïvement fiers d’être ceux de la plus longue retraite, convaincus d’être invulnérables puisqu’ils arrivent sans dommage de si loin. « On monte en ligne cette nuit. Il paraît qu’on va dans le secteur de l’Oise. Alors, tu comprends, on veut rigoler un peu. »
Demain soir, ils seront sous le feu, au milieu de cette bataille inconnue qui depuis trois semaines a fait de si terrifiants ravages. Mais ils chantent, gambadent, envahissent les cafés, font un colossal et joyeux raffut, comme sous les platanes d’une vogue du midi. Mon cantonnement est le « Tbis » dans le grenier à foin d’une petite ferme. D’instinct, comme déjà dans les autobus, nous nous sommes groupés d’après nos têtes. Nous avons laissé entre eux les mirliflores les plus musqués. Notre escouade compte avec moi trois anciens fantassins qui donnent incontinent le ton. Pour tous les autres, c’est sans doute la première fois depuis neuf mois qu’ils couchent hors de leur lit. Cependant, ils ont déjà l’air de troupiers. Ils se préparent philosophiquement à deux années de guerre. Dieu merci, je n’aurai pas à subir les moues et les délicatesses de freluquets en uniforme.
Une partie de notre bande loge au fond de la cour, dans une sorte de poulailler plus ou moins désaffecté. À travers un grillage qui ferme le fond, deux gaillards ont aussitôt déclaré leur flamme aux deux filles de la maison voisine. La plus jeune, dix-neuf ans à peine, déjà mariée, est très appétissante. Elles écoutent de la meilleure grâce les Roméo en calot qui brûlent les étapes audacieusement. Il est vrai qu’ils sont cloîtrés. Seul, l’avocat m’embête. Je me demande pourquoi il nous a suivis. Il est désigné pour le poulailler. Il y pénètre, la mine inquiète et offensée, soulevant du bout de l’ongle une toile d’araignée, garant sa magnifique vareuse des murs poudreux. Il ressort presque aussitôt, la main devant les narines, la voix défaillante :
« - Seigneur ! Mais c’est infâme ! Quelle odeur ! Et il faut s’étendre par terre ? Ah ! mon Dieu ! jamais, non jamais je ne pourrai coucher là-dedans. » Va-t-il nous casser longtemps les pieds avec ses grands airs, celui-là ? En notre qualité de derniers arrivants, nous prenions la garde le lendemain dès midi pour vingt-quatre heures, garde montée avec un luxe de sentinelles et de consignes digne des avant-postes. Pendant la faction, baïonnette au canon, devant, la maison de notre état-major, j’essayai de m’initier aux moeurs du C.OR.A2. On voyait passer et repasser à tout instant un personnage de trente-cinq à trente-six ans, nanti d’un simple galon de maréchal des logis, mais qui, à sa mine d’autorité, à l’énorme volume d’air qu’il déplaçait autour de lui, devait être considérable.
« - Tu ne le connais pas encore, celui-là, me dit un poilu. C’est Loewenstein (entendez : Lovainstène), une jolie vache. Paraîtrait que c’est un neveu du banquier. »
Loewenstein… l’œil pâle et trouble, des cheveux noirs calamistrés, outrageusement longs et épais sous un képi trop haut et trop bahuté, une affectation presque caricaturale du chic « cavalier », avec une cravache de chasse douteuse et des bottes vernies aux talons éculés, un mélange de sous-off prétentieux et de barbeau de sous-préfecture qui se flatte d’élégance tout en restant mal lavé. Je vis bientôt apparaître aussi notre chef, le capitaine L..., que l’on donnait pour un important bijoutier dans le civil, grand, massif, avec un mufle rogue et noiraud, qui ne pouvait être que celui d’une brute suffisante. Le capitaine L... devait tenir du reste à nous le prouver sur l’heure. Trois ouvrières en cheveux venaient de sortir d’une maison voisine et se dirigeaient vers le bout du village. L... barrait la route, omnipotent, les bottes écartées, les mains derrière le dos agaçant la cravache, la fine de son déjeuner aux joues. Les femmes passèrent à côté de lui. Elles avaient fait dix mètres à peine qu’il aboya :
« - Brigadier, vérifiez l’identité de ces trois-là.
Les ouvrières s’étaient arrêtées interdites :
- Mais on est du pays ! on habite à vingt pas. On va à notre travail, à cinq minutes d’ici. » L’une d’elles était polonaise, et parlait un français un peu hésitant. L... fit siffler un petit coup de cravache : -
« - Allez ! Deux hommes en armes ! foutez-moi tout ça dedans, illico. » La Polonaise roulait des yeux effarés. Mais l’une de ses camarades, tout à fait Française celle-là, une grosse rouquine visiblement forte en gueule, se défendait avec vigueur :
« - Nos trois hommes sont mobilisés. Alors, pendant qu’ils sont en train de se faire crever la paillasse, est-ce qu’on n’a même plus le droit d’aller gagner son pauvre bifteck ? »
La cravache de L... siffla de nouveau :
« - Allez ! Allez ! Au bloc, et en vitesse. »
Il s’éloigna très fier de lui, trop épais pour sentir dans son dos la haine qui chargeait les regards de vingt hommes. Mais il put entendre la voix de la rouquine, qui se débattait derrière le poste parmi les gradés :
« - Si c’est comme ça qu’on fait la guerre, je comprends pourquoi on n’a pas arrêté les Boches. »
Vers onze heures du soir, nous nous assoupissions tant bien que mal dans le poste, une masure abandonnée, fétide et encombrée de nos corps. Un brusque jet de lumière nous fit sursauter. Une voix dramatique commandait :
« - Six hommes en armes. Vite ! vite ! Les six premiers. C’est urgent. » Je reconnus le maréchal des logis Loewenstein, une lampe électrique à la main gauche, un pistolet à la droite. Nous empoignâmes nos lebels dans un grand fracas. Lotwenstein commanda :
« - Derrière moi, un par un, au pas gymnastique. »
Au bout de deux cents mètres, nous fîmes halte devant une maison.
« - Chargez vos fusils, souffla Loewenstein. Et maintenant, doucement. Pas de bruit. Et surtout du sang-froid ! C’en est un. C’est la deuxième nuit que je le surveille. Je l’ai bien repéré à sa lampe. Ce coup-là, nous le tenons. En avant ! »
Nous nous engageâmes sur la pointe des godillots dans un petit sentier descendant, Loewenstein admirablement romantique, genoux infléchis, cou tendu, le doigt sur la détente. J’admirais le magnifique enchaînement de circonstances qui amenait un avocat, un honnête homme de plume et quatre pères de famille rassis à jouer aux Indiens comanches derrière un énergumène juif, en pleine nuit, à cinq cents pas de la route de Quarante-Sous. De hautes orties garnissaient les fossés du chemin.
« - Piquez là-dedans avec votre baïonnette, murmura Loewenstein. Il est passé par là. Il s’est peut-être caché dans le fossé. »
En nous escrimant avec des « rrân » féroces, nous arrivâmes bientôt à la porte d’un verger clos de murs où conduisait le chemin.
« - Nous y sommes, fit Loewenstein solennellement. Il est là, il n’a pas pu aller plus loin. Il est armé, mais ne vous affolez pas. Ne tirez pas les premiers. Tâchons de l’avoir vivant. Vous, et vous, sautez le mur.
- Mais, chef, il serait peut-être plus simple d’entrer par la porte.
- Bien. Passez les premiers. »
On ouvrit la porte d’un coup de pied. Nous étions devant un petit champ de poiriers. Il a dû se terrer au fond, décide Loewenstein. Que chacun prenne une rangée de poiriers et la remonte. Je suis derrière pour vous éclairer avec ma lampe. J’aurais donné un mois de tabac pour que nous pussions tomber sur un couple mal reculotté ou avec plus de chance encore, sur le garde champêtre. Je n’ai pas besoin de dire que si un lascar muni d’une pétoire quelconque avait pris la fantaisie de nous tirer dessus, avec la lampe et la remarquable stratégie de M. Loewenstein, il nous eût descendus comme à la cible. Pour l’instant, c’était moi surtout que dévorait l’envie de brûler sans crier gare mes cartouches, de simuler une chasse à l’homme, de révolutionner Chambourcy et sa garnison comme Ambert dans Les Copains. Nous avions atteint le fond du champ bredouille. Le maréchal des logis Loewenstein semblait aussi décontenancé que s’il n’eût plus trouvé l’obélisque au milieu de la Concorde.
« - Je n’y comprends rien, fit-il d’un ton navré. C’est un espion. Il fait des signaux en code. Il s’est pourtant réfugié là. Enfin, allez vous coucher. Je veillerai seul. Je finirai bien par l’avoir. »

Fin du récit de Rebatet

Cette histoire d’espion, je l’ai entendu raconter à plusieurs reprises par des habitants d’Aigremont : elle fait partie de l’histoire orale locale.

5 juin 1940. La guerre est maintenant aux portes de l’Île-de-France, on craint les parachutistes et on se préoccupe de défendre tout ce qui peut servir de terrain d’atterrissage. Dans ce but, les soldats de la batterie de DCA qui cantonnent à Aigremont depuis le 4 septembre dernier, achètent aux Établissements ISSE à Orgeval, 200 pieux de 1,85 m. de long pour la somme de 554 fr. pour « la neutralisation des terrains d’atterrissage ». Ils les planteront sur la chaussée de l’autoroute de l’Ouest qui vient d’être inaugurée. (Mémoire des fournitures de Mme Veuve Jose Georges, marchand de bois à Orgeval). Les Allemands feront de même en 1944 à l’approche du débarquement.

CHAPITRE II
La débâcle : Aigremont mai – juin 1940

Théo Le Ruyer, d’Aigremont, se souvient de la débâcle de l’armée française. Il était comme je l’ai dit plus haut, stationné à ce moment-là sur les bords du Rhin : « On y a passé tout l’hiver et tout le printemps, on était là depuis six mois. On se promenait sur les routes, les Allemands d’un côté, puis nous de l’autre, le fusil avec le canon en bas. On se voyait, mais on ne se parlait pas. Mais j’ai su qu’il y avait des Français qui ont balancé des paquets de cigarettes de l’autre côté et des Allemands qui en ont balancé par ici. Les Allemands lançaient des tracts par avion : “Jeanne-d’Arc” et “les bourgeois de Calais”. Quand ça a commencé à taper, on a reçu l’ordre de repli et le 126e de Brive est venu nous remplacer. On n’avait pas fait trois kilomètres, qu’ils tapaient déjà sur les autres : et je suis revenu à Aigremont sans tirer un coup de fusil et sans voir un char français ! On était à vingt-cinq kilomètres de la ligne Maginot. On est monté dans le train sur Paris, c’était au début de juin quarante. On est arrivé à la gare d’Amiens. On y a passé une nuit, on y a relevé le 3e Colonial qui était là. Le lendemain, les Allemands se sont mis à bombarder. Nous, ordre de repli ! On est descendu sur Beaumont-sur-Oise à pied. Le pont n’était pas sauté. Sitôt qu’on était passés, tant pis pour les autres, ils ont fait sauter le pont ! Mais nous on était passés. On a dormi à Beaumont une nuit. Quand on s’est réveillé le lendemain matin : plus d’officier ! Ils s’étaient taillés ! Plus de commandement ! Il fallait que chacun se débrouille comme il pouvait. Moi je me suis dit : ils sont partis, alors moi aussi ! Je suis monté dans un camion d’artillerie : j’ai demandé où il allait, il allait sur Enghien-les-Bains. Ou par là… Je me suis dit : allons-y ! À Enghien, je suis allé à pied jusqu’à Épinay-sur-Seine : j’ai trouvé un vélo, mais on me l’a piqué. Il y avait un flic, qui était là, et qui m’a arrêté. J’étais encore en uniforme et j’avais mon mousqueton. Il me dit : où c’est que tu vas ? Je lui ai répondu : je n’en sais rien, alors je vais rentrer chez moi si je ne peux pas aller ailleurs. Il me dit : oui, mais les Allemands sont déjà passés. Alors je lui ai répondu : mais moi je ne les ai pas vus. Il me dit : mets-toi en civil tout de suite et donne-moi ton mousqueton ! À Épinay-sur-Seine, il y avait une vieille femme qui était là. Je lui demande si elle n’avait pas de vieilles fringues civiles à me donner : “Monsieur, ne vous en faites pas ! Il y a une grande maison là, et il y a tout ce qu’il faut de dedans.” Je suis entré dans la maison, j’ai pris des fringues, je me suis habillé et j’ai pris un tandem aussi et je suis arrivé en tandem au Vésinet. Là, il n’y avait plus de pont pour traverser la Seine. Alors, comme il avait un bistrot ouvert, j’y suis allé et ils m’ont dit : il y a des pompiers qui traversent la Seine. Et j’ai traversé avec les pompiers et mon tandem sur des barques. Les Allemands étaient là, ils arrivaient déjà. Je suis arrêté par le maire de Port-Marly. Je lui dis : “je cherche mon régiment.” Il me dit : “pas possible ! Les Allemands sont là ! Il ne faut pas y aller, car ils ont besoin de quelqu’un !” Je dis : “Oh merde ! Il me répond : avez-vous mangé ? Tiens, il y a un restaurant là.” Et hop ! il entre avec moi et me paye un canon et il me donne à manger… il n’y avait que des nouilles à la sauce tomate pour manger. Puis un Breton qui était avec moi me dit : “chez nous, on ne mange pas sans pinard, merde !” Dix minutes après, le voilà qui s’amène avec deux litres de pinard : on avait chacun un. C’est alors que les Allemands sont arrivés. Ils ne comprenaient pas le français, ils nous embarquent jusqu’à Rambouillet. Ils vidaient l’hôpital de Rambouillet et balançaient tout ça par les fenêtres : ils nous disaient : “si vous avez besoin de quelque chose, prenez ce que vous voulez”. Moi j’ai pris une paire de godasses presque neuves. Puis de là, je suis revenu à Port-Marly. Puis le soir, j’ai repris mon tandem et j’ai pris par l’autoroute par Fourqueux et Feucherolles, et je suis le premier à avoir roulé en tandem sur une autoroute ! C’est là que j’ai trouvé un copain qui m’a dit : “ne va pas à Aigremont, il n’y a plus personne là-bas, tout le village est parti vers le sud.” C’était le 17 juin 1940, l’armistice n’était pas encore signé. À Aigremont, il n’y avait plus que M. Louis Manissier, la Goulue et le Baron ! Tous les autres étaient partis… J’ai recommencé à travailler, car on pouvait déjà cueillir les framboises. Les gens d’Aigremont sont rentrés, pour les premiers vers le 21 juin… la première, c’était la femme à Guillemette… Ils étaient partis avec tous les chevaux, les chevaux ne sont pas rentrés tout de suite. Il y a la même qui ne sont rentrés qu’au début de juillet. »

Et c’est au tour des troupes françaises stationnées à Chambourcy et à Aigremont
de se « replier » en catastrophe sans n’avoir jamais affronté les Allemands…

Je reprends le récit de Lucien Rebatet (Les Décombres) : « Minuit sonnait. C’était mon tour de garde sur un carrefour, à l’entrée de Chambourcy. J’étais encore hilare de notre promenade Peau-Rouge. Mais à vrai dire, il y avait dans cette nuit printanière assez de phantasmes flottants pour chavirer une imagination un peu prompte à s’émouvoir. Des lueurs soudaines, projecteurs, fusées étranges, sillonnaient l’immense firmament. Parfois le rai lumineux était si violent et fugace qu’on ne pouvait l’identifier. Des avions rôdaient, avec cette lourde lenteur, cette insistance malveillante qu’ils semblent prendre lorsqu’on ne les voit pas. Vers Paris, des batteries antiaériennes déclenchaient leurs éclairs spasmodiques. Un grondement monta et se rapprocha. Une colonne de blindés débouchait à quelques centaines de mètres plus bas, sur la route de Quarante-Sous. Les chenilles se suivaient à courte distance. Puis venaient de longues files de camions, puis encore des chenilles. L’assourdissant et interminable convoi déferlait dans les ténèbres de toute sa vitesse. Ce ne pouvait être qu’un renfort alerté en hâte. Un phare trouait la nuit, le temps de deux tours de roue, je percevais un bref cri d’homme, qui traversait le fracas et semblait précipiter plus vite encore ces masses d’acier et ces soldats vers la bataille. Un brigadier de ronde était venu m’avertir que je ne serais pas relevé. Le maréchal des logis Loewenstein avait donné l’ordre de doubler toutes les sentinelles. Mon compagnon arriva à pas lents de laboureur. C’était un grand diable de cul-terreux picard, dont je ne distinguais pas le visage, avec un accent presque inintelligible. J’écoutais toujours le défilé pressé des blindés. Mes paupières s’appesantissaient. Cette faction devenait éreintante. Je maudissais Loewenstein et ses lubies. Vers trois heures et demie, un roulement sourd nous fit dresser les oreilles. Il arrivait du fond de l’horizon, ponctué de détonations graves et puissantes.
- Écoute, fis-je, la D. C. A. ne fait pas ce bruit-là. Ça vient du Nord. Il y a de grosses pièces qui tirent. C’est un vrai bombardement ».
Le Picard eut une espèce de rire fêlé : - T’in fais pô, va ! Ça, mon gars, c’est cor’ les Boch’s qu’ont crevé l’front. Tu peux m’croère. J’sins d’près d’Avesnes. J’en deviens. J’les ô vus à l’ouvrage. Passeront ben partout. Sav’ fair’ la guerre, ces copains-là. Ça y est, ont crevé l’front.’
Le paisible prophète, sans plus s’attacher à une aussi parfaite évidence, enchaîna :
- Commencent à nous fair’ chier, acque leur putain d’garde. J’irô ben m’coucher, moué ! je sins tout refroidi.
J’étais tendu tout entier vers cette lointaine rumeur. Ce ne pouvait être qu’une gigantesque canonnade, que la vallée de l’Oise apportait jusqu’à nous. La bataille, que cette nuit en travail faisait pressentir, avait dû s’allumer par là. L’aube se leva. Le canon se tut tout à coup. L’artillerie avait sans doute déjà terminé sa besogne. L’infanterie devait entrer maintenant dans le combat, à l’heure classique de l’assaut : - Va, est ben sûr qu’ont crevé. »
Quelques heures plus tard, les premières nouvelles de l’offensive allemande nous arrivaient, rapidement confirmées par les communiqués. La bataille s’étendait de la mer jusqu’à Laon. Avec une rapidité méthodique et inexorable, les Allemands, sitôt Dunkerque liquidé, avaient retourné leur énorme machine de guerre, pulvérisant les candides espoirs de contre-attaque. C’était cette fois la ruée certaine et décisive, face à Paris, droit sur nous… … Il me semblait que je ne serais jamais assez riche de notes, de détails, pour faire revivre ces semaines de juin 1940 dont nous sortions effarés. Après plus d’une année de recul, elles m’apparaissent sous des proportions beaucoup plus modestes, dans le déroulement de l’immense drame dont elles n’ont été que l’une des premières scènes, vite joué. Je me sens recru aussi de courtelinades pitoyables…
… Le canon de l’attaque allemande avait redoublé sur-le-champ l’activité du C.OR.A2. Le brigadier-trompette, une sorte de gros charcutier alsacien couleur de saucisse, dévalait Chambourcy, dressé sur un vélo, sonnant au rassemblement comme les housards de Lasalle sonnaient la charge. Coudes au corps, nous nous précipitions vers le grand parc devenu notre Champ de Mars, pour nous trouver face au maréchal des logis Loewenstein, arpentant d’une botte nerveuse un petit tertre, au milieu d’un état-major anxieux et muet. Les initiés arrivaient par petits paquets au bout d’une demi-heure et de deux ou trois autres rappels de trompette. Quand le cercle s’était suffisamment épaissi autour de lui, M. Loewenstein, d’un timbre où retentissait toute la gravité de l’heure, faisait sortir du rang six hommes et un brigadier pour une corvée de paille, puis ordonnait de rompre. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’éclatait de nouveau la trompette impérieuse : Attention les bleus, ça va ch.... ! et M. Loewenstein, après une méditation napoléonienne, dépêchait six autres hommes sur une camionnette pour chercher à Poissy des marmites qui ne s’y trouvaient pas. Je suis au regret d’éplucher encore ces infimes sottises...
….mais ce n’est point ma faute si chacune de nos heures se déroulait ainsi dans un corps archi-moderne, à deux heures de roues d’une bataille qui achevait de décider de la guerre pour la France, où nous venions d’apporter, dans notre incorrigible candeur, nos images d’une armée talonnée par la plus terrible nécessité, se déterminant aux moyens extrêmes, faisant flèche de tout bois. Nous découvrions que parmi les effectifs présents du C.OR.A2, l’un des rouages essentiels, l’une des réserves de combat de l’arme automobile, vaste régiment de camions neufs pour préciser encore, il s’en trouvait près de la moitié qui n’avaient jamais touché un volant de leur vie, un dixième à peine qui possédât son permis de poids lourds…
… Le C.OR.A2 possédait dans la forêt, à quatre lieues de ronde, un parc énorme de véhicules, des files de camionnettes arrivées tout droit des grandes usines françaises, des centaines de camions américains battants neuf, entièrement équipés, acquis et amenés à prix d’or, des White, des Studebacker, des Dodge, le dernier cri de la mécanique lourde, des mastodontes capables d’enlever quarante hommes ou cinq tonnes de munitions à quatre-vingts kilomètres dans l’heure. Mais notre état-major, et au-dessus de lui toute la hiérarchie du train des équipages, était devant cet admirable matériel comme des Canaques devant une linotype. Pour notre compagnie en tout cas, on avait vite fait, aidé de quelques mots des anciens du « noyau », d’embrasser son activité. Nous avions vu notre capitaine dans l’exercice essentiel de ses fonctions, celles d’un de ces vains butors qui trouvent dans le galon l’accomplissement de leur nature, toutes les licences d’une obtuse tyrannie...
...La compagnie, de notoriété publique, était entièrement livrée aux inspirations d’un détraqué, le maréchal des logis Loewenstein… … Le capitaine L. T... se composait tour à tour entre ses téléphones les personnages du limier infaillible, du diplomate d’ambre, du soldat d’airain. Loewenstein, lui, se jouait le rôle du dur à cuire, du rempilé boucané de la coloniale, du pète-sec des hussards, intrépide et inflexible…
… Loewenstein vivait l’épopée entre Poissy et Chambourcy, n’ayant au demeurant, depuis le début de la guerre, jamais aventuré une heure son héroïsme dans la zone des combats. Il avait fallu l’entendre, talons claquants, voix hachante, répondre à l’appel des noms de cinq pauvres diables, qu’une bombe du 2 juin venait de tuer à Chatou : « Mort champ d’nheur, mort champ d’nheur ». C’était le soir d’Austerlitz…
… Deux braves petits bonshommes racontaient leur aventure. Ils étaient partis pour la Belgique avec la compagnie routière de la 5e division, la Normande, une de nos plus solides unités d’infanterie, engagée le 11 mai sur la Meuse, à gauche de l’armée Corap. Dès les premières heures du combat, la, division avait plié pour se désagréger bientôt affreusement. Les deux petits tringlots, isolés dans ce tohu-bohu, étaient parvenus à sauver les archives de leur compagnie disloquée, et avaient reçu mission en bonne et due forme de les transporter au dépôt de Caen, tandis que l’état-major de la division dévalait jusqu’à Rouen. À Caen, un intrépide Ramollot, ignorant tout et ne voulant rien savoir, les avait fait immédiatement emprisonner comme déserteurs, avec promesse de les fusiller le lendemain. Vingt-quatre heures après, on les relâchait, on les expédiait sur Dreux. À Dreux, ils étaient allés grossir une compagnie que l’on formait à l’instant pour le camp du Larzac, dans l’Aveyron ! En chemin à Cosne, le détachement avait bifurqué sur Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales. C’était là qu’avaient rejoint les rescapés de Dunkerque, retour d’Angleterre. De Rivesaltes, on était remonté à Caen et de Caen on atterrissait au C.OR.A2. Les garçons riaient bonnement de leur extravagant périple. Ils étaient frais et sereins, prêts à partir où le leur enjoindrait n’importe quel carré de papier signé : illisible. « Sans discussion ni murmure ». Le moral était réglementairement intact. Mais pour l’usage que l’on en faisait, cela n’avait pas grande importance. Sous les ombres du parc, le C.OR.A2 pionçait, le ventre dans l’herbe, belotait à croupeton, du jus à la soupe, de la soupe aux lettres, des lettres à l’apéritif. Les douze ou quinze satellites de Loewenstein, brigadiers, plantons, motocyclistes, traversaient en hurlant, suant, sonnant, sifflant, virant, pétaradant, cette bucolique indifférence…
… Le drame se rapprochait de nous sournoisement. Deux fois déjà dans le jardin du ténor Georges Thill où nous mangions notre gamelle, Worms s’était dressé, décomposé, tandis qu’un grand avion à croix noire surgissait dans un éclair mugissant à cent mètres au-dessus de nous. Les gradés maintenant nous talonnaient tout à coup : « - Alerte ! Alerte ! Planquez-vous. Mettez vos casques ! »
En face, sur la forêt de Saint-Germain, presque au ras des arbres, des bombardiers, longs et renflés comme des cigares, fuyaient à tire-d’aile vers le nord, laissant derrière eux un chapelet d’explosions. Dix, douze secondes au plus.
« - Ah ! Les vaches ! Ils font ça à la sauvette ! »
On en croyait mal ses yeux. Mais des fumées épaisses montaient des bois, traces irréfutables. La D.C.A., clairsemée dans la plaine, aboyait maigrement et rageusement quelques salves blanches, très loin derrière les fauves agiles. Un quart d’heure plus tard, importants, avec une hâte dérisoire, trois avions français se levaient de l’horizon.
« - Les Fritz cherchent les camions, c’est sûr. Tu penses s’ils doivent être renseignés. Il va y avoir de la casse. »
Les mains dans les poches de nos treillis, nous étions montés sur le coteau voir la défense de Chambourcy. Trois camarades bâillaient autour d’une antique et unique mitrailleuse Saint-Étienne, pointée droit vers le ciel, une bande engagée. Cette brave pétoire tirerait bien, avec de la chance, cinq cartouches avant de s’enrayer. Mais peu importait : nous étions réglementairement protégés…
…De Paris, toutes les familles du C.OR.A2 déferlaient sur Chambourcy. On s’offrait un joli dimanche à la campagne pour serrer encore une fois sur son cœur les soldats. Les trains nous apportaient des essaims d’épouses, de sœurs, des fournées de mères. Il en débarquait des taxis, des voitures conjugales que ces dames pilotaient crânement, petites Fiat pimpantes des Aryennes, orgueilleuses voitures américaines des Juives. On avait mis son dernier chapeau, sa plus fraîche robe, on relevait sa voilette pour goûter au jus en laissant au bord du quart une petite trace carminée. On sautillait sur ses fins talons jusqu’à l’entrée des écuries, on risquait ses charmants mollets sur les échelles des greniers pour voir le gîte du cher et tendre. C’était donc là que couchait ce pauvre Édouard, lui qui ne pouvait jamais s’endormir qu’avec deux oreillers. Mon Dieu ! que cette guerre était donc amusante ! On pépiait, on gloussait, on pouffait. On apportait au tringlot bien-aimé une cravate de soie beige, deux paquets de cigarettes blondes, un cornet de berlingots…
…Le ciel cependant vibrait de détonations toutes voisines. À travers les cymbales de la D. C. A., les mailloches de l’artillerie lourde frappaient leurs coups graves, plus près encore que la veille. Des bruits de départ volaient, dans le sillage des sous-offs galopants, Vers trois heures, notre avocat vint nous dire dans la cour du « Tbis » :
« - Mes chers amis, ma femme m’a apporté quelques gâteaux et quelques bouteilles de champagne assez présentables. Faites-moi le plaisir de venir goûter avec nous. C’est bouffon un jour comme celui-ci. Mais très franchement, qu’avons-nous de mieux à faire ? »
Nous gravîmes allègrement le petit coteau, Un peu plus loin que le poste de la fameuse Saint-Étienne, entre les champs de choux et les rangées de groseilles, un petit carré de luzerne offrait un tapis propice. Il y avait là la fine fleur du « Tbis », huit copains qu’aucun miracle dans leur vie d’avant-guerre n’eût pu réunir une minute et que déjà des affinités instinctives liaient : notre cher maître, âme et tête incontestées de la petite bande naissante ; Poursin, conseil juridique, citoyen du Quartier Latin, moi-même, Gallier, le benjamin, restaurateur du boulevard Saint-Marcel, Flamand par sa mère, biffin rose et têtu, le vrai crâne rond et dur du petit Gaulois, le joyeux Déga, au visage fleuri et gourmand, employé de mairie et paysagiste de vocation, élève du bon Montézin ; le charmant Mangin, brun, vif et galant, cordonnier à Saint-Mandé, Douat, un peu mélancolique, comptable à Suresnes, fredonnant Les Bat’ d’Af’ d’un ton si justement faubourien, Masson enfin, blond, gaiement philosophe, et comptable à Saint-Ouen. Ces trois derniers surtout, capables d’emporter avec eux jusqu’au bout du monde le plus pur de Paris, dans leur accent délicieux et railleur... Mme de...., fort distinguée, faisait en maîtresse de maison accomplie les honneurs d’une toile de tente raccommodée, chargée de tartes et de babas. Rien n’était plus exquis que de voir le petit cordonnier et la femme du monde échangeant gâteaux et propos courtois avec une égale aisance, retrouvant chacun les secrets raffinés d’une très vieille race.
La DCA tirait maintenant sans discontinuer. Les éclatements blancs poursuivaient juste au-dessus de nous les points brillants de quelques avions qui n’abandonnaient point la place. Les vallées de l’Oise et de la Seine, remplies d’explosions, fumaient devant nos yeux comme des usines. Pontoise environnée de sinistres vapeurs semblait la cible d’un bombardement presque constant. Nous assistions donc au bombardement de Pontoise... L’ennemi arrivait. Son avant-garde aérienne lui frayait le chemin. Sa manœuvre avait déjà été décrite. Les visages de mes camarades s’assombrissaient…
… En bas, dans Chambourcy, le brigadier trompette s’époumonait à n’en plus finir. Si blasés que nous fussions sur les appels et les contre-appels, cette obstination devenait troublante. Nous dégringolâmes le sentier. Un excellent adjudant, qui venait de se battre durement dans une division légère, poussait devant lui les innombrables flâneurs égaillés sur tout le coteau.
« - Allez, dépêchez, les enfants. On évacue. » Intrépide C.OR.A2 ! Il n’avait pas envoyé une seule voiture au combat… …Au milieu de notre troupeau rassemblé, Loewenstein connaissait le plus grand jour de sa carrière. C’était le Roncevaux de la 107e… Intrépide C.OR.A2 ! Il n’avait pas envoyé une seule voiture au combat…
…Les voix de la radio, tout panache disparu, égrenaient des nouvelles funèbres : Rouen, Gisors atteints, l’offensive générale de la mer à l’Argonne, cent divisions allemandes menant l’assaut…
… L’embarquement avait été interminable. Dès les premiers tours de roue, sur la route de Quarante sous, nous doublâmes un convoi d’artillerie lourde couvert de boue et de poussière. Les hommes étaient muets, et calme apparemment, mais avec des yeux agrandis et luisants de fièvre, des faces dévorées de barbes hirsutes. Ils venaient de se battre, et pourtant eux aussi, ils refluaient impuissants. Des civils dévalaient sur les bas-côtés en voiture, à bicyclette, à motocyclette, portant tous sur eux la lugubre flétrissure du fugitif. Cependant, ils arrivaient de fort près. Ils avaient quitté à la pointe de l’aube L’Isle-Adam, Meulan, Magny ou les plus proches cantons de l’Eure….
…Ils criaient que les Allemands étaient aux Andelys, devant Vernon, que Mantes était saccagée par le bombardement. La guerre était dans l’Eure, la Seine devait déjà être franchie, Paris allait vivre ses derniers instants de liberté. Nous plongions en pleine déroute. Nous étions empilés par dix ou douze, plus le conducteur et un brigadier près de lui, dans des camionnettes bouchères, dites R. V. F., ravitaillement en viande fraîche, toutes revêtues à l’intérieur de zinc, avec des crocs de fer pour pendre les quartiers de bêtes. Nous traversions cette banlieue si placide huit jours avant et que le vent de la défaite venait brusquement d’atteindre…
…Un peu après Saint-Germain, nous dépassâmes une compagnie d’infanterie Coloniale, débandée, les hommes pliés sous leur barda, hébétés, inondés de sueur, titubant de fatigue, ayant marché droit devant eux depuis qu’ils avaient lâché les lignes. Plusieurs portaient une boule de pain piquée dans le canon de leur fusil. Des marsouins ! L’armée française en était là. Nous longeâmes le château de Versailles. Peut-être ne le reverrais-je jamais debout. La France abandonnait ses plus glorieuses reliques…
Quelques kilomètres après Versailles, un embouteillage inouï nous arrêta tout à coup. Nous n’étions plus en retraite, mais au milieu d’une débâcle sans précédent. Le flux des fuyards vomi de Paris par cinq ou six portes était venu se confondre inextricablement à ce carrefour. Tous les aspects de la plus infâme panique se révélaient dans ces voitures, remplies jusqu’à rompre les essieux, des chargements les plus hétéroclites, femelles hurlantes aux tignasses jaunes échevelées se collant dans les traînées de fard fondu et de poussière, mâles en bras de chemise, en nage, exorbités, les nuques violettes, retombés en une heure à l’état de la brute néolithique, pucelles dépoitraillées à pleins seins, belles-mères à demi-mortes d’épouvante et de fatigue, répandues parmi les chiens-chiens, les empilements de fourrures, d’édredons, de coffrets à bijoux, de cages à oiseaux, de boîtes de camembert, de poupées-fétiches, exhibant comme des bêtes, devant la foule, leurs jambons écartés et le fond de leurs culottes. Des bicyclettes étaient fichées entre les garde-boue. Des enfants de douze ans étaient partis, agrippés aux portières de petites neuf chevaux au fond desquelles s’emmêlaient dix paires de jambes et de bras. Certains avaient arrimé des lits cages à leur malle arrière. Des voitures de 200.000 frs portaient sur leurs toits, enveloppés dans des draps sales, deux ou trois des célèbres matelas de juin Quarante, disparaissaient sous des paquets d’on ne savait quoi, ficelés dans des journaux et de vieilles serviettes éponges pendant le long des garde-boue. Des ouvrières s’étaient mises en route à pied, nu-tête, en chaussons ou en talons Louis XV, poussant deux marmots devant elles dans une voiture de nourrice, un troisième pendu à leurs jupes. Des cyclistes étaient parvenus jusque-là, on ne savait comment, traînant sur leurs vélos et leurs échines, la charge d’un chameau de caravane. Des gens avaient emporté un peignoir de bain, un aspirateur, un pot de géranium, des pincettes, un baromètre, un porte-parapluie, dans l’affolement d’un réveil de cauchemar, une empilade éperdue, le pillage forcené d’un logis par ses propres habitants. Cette cohue était enchevêtrée roue à roue, trente voitures de front, pressées sur la chaussée, débordant sur les trottoirs, d’autres convois venant de droite et de gauche s’emboutir stupidement les uns dans les autres, stoppés à perte de vue dans un grouillement de visages hagards, de poings brandis, d’uniformes débraillés, de têtes platinées, de blouses multicolores, dans un vacarme de vociférations, de trompes, de moteurs vrombissants un nuage d’huile chaude, d’essence et de poussière. Il y avait pour tout service d’ordre, trois ou quatre gendarmes épouvantés, battant des bras au milieu des flots d’injures que vomissaient sous leurs quatre et cinq galons, d’innombrables officiers, émergeant jusqu’au ceinturons des portières…
… Des voix de Belleville ou de Toulouse chantonnaient machinalement une des dernières goualantes de Tino Rossi : « Sérénade sans espoir ». Elle est restée dans mes oreilles comme le refrain de la déroute.
Fin de citation du livre Les Décombres.
Le soldat Rebatet, parti de Chambourcy accompagnera l’Exode jusqu’en Dordogne, tandis que le caporal René Meslé, Maire d’Aigremont, démobilisé dans le Gers, écrira à sa femme, sur une carte postale, le 28 juillet 1940 : « Sur le chemin du retour à 600 km de Plaisance. Bons Baisers. Je suis à 12 km de Bigny, Meslé. »

Juin 1940 L’exode des habitants d’Aigremont

Les premiers revers des armées belges puis françaises, la débâcle des troupes qui s’ensuivit vont entraîner l’exode des habitants. Au début, on commence par aller au carrefour de la Nationale 13 regarder passer les civils Hollandais, puis les Belges, puis les habitants du Nord, puis les premiers soldats qui se « replient ». Le spectacle de cette cohue hagarde, épuisée, affamée, va finir par convaincre la population d’Aigremont à prendre à son tour la route de l’exode.

Le 21 mai, Les Nouvelles de Versailles et de Seine-et-Oise rendent très bien compte de cette évolution au cours du mois de mai 1940 : « Depuis quelques jours, les Belges et les Français des départements de la frontière, chassés de leurs maisons par les bombardements sauvages d’un ennemi implacable traversent notre ville pour aller chercher un coin plus calme… »

Le 28 mai, le journal évoque : « les milliers et les milliers d’évacués belges et français qui sont passés par la gare de Versailles Chantiers depuis lundi 20 jusqu’à vendredi… le lundi 20 à 18 h 30, la municipalité était avisée qu’une heure 30 plus tard, un premier convoi de 1.500 évacués arriverait par autocar venant de Mantes et faisant partie des 25.000 réfugiés qui, de Versailles, partiront pour une affectation définitive… on préparait avec ardeur des sandwiches, l’eau était chaude pour le bouillon… puis ce fut sans interruption des convois de 30, 40, 50 voitures de toutes grandeurs, transportant leur chargement de misérables, femmes, enfant, orphelins de l’Assistance publique, vieillards de l’hôpital de Compiègne… dès l’entrée en gare, les autobus et les autocars sont dirigés vers la rame de vingt-cinq wagons composant le train… dans chaque compartiment, on installe les voyageurs par huit, on entasse les colis et les valises… Le Chesnay a vu ces derniers jours défiler l’interminable et douloureux cortège des réfugiés. Ceux qui ont vu ce spectacle ne l’oublieront jamais… »

Le 28 mai est créée une milice anti parachutiste pour le département de Seine et Oise : elle ne verra jamais le jour…

Puis en juin, c’est au tour des habitants de la région parisienne d’être gagnés par l’exode, après les bombardements de Versailles du 3 juin qui, à 13h25 font cinquante-sept morts et une centaine de blessés.

Le mercredi 4 juin, Les Nouvelles de Versailles publient « des conseils aux personnes qui quittent momentanément leurs habitations : vidanger les conduits, fermer le gaz, l’eau, l’électricité. »

Pourtant, le 8 juin encore, la presse refuse de jouer les alarmistes, et on se berce encore d’illusions : « beaucoup de Versaillais s’en vont. Nous sommes, il est vrai, près de l’époque où tous les ans, ces exodes vers la campagne, la mer ou la montagne, se produisent. On ne fait qu’anticiper cette période de quelques semaines. »

Le 8 juin 1940, les écoles de Versailles ferment.
À Saint-Germain-en-Laye, Maurice Veillon, dans son journal personnel qui a été publié par la suite, décrit ainsi l’exode du 18 juin 1940 : « tous les habitants commencent à fuir la ville. Le 9 juin, route de Chambourcy (RN 13)… un tank français tout seul, conduit par un seul soldat qui ne savait pas où il se trouvait et qui venait ainsi de quelque part au front… déjà, depuis quelques jours notre ville recevait d’étranges visiteurs. Ce fut d’abord une longue suite de Belges, les uns en auto, les autres en voitures à cheval… puis vinrent les militaires belges, soit solitaires, soient groupés en petites formations, avec le gland kaki se balançant à droite et à gauche devant leur calot… bientôt ce furent des Français qui arrivent… Paysans du Nord et de l’Aisne, avec leurs chevaux et leurs bestiaux. Tout cela venait par la route des Loges, confluait vers la Place du Château, y créant des embouteillages indescriptibles. Enfin, ce furent des débris de l’armée française par petits groupes disparates, sales et débraillés… beaucoup n’avaient plus d’armes et s’appuyaient en marchant sur une branche d’arbre comme canne… »
J’ai été surpris de voir que la presse publiait tous les jours de longues listes d’immeubles pillés. Le 10 juin, les Allemands font leur entrée dans Paris et l’occupation de notre région paraît n’être qu’une question d’heures. La panique s’empare alors des autorités et Les Nouvelles de Versailles du 13 juin écrivent : « La gendarmerie, la police et les chefs des services municipaux quittent la ville. Tout le service des pompes funèbres avec le personnel et le matériel se sont enfuis dans la nuit… Le commandant des Pompiers, le capitaine Goinaud, s’est enfui avec les pompes et l’ambulance de la ville en réquisitionnant 2.000 litres d’essence pour s’assurer un plus long parcours… du lundi 14 au vendredi 18 à 9 h50, ce fut une sorte de folie collective qui alla en s’accentuant d’heure en heure… les trains sont pris d’assaut… Des masses de colis non embarqués s’empilent sur les quais… Les conditions économiques déjà touchées avec l’afflux de réfugiés s’aggravent encore avec ces départs massifs et l’argent se raréfie. »

Le 24 juin 1940 à 1h du matin, la municipalité de Versailles décide alors de créer une monnaie locale. Le conservateur du château de Versailles, M. Carpsac, restera à son poste et sera obligé d’ouvrir les grilles du château aux soldats allemands qui y hisseront le drapeau à croix gammée. C’est à cette époque que les habitants d’Aigremont vont prendre eux-aussi le chemin de l’exode. Certains vont partir en famille, par exemple la famille Dubreuil.

Récit de madame Dubreuil, exploitante agricole à cette époque, aujourd’hui décédée, m’a raconté le 2 février 1982, son exode : « On voyait tous les jours des gens de Belgique, du Nord, de partout, qui passaient sur la route (la nationale 13). C’était un défilé sans arrêt, sans arrêt… on allait les voir passer et on se disait : ces pauvres gens quand même ! Alors ils nous racontaient un tas de choses, que les Allemands tuaient tous les gens… nous on avait les gosses qui avaient quinze seize ans à l’époque. Je commençais à avoir peur. J’avais des amis à Saint-Germain qui nous disent : on s’en va, on a une sœur à Châteauroux, nous allons emmener votre fille, vous viendrez après nous retrouver. On va bien voir comment ça se passe. Alors ma foi, cette femme emmène ma fille, et nous, nous sommes restés encore quelques jours à Aigremont. Ma fille avait écrit, elle s’ennuyait, et puis on racontait des histoires même pires que la réalité… mais enfin, ce n’était quand même pas beau à l’époque… alors on se dit : on devrait quand même partir un jour. Mon mari me dit : - moi je vais rester et garder ma voiture, vous, vous allez partir avec celle au père Maillaut. On va voir comment ça se passe et on finira bien tous à se retrouver. Tu vas partir avec eux. Alors on est parti avec les futurs beaux-parents de ma fille. Mon futur gendre n’’épas là, car il était mobilisé. Son frère venait de passer son permis de conduire, la veille je crois. On part donc juste le lendemain du permis… vous pensez comme il était habile à mener cette voiture ! On avait les paquets… Des paquets ! On était sept ou huit dans la voiture. Mon mari nous avait dit : surtout, faites bien attention où vous camperez la nuit, ne vous mettez pas auprès d’une ligne de chemin de fer, d’une gare ou d’un terrain d’aviation à cause des bombardements. Il arrive un moment où il commençait à faire nuit. Le petit gars qui conduisait commençait à en avoir tant qu’il pouvait ! Forcément : c’était un nouveau conducteur !
Sa mère aussi, elle était très fatiguée. Alors à chaque instant on disait au p’tit gars : Fais pas ci ! Fais pas ça ! Alors il nous a dit : moi j’en ai marre, je m’arrête. Il y avait un hôtel juste là, alors on va demander… ils vont bien nous trouver des chambres… On a couché là : on ne s’occupait pas de savoir s’il y avait un champ d’aviation face. Mais dans la nuit, ça ronflait, ça ronflait : on n’entendait que des avions et je me disais : mais enfin qu’est-ce qu’il se passe ? Le matin, on descend, on prend le café et je dis : cette nuit qu’est-ce que c’était mouvementé ! On n’entendait que les avions. Mais la patronne explique : vous avez le champ d’aviation juste à côté, alors forcément que vous entendez les avions ! Ils viennent, ils atterrissent, ils repartent, ils l’ont fait toute la nuit. Enfin, il ne nous est rien arrivé pendant ce voyage, on en a eu de la veine ! On n’a pas eu de bombardements, on n’a rien eu… ceux qui sont partis le lendemain, il y en a qui ont dû coucher dans les fossés, à cause des bombardements… il n’y a vraiment qui n’ont pas dû s’amuser pendant l’exode !
On était au-dessus d’Uzerche, à une dizaine de kilomètres de Lubersac. C’était en pleine campagne, dans une ferme. Au début, on s’était arrêtés dans cette famille, celle du père Maillaut. Mais à ce moment-là, c’était provisoire. On s’était dit : on va juste rester quelques jours et puis on va s’orienter. Si les hommes viennent nous retrouver, ils savent qu’on est là. Au bout de quelques jours forcément on était un peu à l’étroit, tous dans cette maison. Alors on a cherché un hôtel et on y resté deux ou trois jours. Et c’est là qu’on a trouvé une femme de Chambourcy qu’on est allé voir et puis ma foi, cette personne nous a dit : ça m’embête, mais je ne peux pas vous loger puisque c’est réquisitionné pour loger les gens du Nord et les Belges. Alors je lui dis : les gens du Nord et les Belges il y a longtemps qu’ils sont tous partis, il n’en viendra plus d’autres maintenant. Son beau-frère était le Maire d’Uzerche, elle a dit : - je vais aller le voir et lui poser la question. Avec l’autorisation, je veux bien vous loger, car la maison de mes beaux-parents à côté n’est pas occupée. Le maire lui a dit : - logez-les. On est resté deux mois à peu près avant que l’on puisse repartir. Ces gens étaient très gentils, on correspond toujours avec eux. On vient encore de recevoir une lettre pour le jour de l’an, un vrai journal de quatre à cinq pages. On avait acheté une vieille bicyclette pour aller chercher notre ravitaillement, parce que dans cette ferme, ils ne vendaient rien. Il y avait juste un tas de pommes de terre dans la cave. La femme nous avait dit qu’on pouvait se servir. Mon mari est alors venu nous retrouver. On a entendu dire qu’il y en avait qui s’en allaient et qui rentraient chez eux. Nous, il n’y avait pas moyen, on ne nous laisserait pas passer la ligne de démarcation. J’allais tous les jours au bureau de la Place à Uzerche pour avoir des papiers : on nous répondait : “il n’a rien à faire, vous reviendrez quand vous reviendrez, on n’a pas d’ordres.” Alors un beau jour, je commençais à trouver le temps long, je dis à ma fille : tu sais pas, on va aller trouver ma tante qui est à Brive, voir si elle peut nous donner un tuyau. On arrive, et ma tante nous dit : demande donc à X., c’est lui qui s’occupe des papiers. Cet X faisait la foire avec elle et avec l’armée, alors elle obtenait ce qu’elle voulait. Elle s’est débrouillée pour avoir des papiers pour nous : elle avait déclaré qu’on était en panne et qu’il fallait qu’elle nous remorque et qu’on la suive. Mais j’ai alors pensé : la mère Maillaut qu’est là-bas à Uzerche, elle ne sait pas que l’on part demain, on n’aura rien de prêt le matin à 7 heures pour le départ. Alors on est reparti le soir avec ma fille pour la prévenir, on était bien arrivées à Uzerche, mais on n’avait plus rien pour revenir à Brive : je demande un taxi, impossible ! Alors nous sommes repartis à pied vers Brive en traversant toute la forêt la nuit en plein orage comme je n’en avais jamais encore vu un pareil. On se disait : heureusement qu’il y a des éclairs pour éclairer notre chemin. Ma belle mère attendait, elle avait une de ces frayeurs, elle voulait aller réveiller les fermiers dans leur lit. Alors je lui dis : ce n’est pas le tout, on part demain. Le lendemain, on a pris la route. On a couché une nuit dans le foin. Je me rappelle qu’il y avait plein de crapauds, de grenouilles, ça sautillait partout dans le foin. On a passé une drôle de nuit. On y a du reste passé une seconde nuit, car vous savez, c’est toujours pareil : il y en avait à écouler des voitures et des voitures, ça ne roulait pas facilement et ils épluchaient les laissez-passer longuement sur la ligne de démarcation.
Mais ensuite, on est revenu sans encombre. Arrivés chez nous, tout était barboté ! Le linge de mon mari… Mais c’était des Français qui avaient fait ça, pas des Allemands. Il y avait de la troupe française qui avait logé chez nous : c’était sans doute eux. Nous, on n’a pas eu de meubles volés, mais il y a eu des maisons sur la route de Mantes où des meubles avaient été volés. Je ne sais pas si c’était par des Allemands ou par des Français. Ces gens en ont retrouvé dans le bois de la côte des Grès. Un jour, il y a des gens du pays qui sont allés faire un tour dans le bois et qui ont dit : Ben c’est drôle, il y a plein de meubles. Alors vous savez, il y en a qui en ont charriés… moi je n’aurais jamais voulu en charrier, car je me disais : quand même ça appartient à d’autres personnes. C’est moche d’aller charrier tout ça, quand on sait que ça ne vous appartient pas. Il y en a, de Chambourcy, qui en avaient charrié, je ne sais pas combien de meubles. Alors on disait ensuite : tiens, la table c’est à un tel, le buffet c’est à un tel… »

 À côté de ces départs individuels, toute une partie du village va prendre ensemble le chemin de l’exode, comme nous le raconte Odette Leliégard.

Récit d’Odette Leliégard : « Les soldats qui étaient chez nous, nous disaient : - partez, partez ! Alors, on a préparé ce qu’il y avait à préparer et on a pris le cheval chez Meslé : il y avait Mme Meslé, Georges Meslé (enfant à l’époque). Dans la charrette, il y avait mon père, ma mère, mon neveu, mes cinq gosses et mon mari. Il y en avait aussi une qui travaillait chez les Meslé, une Polonaise et sa fille. On est partis à 40 à peu près, avec les Penven (voir le récit de Lucien Penven ci-dessous), les Dubreuil, le jardinier du château Aconit et le cheval. Nous n’avions pas d’auto, nousnrsquo ;avions que des chevaux et des charrettes ; il y avait cinq charrettes. On est parti d’Aigremont un mercredi ou un jeudi, à 5 heures du matin. Il y avait un de ces brouillards on n’a jamais su si c’était du brouillard artificiel (militaire) ou quoi, on ne voyait rien du tout. Avant de partir, on avait lâché les lapins, les pigeons, tous les animaux, dans le jardin. Vers 9 heures du soir, on est arrivés à Neauphles (8 ou 10 km d’Aigremont), à la gare en haut. On a couché dans une maison qu’était abandonnée. Mon mari connaissait bien le coin. Avec les hommes, ils ont voulu voir s’ils pouvaient trouver un peu de pain et de lait. On est revenu avec du cidre et les avions sont arrivés. Tout le monde s’est couché, moi j’avais mes cinq gosses. Il n’y avait que Lulu Penven (voir son récit ci-dessous) qui était resté dans la charrette. Avec sa mère, on l’a pris chacune par la main et on sautait par dessus les gens, on marchait dessus. Les hommes qui étaient partis aux commissions, ils ont sauté sur une bombe et mon mari est revenu sourd comme un pot : Il y avait des blessés, il y avait des morts, mais pas chez les gens d’Aigremont. Ça a été notre première étape. Partout où on a été, soit c’était bombardé avant qu’on passe, soit après. On a eu plusieurs bombardements : quand le pont de Bonneval été bombardé, on n’était pas loin, dans un champ, dans un trou. Mon mari était resté dans la charrette, parce qu’on n’avait pas eu le temps de descendre les gosses, et il est resté avec les gosses. On a été sur les bords du Loir et là les Allemands sont arrivés ; alors on a fait demi-tour. On a été partis treize jours en tout. On est revenus plus vite qu’on était partis. On a seulement couché une nuit, à Volte, avec les Allemands. Ils nous ont laissé coucher dans le hangar, comme on était. Ils nous ont donné à manger, ils donnaient du chocolat aux gosses. On avait peur puisqu’on nous avait tellement dit qu’ils l’empoisonnaient. Alors ils cassaient un bout de chocolat qu’ils mangeaient, puis ils en donnaient aux gosses. Sur la route, il y avait plein de monde, en vélo, à pied, et quand on a repris la route de Bonneval, il y en avait qui étaient restés morts. Nous ; les gens d’Aigremont, on était partis à 40 et on est revenu à 40 : on a eu une chance inouïe ! Malheureusement ça n’a pas été partout pareil. Il y en a une, elle était un peu « drôle… comme on dit » : on l’avait laissée à Rambouillet, eh bien, elle est revenue toute seule à Aigremont, avec une brouette ! Rachel qu’elle s’appelait, la demeurée, elle habitait où qu’est la maison à Toutain, à côté de chez Théo. On l’avait laissée à Rambouillet, parce qu’il fallait bien faire la part des choses, elle avait pas un sou, rien. Nous, en partant, on avait pris un peu de ravitaillement qu’on avait, mais Catherine la Polonaise, elle est sortie de la maison, chez Meslé où elle habitait, avec seulement une pile d’assiettes, 2 verres, 2 fourchettes, pas de ravitaillement et rien du tout : il fallait bien leur donner à manger, quand même.
On mangeait que ce qu’on volait. Mais c’était pas voler, parce que partout, dans les fermes, ils mettaient un écriteau : « servez-vous, mais soignez les bêtes. Bon, on tuait des bêtes et on les mangeait. Parce que, par exemple, les vaches, Mme Lemoine savait traire ; bon, et bien on trayait les vaches pour avoir du lait. Mais il y en avait qui disaient : pendant que vous les tenez, on va les attacher et on va les emmener. Alors on tapait sur le cul de la vache et puis va-t’en : il y en a qui sont revenus avec des vaches. Même, il y en a qui sont partis avec des charrettes vides et qui sont revenus avec des charrettes pleines. Moi, j’avais juste emmené deux ou trois affaires à mes gosses. Que voulez-vous emmener dans une charrette quand il y a tant de monde ? On pouvait plus marcher à la fin. Moi j’avais perdu un talon à ma chaussure, alors j’ai arraché l’autre. Comment voulez-vous que je marche avec un seul talon ? Mon mari, il est revenu sourd complet d’avoir sauté avec la bombe. »


Le même récit vu par un enfant du même groupe : Lucien Penven, 12 ans en 1940 : « J’ai passé mon certificat d’études le mardi 12 juin 1940 à Saint-Germain-en-Laye. Nous avons dû partir 2 jours après, le jeudi 14. Nous sommes partis en charrette avec le cheval et le chien ; on avait lâché les lapins dans la cour, ils se sont bien débrouillés tout seuls pendant notre absence. On en avait emmené quelques-uns pour les manger en route. Il y avait le chien, Médor, qui ne voulait pas monter en voiture. Il était donc attaché sous la charrette. Quand nous sommes revenus 15-20 jours après, il avait les pattes en sang. Avant, il était méchant comme tout, mais au retour, il était doux comme un agneau. On a failli se faire tuer à Neauphles-le-Château par un bombardement dans une ferme où on allait chercher du lait. Ces avions, c’étaient pas des Allemands, mais des Italiens. Nous on courrait. Les autres qui avaient plus l’habitude que nous, disaient : - « Couchez-vous ! Couchez-vous ! » Et nous, on courait, on courait... On était parti en groupe : il y avait Mme Meslé et son fils Georges et leurs ouvriers agricoles, les Leliégard et Francis Perrot avec le cheval à Camille Loseille. Il n’y avait que des femmes et des vieillards. On était parti avec les charrettes et nous sommes tous revenus ensemble, sans s’arrêter : on a fait demi-tour sur les bords du Loir parce que les Allemands étaient là. Je me souviens des chevaux crevés sur les bords de la route, gonflés par la chaleur. Ça, c’est une chose qu’on ne peut pas oublier. Mon oncle conduisait le cheval ; il était de 72, il avait donc 88 ans. Il y avait des soldats sur le bord de la route à qui on disait : - « Eh les gars, vous croyez qu’on va la gagner comme ça ? » Il fallait bien que les chevaux mangent et nous ramassions du foin. Tu sais que le foin frais ça endort et j’étais couché sur le foin dans la charrette. Les avions sont arrivés et Lulu dormait et il n’est mort pour ça ! Sur les bords du Loir, les Allemands nous ont arrêtés. Il y en avait un qui parlait très bien le français et je me souviens de ce qu’il a dit avec son accent allemand : - « Je ne comprends pas pourquoi la France a déclaré la guerre à l’Allemagne. C’était un motard. Là, on a fait demi-tour et on est rentré fin juin : il y avait Théo Le Ruyer qui était revenu du front et quelques anciens qui n’étaient pas partis. Mon père m’avait fait cadeau d’une mère lapin. Et sous la porte quand je suis rentré, ce que j’ai vu en premier dans la cour : ma mère lapin. L’école avait fermé par la force des choses parce qu’en ce temps-là les vacances ne commençaient que le 31 juillet ; mais là, il n’y avait plus personne. Le certificat d’études avait été corrigé et j’avais été reçu ! »

Un autre récit de l’exode vu par un enfant Gaston Laporte, élève de l’école d’Aigremont, écrit à sa Maîtresse, Mlle Daussy, depuis Rennes où l’exode l’avait entraîné :
« Ma chère Maîtresse,
C’est avec un grand regret que j’ai quitté l’école, mais enfin c’est de la faute de la guerre. Je vous dirai que nous sommes arrivés à bon port, mais nous étions bien fatigués. Nous avons été deux jours en voyage, car les trains ne vont pas bien. Je vous dirai que la ville est belle, mais je ne pourrais vous dire si on va s’y habituer, car il n’y a pas assez longtemps. Quand je serai reposé, je vous en mettrai plus long. Je termine ma lettre en vous embrassant bien fort.
Votre élève, Gaston Laporte »


Récit de l’exode par Mlle Daussy, l’institutrice d’Aigremont qui prendra la route, toute seule, après le départ de tous ses élèves. Elle date ce départ du 12 juin, mais Lucien Penven dit qu’il est parti le 14, avant l’institutrice ; il y a donc un léger problème de date. À son retour, elle écrit au Maire pour lui raconter son odyssée :
« Aigremont, le 12 juillet 1940, Cher Monsieur,
Avec quel plaisir nous avons reçu hier votre carte de Plaisance du 15 juin, cela nous donne à espérer que des nouvelles plus récentes suivront. Que d’évènements se sont passés et que d’émotions nous avons eues depuis votre départ. Il me faudrait des pages pour vous en narrer le détail, aussi je me bornerai à vous raconter grosso modo notre odyssée. Tous les gens d’Aigremont avaient fui, même votre premier adjoint. Nous restions seuls dans le village avec cinq ou six vieillards bien décidés à ne pas partir. Le 12 juin au soir, la bataille étant toute proche, j’ai demandé au Commandant qui était au château d’Aigremont de me signer un ordre d’évacuation, ce qu’il fit sur le champ. Il mit sa voiture et un chauffeur à ma disposition, et, à 5 heures, nous partions en direction de la vallée de Chevreuse. Nous nous sommes arrêtés à Limours (NDLR dans l’Essonne). Là, nous y sommes restés trois jours, le temps de chercher une autre voiture pour aller plus loin. Où, on ne savait. Fuyant à l’aventure, sous la mitraille, nous nous sommes arrêtés à Saint-Aignan- sur-Cher, à 40 km au sud de Blois, où pendant trois journées nous avons connu le calme complet. Mais au quatrième jour, nous avons dû gagner les abris, Saint-Aignan se trouvant dans le champ de bataille. Nous en sommes sortis sains et saufs. Huit jours après, nous avons pris le train dans l’espoir de regagner Aigremont. Hélas ! Que de péripéties dans ce voyage. J’ai perdu mes parents en gare de Vierzon, les laissant avec je ne sais combien de colis lourds et difficiles à transporter. Et ce n’est que huit jours après notre séparation que nous nous sommes retrouvés chez nous, à moitié morts de fatigue et d’ennui. Longtemps encore, nous nous souviendrons de ce pénible retour. Mme Meslé qui était allée du côté de Vendôme en est revenue huit jours avant nous. Presque tous les habitants d’Aigremont sont rentrés à l’exception de Mme Stabat, M. Chabrol, Laporte, Francis, Dubreuil, etc. Depuis près de deux mois, nous sommes sans nouvelles de mon frère et de ma sœur, nous ne savons pas ce qu’ils sont devenus. Ici, c’est le calme absolu, aucune circulation, seule la voiture du magasin arrive sur la place pour apporter des cagettes et les remporter. Cinq ou six élèves seulement viennent en classe, les autres vont à Chambourcy faire la queue des heures entières pour avoir quelques provisions. De temps en temps j’ai la visite du 1er Adjoint qui vient donner une signature. Les jours s’écoulent bien monotones ; espérons qu’il y en aura de meilleurs.
Bon courage. Croyez à notre bon souvenir. L. Daussy »


Le spectacle qui attendait nos Aigremontois rentrant d’exode, était bien triste : les ponts et les voies ferrées ayant été un des principaux objectifs de la bataille, les destructions s’étaient accumulées rendant les déplacements dans la région extrêmement difficiles.

En train de Paris à Saint-Germain-en-Laye : un voyage long et périlleux

Septembre 1940 : voici la description que fait le périodique L’Illustration d’un voyage de Paris à Saint-Germain : « À l’heure actuelle le trafic est redevenu normal dans toute la périphérie Parisienne, à l’exception de certain points. Dans la banlieue ouest, qui, grâce à ses ilots de verdure, est en quelque sorte le jardin de la Capitale, on peut faire aujourd’hui un voyage plein d’imprévus : entre les tronçons de voie qui séparent les méandres de la Seine, se sont créées des routes de fortune sur lesquelles règnent une étrange animation, semblable à celle de fourmis brusquement dérangées de leur trajet normal ; par les sentiers qui mènent au rivage, les voyageurs passent en file indienne, mêlés aux porteurs chargés de valises et aux ouvriers porteurs de madriers.
L’employé de la Gare Saint-Lazare à qui l’on demandait récemment un billet pour Saint-Germain, ignorait encore les anomalies du parcours et répondait invariablement “pas de renseignements.”
...La question cependant l’intéresse et il se met à tourner avec son doigt mouillé les pages de l’indicateur, en énonçant les têtes de ligne et les correspondances comme s’il s’agissait d’une randonnée en Europe Centrale : - “Billet à destination de Rueil ; passage la Seine en bac ; trajet à pied jusqu’à la gare de Chatou ; utilisation d’un autre tronçon de ligne jusqu’au Vésinet ; nouvelle traversée du fleuve en bac et montée individuelle de la rude côte de Saint-Germain.” À l’annonce de ce programme, le voyageur du dimanche se découvre aussitôt des allures de grand voyageur... Bezons, la Garenne, Nanterre : des gares modernes se succèdent jusqu’à Rueil, où la voie, coupée, pend au-dessus de la Seine comme les muscles d’un membre arraché. Les voyageurs descendent, assaillis par une nuée de porteurs, qui, les uns à dos, les autres sur des charrettes à bras, dans des voitures d’enfants et des brouettes, s’offrent à traîner les bagages sur la route qui conduit au pont. Le train a déversé dans la grande rue de Rueil une horde de gens tous poussés vers un même but, de ce pas accéléré qu’adoptent instinctivement ceux qui voyagent. Et voici le pont blessé, avec la petite passerelle métallique qui, depuis quelques jours, a remplacé, le bac et qui ressemble à un piège à souris. Mais un piège à l’entrée duquel les éventuelles victimes sont prévenues du danger par maintes pancartes : - “Prenez à droite de la passerelle ; conservez toujours un espace de deux mètres entre chaque passager.” Une affiche évoque même le risque de mort. Et les piétons en attendant leur tour de passer, éprouvent un certain plaisir à l’idée du danger qu’ils vont courir. Mais lorsqu’ils s’avancent sur les planches disjointes, leur émotion se mue en pitié pour le pont dont ils découvrent les veines de pierre à vif, l’ossature rompue et le système circulatoire réduit à quelques canalisations de gaz ligaturées a la hâte. Est-ce parce que l’arche et son reflet, l’un et l’autre brisés, rompent la chaîne qui unit les deux rives ? Un pont rompu communique une impression d’infinie tristesse. Sur l’autre rive apparaît une ville aujourd’hui calme et lointaine, un peu coupée du monde : Chatou, dont la grande rue était si souvent naguère encombrée de voitures et qui résonnait de l’écho des klaxons. Le pavé y est libre maintenant ; et la petite place de la gare ne connaît qu’une animation d’un genre nouveau : celle de caisses montées sur roues de bicyclettes et qui s’intitulent Taxis. Une porte de barrière entr’ouverte permet l’accès d’une “navette” qui, au bout de dix minutes de trajet, rencontrera un autre obstacle, toujours le même : la Seine, au Vésinet. Et c’est de nouveau la marche en troupeau, avec des inconnus qu’on retrouve à chaque étape, comme dans les grandes tournées touristiques ; c’est l’agitation des porteurs, le frôlement des bicyclettes ; c’est la passerelle, d’un genre un peu différent et affublée d’immenses écriteaux portant d’autres conseils : “Passage limité à dix personnes dans chaque sens, allure au pas non cadencé et espacé”. Il y a plus d’une heure qu’on a quitté Paris, et Saint-Germain apparaît encore sur l’autre rive, en haut de la côte du Pecq. Au bord du fleuve, on s’assied, on déjeune. Jamais on n’avait tant regardé ce paysage familier. L’ascension terminée, on regagnera Paris en fin de journée par une ligne moins accidentée, quoique détournée : celle de Saint-Nom-la-Bretèche ... C’est ainsi que les habitants d’Argenteuil que ne tentent pas les traversées en bac, peuvent regagner leur ville à pied sec en empruntant le réseau du Nord ; mais beaucoup préfèrent le trajet plus court, par la gare Stade-de-Colombes et les 500 ou 600 mètres à pied qui les séparent de la rivière… ils courent vers les barques pour y entasser leur bicyclette et leur petite valise, pour avoir la meilleure place à l’avant et ne pas risquer de regarder le soleil en face. Mais lorsqu’un voyageur nouveau arrive en vue des quais et qu’il est reconnu à son air hésitant, deux hommes se précipitent vers lui comme les cochers d’hôtel dans les grandes gares :
- Pour Argenteuil, à droite ! - Pour Paris, à gauche !
- pour la gare, prenez le passeur à droite !
- pour la ville, prenez le passeur à gauche !
Deux “compagnies” rivales se disputent de chaque côté du pont les 28 sous du client éventuel qui ira grossir la foule de leurs passagers. Et les flottilles appareillent sous l’œil vigilant d’un agent de police qui, les deux mains derrière le dos, veille à ce que les embarcations ne soient pas surchargées... Mais d’étranges flottilles en vérité dont les nautoniers aux bras luisants de sueur emmènent des gens assis sagement sur les planches des barques et qui, avec leur parapluie entre leurs jambes et leur chapeau melon, ont l’air de s’en aller résignés vers on ne sait quel triste destin… toute une animation est née sur cette petite plage hier déserte. Dans quelques semaines ce pittoresque aura disparu. »

CHAPITRE III
L’occupation allemande à Aigremont 1940 – 1944

Les Allemands arrivent en Juin 1940 dans la région. Mais à Aigremont, à part une courte période tout au début, il n’y en aura pas résidant sur place jusqu’en août 1944. Georges Meslé nous indique qu’une Musique militaire allemande est arrivée à Aigremont en juin 1940 et s’est installée à la villa du Clos des Aulnes. Elle aurait fait partie d’un régiment fait prisonnier par De Gaulle lors de sa contre-attaque de Montcornet et libérée lors de la débâcle quelques jours après. Après leur départ en 1941, la maison sera habitée par des réfugiés belges les Dupont. Les habitants d’Aigremont se souviennent :


Odette Leliégard : « Les Allemands sont venus après qu’on soit rentrés d’exode, c’était la musique à la “villa Goupy”. Bon, vous savez, on avait un petit peu peur. On n’allait pas trop s’y frotter, malgré qu’ils ne nous ont jamais rien fait, et on ne leur voyait pas d’armes, ils jouaient seulement de la musique. Tandis que les autres, ceux qui sont venus en 44, il y avait quand même les obus. Une fois on était couchés, et la dame d’à côté, elle nous tape à la porte, on lui cause par la fenêtre. Elle dit : il y a une voiture là : les Allemands étaient venus taper à la porte de chez elle et c’est là qu’elle nous a appelés. Alors mon mari est sorti, ils voulaient qu’on aille les aider à dépanner leur voiture. Mais c’étaient pas des Allemands, c’était peut-être des Anglais ou quelque chose comme ça ; c’était en 41… »

Théo Le Ruyer : « Quand je suis rentré en 40, il n’y avait pas d’Allemands à Aigremont ni à Chambourcy. Puis une musique allemande est venue s’installer à la Villa Goupy. On leur disait bonjour, c’est tout : y en avait qui parlaient français, Ils ont du rester un mois, peut-être plus. »

Lucien Penven, enfant à l’époque : « Je ne me souviens pas de l’arrivée des Allemands dans le pays. Mais je sais que c’était une musique militaire. Je me souviens de l’Allemand qui parlait français et qui venait chercher ce fameux Médor - mon chien. Il le promenait et lui donnait des bouchées au chocolat. Leliégard, qui était là, disait : - il en a de la chance Médor ! On appelait cet Allemand « Oh-lala ! », parce qu’il disait : « Oh-lala ! méchante Suzanne ! » Susanne était une ouvrière de Halloche (un agriculteur) qui avait dû le traiter de sale Boche. Théo Le Ruyer nous disait tout à l’heure que ces Allemands avaient dû rester un mois. Je crois qu’ils sont restés une bonne année et qu’ils ont dû partir quand les Allemands ont envahi la Russie vers juin 1941 : cela n’a pas dû être la même musique, là-bas, pour ces musiciens. Je me souviens aussi de cet Allemand qui a fait manger de la paille à René Meslé (le Maire d’alors). Il a attrapé une poignée de paille et la lui a mise dans la bouche. Il était balafré et on l’appelait « Gueule-de-Travers » Il a été le dernier a quitter le pays. Les hommes ont dit ensuite : « si on avait su que c’était le dernier, on lui aurait fait sa fête. »

Georges Meslé, enfant à l’époque : « En1941, j’étais avec mon ami Lulu Penven et nous allions à l’école à Saint-Germain, rue de La Salle. J’avais décidé de ne jamais laisser le trottoir aux soldats allemands qui passaient. Ce jour-là, j’ai même dit, et Penven peut en témoigner : - ’celui-là, je ne peux pas le laisser passer’. Au coin de la rue Danès, il y avait une boutique Nicolas. J’ai accentué d’un coup d’épaule, au passage de cet officier allemand, et puis je me suis retourné et je me suis mis à rire. Alors, il n’a pas du tout apprécié et j’ai pris une paire de claques qui a assez compté dans ma vie parce que cela a fini totalement de me former une opinion sur l’occupant ». À partir de 1941 et jusqu’à l’été 1944, il n’y a plus eu d’Allemands à Aigremont.

Les Allemands, comme partout en France, vont s’organiser ici avec un grand sens de l’administration. Tout d’abord en septembre 1940, ils commencent par faire l’inventaire de leur conquête. L’enquête de la Feldgendarmerie de Versailles, conservée à Aigremont, fait ainsi le tableau du village à cette date :
« - 7 patrons agriculteurs sont prisonniers,
- 3 chevaux réquisitionnés n’ont pas été remplacés,
- 15 hommes et 42 femmes sont employés dans l’agriculture, contre 32 hommes et 42 femmes en 1939.
il n’y a plus que deux voitures publiques à Aigremont (appartenant à la mairie), quatre voitures particulières et dix camionnettes,
- Ces véhicules consomment 200 litres d’essence par mois
- L’école compte 30 élèves dans une classe unique, avec l’institutrice Mlle Daussy. La rentrée de septembre 1940 s’est bien passée
-Un seul étranger habite le village : un Belge, Jules Touchard, ouvrier agricole habitant chez Mr Aubrun »
.

Le presse-papiers du peintre André Derain

Puis les Allemands se mettent à confisquer les armes de chasse. À Chambourcy, soixante personnes déposent leurs fusils à la Mairie entre le 30 juin et le 6 septembre 1940. Certains dépôts d’armes un peu spéciales sont plus délicats à réaliser. C’est ainsi que le peintre André Derain qui habite alors à Chambourcy, écrit à sa Mairie l’inénarrable lettre suivante :

« 18 octobre I940,
Monsieur le Maire,
J’ai l’honneur de vous signaler, à toutes fins utiles, que j’ai dû faire enterrer dans mon parc, trois obus allemands de 1914 qui appartenaient à Monsieur Ancelot, précédent propriétaire et que malgré ma mise en demeure, jamais Mme Ancelot ne les a fait enlever. Je suis certain, à peu près, qu’ils sont inoffensifs, car j’ai vu des enfants jouer avec, lors de ma première visite de la propriété, et un d’entre eux servant de presse-papier à Monsieur Ancelot. De plus, on a dû jeter dans le bassin, des bandes de mitrailleuses abandonnées par les troupes françaises. Elles ont été vues et maniées par les troupes d’occupation.
Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’expression de ma haute considération, André Derain »


La détention d’armes est considérée comme un crime par les Allemands et certains paieront de leur vie cette dissimulation, comme Mr Albert Le Berné cantonnier à Chambourcy qui sera déporté et mourra à Dachau le 21 décembre 1944.

Les Allemands s’installent dans le pays en réquisitionnant des logements :

L’État des sommes dues au titre des réquisitions du 1er janvier 1941 à Chambourcy nous donne une idée de l’occupation locale :
- Château de Joyenval : 2 officiers et hommes dans 9 chambres
- 77 Grande-Rue : bureaux et resserres et 30 hommes dans 9 chambres
- 15 rue de Grammont : 60 hommes dans 12 chambres
- Chez Derain : I officier et 30 hommes dans 9 chambres
- Chez Chanteaud, Grande-Rue : bureaux et resserres, 40 hommes dans 13 chambres •
- 48 Grande-Rue : 1 officier
TOTAL : 11.033 francs.

Ce même document nous renseigne sur le tarif des réquisitions :
- chambre d’officier : 9 fr,
- chambre pour 4 hommes : 8 fr,
- chambre pour 3 hommes : 5 fr,
- bureau : 3 fr,
- grange 3 : fr, »


Les Allemands se préoccupent même de faire aménager leurs cantonnements réquisitionnés. L’État du 4 avril 1941 » concernant le Château de Joyenval (NDLR : actuellement démoli pour laisser la place au golf de Chambourcy) prévoit que « pour abriter les 19 voitures et camions, les 4 canons, les 6 caissons à munitions, les 2 voitures d’officier, et loger les 2 officiers, leurs 33 hommes et sous-officiers, on a aménagé :
- I salle de jeux
- I salle de rapport
- I réfectoire
- I magasin
- I garage pour 8 voitures et ateliers - I garage de 8 voitures - I magasin à munitions, »

Bien que l’on soit à la campagne,
le ravitaillement sera difficile,
surtout pour ceux qui n’ont pas de terres et pour les moins fortunés.
 

Souvenirs d’Odette Leliégard : « Je suis de 1909. J’avais donc alors 30 ans et j’avais cinq enfants, plus un neveu que j’avais élevé ; puis j’avais mon père et ma mère à charge. Ma mère était impotente et mon père est décédé en 41. Et j’avais la dame d’à côté qui était toute seule, qui était comme la grand-mère de la famille ; elle était toujours ici. J’avais encore un Monsieur que j’avais pris chez moi, qui avait été blessé à Orléans avec une bombe, il n’avait plus qu’un oeil, il n’avait plus qu’un bras. Il faisait des tâches chez X. Il mangeait ici. Nous étions 10 et la guerre c’était pas tous les jours facile. Déjà, aller chercher à manger à Chambourcy : on arrivait, il n’y avait plus rien. Le Noël 1940, j’ai été au boucher qui avait pas mal bu : pour lui, il y avait encore du vin. Comme il avait bu, il était pas ouvert, alors on a fait le Noël 40 avec des boîtes qu’on appelle des boîtes de singes. C’étaient des boîtes de corned-beef que les soldats français avaient laissées en partant dans le grenier à Mimile. On a fait Noël avec ça. Puis après, ça a suivi : aucun ravitaillement. Je descendais à Poissy deux fois par semaines chercher des choux. Pour avoir des choux, il fallait être au marché vers 6h/ 6h30, quand on faisait les étals et que les grossistes arrivaient. On avait un petit terrain, on faisait pousser un peu de pommes de terre ; mais il fallait en faire pousser… pour tout le monde. Question de viande, on avait deux, trois poules et deux, trois lapins ; tant que les lapins ont vécus… parce qu’après, ils ont eu la maladie. Après, on a fait des moutons. Mais quand on tuait un mouton, on le tuait déjà avec la voisine qui en avait donc la moitié, car elle faisait venir ses frères pour le tuer ; moi j’avais mes deux beaux-frères et mes deux belles sœurs à Chambourcy. Ils venaient manger le gigot et ils en emportaient chacun un morceau. Qu’est ce qu’il me restait ? pas grand-chose. Les moutons, on les montait au bois. Les gosses, ils en avaient marre de monter les moutons au bois, surtout avec leurs sabots en bois qu’étaient toujours cassés. Mon dernier, il laissait ses sabots en bas de la sente et il montait pieds nus pour ne pas casser ses sabots. Parce que quand ils étaient cassés, il se faisait encore attraper. Si bien que quand on a voulu lui mettre des chaussures, il a fallu lui faire tremper ses pieds et les gratter je ne sais combien de fois : c’était de la corne qu’il avait en dessous. Ah ! on n’a pas mangé tous les jours de la viande ! On a mangé ce qu’on trouvait, des hérissons… C’était le fou rire, pour les tuer. On les mettait sur la table de la cuisine, alors ils s’allongeaient et avec le crochet du poêle on leur tapait sur la tête. Après, il fallait les ébouillanter pour tirer les piques. Ah ! Quand il faut en arriver à manger ça ! Le hérisson, tout est dans la sauce ! On faisait une sauce comme pour le lapin, ça donnait un petit peu de goût, mais c’était pas grand-chose. Sans quoi, ici, on pouvait rien avoir. Les pommes de terre, vous pouviez toujours courir pour en avoir. On s’est débrouillés. On n’a pas mangé tous les jours. On comptait même les pommes de terre quand il y en avait. Mon mari en avait cinq dans son assiette, il les donnait aux gosses, et lui, il n’en mangeait pas. On a mangé des choses que… On allait chercher du blé, j’avais un cousin à Feucherolles, en vélo qu’il allait, à condition de pas se faire prendre. Mais on avait le blé, mais pas de moulin à café pour le moudre. Moi j’ai fait cuire du blé entier pour le manger. Je savais qu’il y en avait un qui avait un moulin. J’ai lui ai dit : - tu me prêtes ton moulin ? - Ah non ! -J’ai dit : tu me prêtes ton moulin ou tu auras des histoires ! Alors il me l’a prêté. Le neveu a mis le moulin en route sans le fermer et toute la farine s’est envolée, il y en avait partout. Mais que voulez-vous ? Il y en avait qui vivaient bien. Malheureusement, ils sont presque tous partis, alors paix à leurs âmes ! Il y en a qui ont mangé du pain blanc. Moi, j’ai un garçon qui est décédé : il allait à Chambourcy, chez le boulanger et demandait : un pain de 4 livres pour D. F. (NDLR quelqu’un de Chambourcy) et Hop ! il a fait ça 2 ou 3 fois, après il ne pouvait plus y aller. Alors, certains, ils avaient ce qu’ils voulaient. Et au marché noir, il y avait tout, mais il fallait avoir les sous et comme on n’en avait pas, on pouvait pas acheter. On mangeait des épinards… Mes enfants en ont pâti quand même : il y en a un qui est “parti”, l’autre est un peu malade, il a été greffé. On y peut rien : la guerre c’est une chose qui ne devrait jamais exister. »

Souvenirs de Mme Maillaut : « Pour se nourrir la première année, ça été très difficile, parce qu’on a manqué de viande, on a manqué de tout puisqu’il y avait des tickets. On s’est mis à élever des lapins et on a mangé uniquement du lapin pendant un an. On allait chercher du lait dans les fermes plus haut, sur Feucherolles. Et puis après, il y a eu du marché noir et on a pu de temps en temps aller chercher un peu de viande au noir. Mais nous, on avait quand même les légumes pour nous… c’est pour le pain surtout que c’était dur : ma mère de temps en temps, quand elle pouvait trouver de la farine, elle nous faisait du pain dans une cocotte. »

Les prisonniers

Tous les soldats d’Aigremont n’ont pas eu, comme Théo Le Ruyer (voir ci-dessus), la chance de rentrer au pays après la défaite : certains sont morts au front, et plusieurs sont restés prisonniers. Le rapport de la Feldgendarmerie signalait en octobre l940 que 7 patrons agriculteurs sont prisonniers. Y en avait-il d’autres prisonniers en dehors des patrons ? Pour ma part, j’ai retrouvé à la Mairie, une liste de prisonniers très émouvante, griffonnée au crayon sur un bout de papier, sans doute par la secrétaire de Mairie. Vous trouverez, un peu plus loin la photocopie un peu réduite de cette liste, sur laquelle ne figure pas, par exemple, Julien Guillain, ouvrier agricole et prisonnier lui aussi.
La Municipalité d’Aigremont va se préoccuper de leur sort : « Le 20 décembre l940, à 20h, le Conseil Municipal d’Aigremont décide de prélever une somme de 700 fr, (Article 28, dépenses imprévues, Budget additionnel 1940), à l’effet de venir en aide matériellement aux prisonniers de guerre de la Commune d’Aigremont. » Cette mesure sera renouvelée régulièrement. Par exemple, le 13 décembre 1941, le Conseil Municipal vote également un crédit de 700 fr, pour envoyer des colis de Noël aux prisonniers. J’ai retrouvé, grâce à l’obligeance de Georges Meslé, deux lettres de Julien Guillain, ouvrier agricole chez son père. Elles sont écrites au crayon, comme toutes les lettres de prisonniers. Les voici, sans correction :
« 2 février 1941,
Cher Patron, Deux mots pour vous donner de mes nouvelles qui sont toujours bonnes. Je pense que vous êtes de même ainsi que Marcel Bourel et Fifine. Je vous est déjà envoyé une carte, mais j’ai pas eut de réponse. Je travaille dans une usine. Nous avons de la neige depuis deux mois. Je vois plus rien à vous dire pour aujourd’hui. Bonjour à tout le monde. Recevez mes meilleures amitiés, Julien Guillain, prisonnier N° 31.711 Stalag VIII A »
.

« 27 avril 1942,
Cher Patron, Je suis toujours en bonne santé. Je pense que vous êtes de même. J’ai bien reçu votre carte que vous m’avez envoyée. Je pense souvent à vous vous, car vous devez avoir du travaille. Il ferait meilleur être avec le cheval dans les champs que d’être à l’hôpital. Bonjour à tout le monde et recevez mes meilleures amitiés et bientôt le retour parmi vous.
Julien Guillain, prisonnier N° 31.711 Stalag VIII A »
.

Quant aux jeunes gens d’Aigremont embrigadés dans le STO (Service du travail obligatoire), vous trouverez sur ce site internet à la page Histoire d’Aigremont, le témoignage de Raoul Aubrun qui passa une partie de la guerre à Berlin et n’en revint que bien après l’Armistice.
 

CHAPITRE IV
Les bombardements et le débarquement

C’est à partir de la fin 1943 que les bombardements vont perturber la vie et les déplacements des banlieusards. Dans son livre « Le Feu et La Foi », préfacé par Kessel, Rolande Auffret-Follain nous raconte le trajet en train Paris / Saint-Germain-en-Laye sous les bombardements du 31 décembre 1943 :


« Ce jour-là, la sirène d’alarme avait refoulé le personnel de son Établissement dans les sous-sols, en attendant que les bombardiers anglais - ou américains- aient déversé leur provision d’explosifs sur les points stratégiques de la périphérie... L’heure de partir sonnait enfin. À l’instar de la majorité de ses compagnes, Yvonne se précipitait vers la Gare Saint-Lazare où, comme à l’accoutumée, elle s’entasse avec une foule morne et résignée dans une rame ’Paris-Saint-Germain-en-Laye’. Combien portaient au cœur ce pincement d’angoisse : où les projectiles étaient-ils tombés aujourd’hui ? Le train partit, roulant à l’allure modérée devenue habituelle à cause de l’excédent permanent de voyageurs depuis que le nombre de trains avait été réduit par décision de l’Occupant. La rame atteignait le pont d’Asnières. Soudain les sirènes ! De nouveau, leur lugubre avertissement retentissait. Le train n’en continua pas moins d’avancer. D’ailleurs qui aurait pu prévoir dans quelle direction irait le danger ? À l’approche de la gare de Bécons-les-Bruyères, de terrifiantes explosions secouèrent le convoi. Des immeubles s’écroulaient dans des nuages de poussière et de fumée ; le ciel s’obscurcit. On ne voyait plus derrière le dernier wagon, que des rails qui se dressaient à la verticale. Tout le train tituba, secoué par la déflagration. Et pourtant (cela tenait du miracle), la rame électrique ne s’était pas arrêtée ! Au contraire, elle avait sensiblement augmenté sa vitesse. Les passagers, eux, se confiaient au conducteur de la motrice qui, voyant les dégâts, avaient pris la décision de fuir en avant. Les Vallées, La Garenne-Bezons et La Folie étaient “grillées” et l’on fonçait toujours. À Nanterre, le calme paraissant revenu, ce fut le stop tant attendu. Alors les voyageurs se bousculèrent pour entourer leur sauveur, qu’ils félicitaient, embrassaient à l’envie. Il se passa un long moment avant que le courageux cheminot puisse reprendre la route qui n’existait plus que devant lui. »

Mais c’est en 1944, avec l’approche du débarquement que ces bombardements vont vraiment s’intégrer dans la vie quotidienne des Parisiens et des banlieusards. Par chance, le petit village d’Aigremont ne sera jamais touché, mais leurs habitants seront aux premières loges pour voir tomber les bombes sur toutes les usines de la région, surtout sur les usines d’automobiles de Poissy. Les habitants d’Aigremont se souviennent…

Le bombardement du 10 mai 1944, de minuit à minuit et demi sur Poissy et Argenteuil :
Ce sont les ponts et les grandes usines de la région qui sont le plus souvent visés : les usines d’automobiles et le pont de Poissy, les usines Gnomes-et-Rhône d’Argenteuil. Dans son livre « Le Feu et La Foi » déjà cité, Rolande Auffret-Follain évoque le témoignage de Raymond X., ouvrier à Argenteuil, pendant ce fameux bombardement : « Raymond vient de prendre son service. Soudain retentit la modulation stridente des sirènes... Déjà le poste de DCA allemand, installé près de l’usine, ouvre le feu, particulièrement acharné, et le bourdonnement qui s’enfle d’instant en instant laisse prévoir un raid d’envergure… des fusées éclairantes pleuvent encerclant l’ensemble des bâtiments. On y voit comme en plein jour. “-Tout le monde aux abris !” hurle le gardien. On ne l’écoute plus. Chacun ayant compris que la mort va frapper, prends ses responsabilités, courant ça, là, pour préserver ses jours : les abris n’inspirent pas confiance contre un bombardement comme celui qui va coiffer l’objectif… Raymond enfourche son vélo. Sans discontinuer, la DCA canonne. À son roulement rageur répond la ronde infernale des avions qui descendent en piqué. Les éclats retombent, pluie meurtrière. Raymond fonce : il sait que ses chances tiennent à la rapidité de sa fuite. Le sifflement des premières bombes l’environne de son sinistre suspense. Un éclair l’aveugle : le phosphore ! Sourcils et cils brûlés, il ferme les yeux sur une douleur aiguë qui l’oblige à s’arrêter... La foudre qui tombe du ciel remonte des entrailles de la Terre dans un tonnerre d’Apocalypse. Il faut repartir. Le vieux pont n’est pas loin... Fuir. Fuir... Ruisselant de sueur, il atteint le vieux pont et voit s’approcher un groupe de bombardiers. L’un d’eux se détache et pique droit sur lui. Un fracas terrifiant le transit. Sur la masse sombre de l’appareil, il reconnaît l’emblème de la RAF, l’allié qu’il appelait de tous ses vœux et qui va le tuer !... Mû par un réflexe qu’il ne contrôle plus, il se reprend et bondit de toutes ses forces. Le pont est visé. Les bombes éclatent de plus en plus près, faisant rejaillir des gerbes d’eau écumantes. Passera-t-il ? Encore quelques mètres - 22 secondes. Une formidable déflagration ébranle l’atmosphère : le pont a sauté. Raymond, projeté à bas de son vélo, se retrouve allongé sur le sol, durement écorché, mais bien vivant !… Tout semble crouler autour d’eux : les bombes s’appesantissent maintenant sur leur quartier -tragique erreur comme il s’en produit si fréquemment. La terre tremble les immeubles s’effondrent... »

Le bombardement du pont de Poissy. Théo Le Ruyer : j’étais à travailler au cimetière.
« Ça faisait du bruit ! Je me rappelle quand le pont de Poissy a été sauté : j’étais à travailler là, au cimetière, dans la pièce au Piqueur (surnom de Mr Aubrun), on voyait les morceaux de pont sauter et on voyait bien les bombes tomber et les gerbes d’eau monter quand la bombe tombait là-haut. »

Le bombardement du pont de Poissy. Lucien Peven : j’étais avec mon cheval sous le pommier…
« J’étais à 500 mètres, derrière, là-bas (à la Maladrerie côté Poissy), et le pont de Poissy à vol d’oiseau ça fait 1 km. Je voyais les bombes tomber : j’étais avec mon cheval sous un pommier et j’avais peur. Le cheval avait aussi peur que moi. Je me souviens d’un autre bombardement : celui de l’école militaire de Saint-Cyr, parce que généralement les bombardiers volaient en ordre, bien groupés tandis que là, ils sont venus en ordre dispersé. Ils étaient bien 40 ou 50, comme un essaim d’abeilles. On les a vus passer, revenir et on a su ensuite que Saint-Cyr était détruit. »

Le bombardement de Chambourcy : Odette Leliegard, mon mari s’en est tourné les sangs.
« Tant que je n’avais pas tous mes gosses autour de moi, je n’étais pas tranquille. Il y en avait deux qui ont fait leur communion le dimanche 4 juin. Le jour du Débarquement, c’était le mardi d’après. Et bien le dimanche d’après, il y a deux bombes qui sont tombées sur les pétroles à Chambourcy. Alors mes deux gosses, au lieu d’aller à la messe, ils sont allés voir où la bombe était tombée. Nous, on les cherchait partout. Ils ont reçu une volée tous les deux, quand ils sont rentrés. Il y en a une qui était tombée par Continent (le super marché). Mme Lemoine et mon mari qui travaillaient là-bas, ils l’ont vu partir l’avion, mais ce n’était pas un avion allemand. Mon mari a eu peur, il a cru qu’elle était tombée sur la maison. Il a tellement couru qu’il a été malade : il s’était tourné les sangs. Le jour de la Communion aux gosses, il a fallu lui faire une piqûre. À la Confirmation des gosses, le jour du Débarquement, ils sont descendus dans les caves du château de Saint-Germain, les enfants et Mme Meslé qui les avaient amenés, parce que moi, j’étais restée avec mon mari qui était encore bien malade. Il n’y a pas eu de bombardement, mais il y avait des avions qui tournaient et ça faisait peur. »

Le débarquement : Lucien Penven, j’étais en train de labourer… Lucien m’a emmené en1988 sur les lieux où il a appris la grande nouvelle du Débarquement, à La Maladrerie, côté Poissy, au pied des HLM qui à l’époque n’étaient que des champs. « Ici, le 6 juin 44 au matin, j’étais en train de labourer avec mon cheval. Il y avait une brave dame, Mme Moette, qui me connaissait très bien et qui m’attendait au bout du sillon. Elle avait ouvert sa fenêtre, parce qu’il faisait très beau ce jour-là. Elle m’a dit en levant les deux bras au ciel : -“Lulu, ils sont débarqués !” C’était fantastique : pour moi, ils étaient débarqués, ils étaient arrivés ! J’avoue franchement - j’avais 18 ans à l’époque, alors qu’il y avait des gars qui avaient deux ou trois ans de plus que moi qui étaient étalés sur des plages de Normandie, eh bien, moi, pas un instant je n’ai pensé à cela : J’ai été discuter avec cette brave dame, puis j’ai continué mon travail. »

Le débarquement : Odette Leliégard, j’étais dans mes ouatères… Odette m’a raconté ce qui lui est arrivé dans la soirée du 6 juin 1944, soir du Débarquement : « Si je vous disais… mais c’est peut-être pas beau à voir, comment j’ai “entendu” le débarquement. À cette époque, les “ouatères” étaient déjà là, dans le coin. Je vais aux ouatères : et c’est là que j’entends un grondement sous mes pieds sans arrêt. Je me dis : qu’est-ce qui se passe ? C’est fou ce que ça peut résonner par terre. Ensuite, le docteur est arrivé pour mon mari qui était malade, et il me dit : c’est le débarquement, c’est le canon de Normandie qui fait trembler le sol des ouatères. Vous savez, on entend bien par le sol... Par exemple, quand les Allemands sont partis, ils avaient laissé une roulante chez “Meslé d’en bas”. Alain, “le Meslé d’en haut”, dit à mon mari : il faut que tu prennes Bayard (le cheval) et que tu emmènes cette roulante à Saint-Germain-en-Laye au Lycée International. Et mon mari ne revenait pas : toute la famille était dans la rue à l’attendre. Mon dernier des garçons était assis par terre ; tout d’un coup, il dit : le vlà, j’entends les sabots à Bayard. Couché par terre, il entendait les pas du cheval résonner. »
 

CHAPITRE V
Les Allemands s’installent à nouveau à Aigremont :
13 août – 23 août 1944 : la prise d’otages


À la mi-août 44, on commence à attendre les Américains. Les maquisards multiplient leurs actions et les Allemands deviennent très nerveux. Des troupes prennent position à Aigremont, dans le château, et des batteries de flak (antiaériennes) et antichars sont installées, comme dans toute la région. Le livre “Histoire d’Orgeval” donne ces intéressantes précisions : « 11 août 1944, les Allemands installent des nids de mitrailleuses à Maison-Blanche et de la DCA dans le parc de la Tour de Béthemont. 16 août, les Allemands installent des canons dans les bois d’Aigremont et de Chambourcy. »

C’est dans ce contexte que les Allemands vont prendre des jeunes en otages à Aigremont, pour prévenir d’éventuels attentats. Je n’ai pu avoir confirmation de la date exacte de cette prise d’otages, sans doute le dimanche 13 août 1944 et il semble qu’ils furent libérés par le Commandant allemand du château, le mercredi 23 août, la veille du départ des Allemands d’Aigremont.

D’après les souvenirs de Gilbert Prunier, de Lucien Penven, de Georges Meslé et de Théo Le Ruyer, il y a eu 10 otages. Six otages : Roger Laporte, Émile Marbouty, Gilbert Prunier, Francis Perot, Marcel Buain, Marcel Daubigny, sont enfermés dans l’écurie de Roland Dubreuil. Trois autres otages sont des « otages libres » c’est-à-dire qu’ils peuvent rester chez eux, mais à la disposition des Allemands : Roland Dubreuil (qui était alors malade), Marcel Inderbitzen et Dédé Maillaut (dont l’épouse allait accoucher). Plus une femme : Émile Marbouty (dit Mimile) s’était caché dans la paille de son grenier au 29 Grande-Rue pour échapper aux Allemands. Ils ont fouillé le grenier à coups de baïonnettes, mais ne l’ont pas trouvé. À sa place, ils ont emmené sa femme et il a donc dû se rendre.

Ancien otage, Gilbert Prunier se souvient :
- « Être otage qu’est ce que cela signifiait ? - Cela signifie qu’on a été emmenés par les Allemands d’une drôle de façon. Lorsqu’ils arrivent, deux de mes camarades sont pris, alors évidemment je sens que mon tour va venir. On discute avec mes parents : qu’est ce qu’on fait ? je me sauve ou je me laisse arrêter ? Difficile... mes parents veulent que je me sauve. Moi je dis que c’est pas la peine : ils prendront quelqu’un d’autre de la famille. Je reste. Alors ma mère me prépare une musette : casse-croûte, changement de linge, de quoi faire sa toilette. Et quand les Allemands sonnent à la porte, je suis prêt devant la porte, devant eux… et on s’en va tous ensemble, les soldats me suivant. On s’en va jusqu’à la prison : enfin si on peut appeler cela une prison ? C’était une écurie. Ça se trouve dans la Grande- Rue, juste un peu plus bas que l’ancienne mairie, sur la gauche en descendant. - Vous étiez combien ? - Eh bien, si mes souvenirs sont à peu près exacts, on devait être 7 ou 8, dont une femme. Eh oui, drôlement ! Justement, ce monsieur ne veut pas se faire arrêter, il se camoufle dans une grange à foin et quand les Allemands se présentent, il est camouflé. Les Allemands n’hésitent pas, ils emmènent sa femme. Et au lieu de voir arriver un copain, qu’est ce qu’on voit arriver : sa femme, dans l’écurie avec nous. Ça fait bizarre quand même ? Dans cette écurie ça a été drôle : interdit de sortir. Pour les besoins, on allait dans un coin de l’écurie. Bien sûr, il n’y avait pas de lits, c’était juste de la paille à terre ; et c’était une porte à deux battants et les deux battants étaient fermés. Quelque chose me revient en mémoire : cet officier allemand qui arrive, qui compte dans sa main des balles et qui nous fait comprendre que si on essaye de se sauver, c’est pour nous. Nous avions été arrêtés parce que souvent des officiers allemands étaient tués : on était arrêtés pour ça. Si jamais un officier allemand était tué, hop ! on nous prenait et on était fusillé. »

Les otages, Mme Maillaut se souvient :
« Les otages c’était pour la naissance de ma fille (20 août 44). Je devais aller à Saint-Germain pour accoucher en clinique et j’ai du rester chez moi à cause des évènements. Heureusement, il y avait une sage-femme de Chambourcy qui est venue coucher ici, pour m’aider. Le Major médecin allemand s’était même proposé pour venir m’accoucher. J’ai pas voulu, car ils avaient pris des otages et mon mari devait être dans les otages, mais ils l’ont laissé. Ils ont quand même été assez humains… Comme ça, moi je n’ai pas souffert de cette chose-là, j’ai pas su ce qui se passait. J’ai su tout ça après. »

Les otages, Mme Sergeant raconte :
« J’ai évidemment été très marquée, puisque les otages étaient -si je puis dire- tous ceux de ma ’classe’, puisqu’ils avaient à peu près le même âge que moi et je sais qu’on tremblait tout le temps qu’il arrive quelque chose. En particulier, comme à la maison il n’y avait pas d’Allemands à ce moment-là, il y avait beaucoup de jeunes qui se réunissaient chez nous pour jouer tranquillement et on faisait beaucoup de bruit. Et mes parents étaient affolés parce qu’ils disaient qu’une bande d’Allemands allait nous tomber sur la tête ; les enfants au contraire étaient plus jeunes et ils faisaient un bruit terrible. »

CHAPITRE VI
La libération dans la région

Pour les évènements du mois d’août 1944 autour d’Aigremont, à Saint-Germain, à Chatou, au Pecq, j’utiliserai largement les témoignages publiés après la guerre et notamment « La Libération de Saint-Germain-en-Laye » de Maurice Veillon, l’ouvrage « Le Feu et la Foi » de Rolande-Auffret Follain et les souvenirs du Curé du Pecq « Les Derniers Jours du Pont du Pecq, mai-août 1944. »

5 juin 1944. Trois avions piquent vers le pont (du Pecq) venant de Bougival, rasent les eaux (de la Seine) mitraillent la DCA du terrain des sports et lâchent quelques bombes. L’un d’eux est si bas qu’il endommage le parapet et fauche une jeune fille de 19 ans, Monique Raoult, qui sera enterrée le 8. Quelques maisons détruites. Alors on envahit les grottes (sous le château de Saint-Germain) pour y installer des dortoirs ; dans le sous-sol de l’église, trente personnes y couchent sans avis de prise de possession. Au fond, c’est très bien ainsi, la maison de Dieu est la maison du père de famille.
6 juin Enfin c’est fait, il a eu lieu le débarquement, en Normandie. On se bat déjà dans Caen, paraît-il. Le téléphone est coupé, les rues sont barricadées ; des sentinelles avec des mitraillettes sous le bras attendent. Des prévoyants achètent tout le pain de leur carte. Les derniers de la queue n’en ont plus et crient. Journée de grand affolement, car la Normandie c’est la route traditionnelle des invasions vers Paris, vers nous. Pour la première fois, on parle de torpilles volantes. Aussitôt, on prétend en ouïr Rue Victor-Hugo. Non ce sont les Allemands qui jouent au football.
7 Juin Les armées allemandes défilent du côté de Versailles, foncent sur la route de Fourqueux, vers la Normandie. Arrêté du Maire qui interdit les cortèges funèbres : la famille seule doit suivre le convoi. Les porteurs placent quand même les couronnes mortuaires, la foule suit le convoi qui s’en va tout calmement.
8 juin Un troupeau de vaches traverse le pays, en route vers Paris. Les rues sont maculées de bouses inattendues et de sang, car les pauvres bêtes saignent du pied.
10 Juin on annonce que la route de Houdan est très bombardée, qu’elle est jonchée de camions incendiés avec leurs morts au volant. Entre deux alertes, les évacués de la cité courent à leurs maisons où volaille et linge disparaissent. Les voleurs sont vraiment sans peur. Quant aux reproches ils s’en moquent...
12 Juin apparaissent les avions mitrailleurs. Parfois, ils rasent les toits ; le tac-tac vous fait rentrer les épaules.
13 Juin le marché de Saint-Germain est vidé par les Parisiens. On entend parler de famine possible. On recommande de garder de l’eau dans des bouteilles. Quelques nourrices se plaignent de n’avoir plus de lait, par suite des émotions. Les municipalités ont-elles prévu ça ?
23 Juin la vente au marché se fait sur présentation de la carte d’alimentation, de 9 à 11 heures. À la tombée de la nuit, des vagues d’avions passent près du pays. Tout tremble, c’est Saint-Cyr qui prend.
24 Juin violents bombardements du côté de Versailles.
25 Juin Les Allemands arrêtent les cyclistes qui sont allés chercher du beurre en Normandie, à 30 francs le kilo. Ils leur en confisquent une partie, sans tenir compte de leur bravoure.
2 juillet aucun train. Le syndicat des voyageurs ne proteste pas.
27 juillet à 9 heures, des terroristes enlèvent les feuilles d’alimentation à la Marie.
31 Juillet en bref, un mois calme. On ne s’imaginerait pas être si près du front.
ler août 1944 Les bombardements alliés se multiplient, alertes à Saint-Germain à 14h, 17h 25, 18h 45.
2 août quatre alertes, tandis que l’on entend le bruit des bombardements sur les dépôts pétroliers de Paris.
5 août le gaz de ville ne fonctionne plus à Saint-Germain que de 12h30 à 12h45 et de 19h 20 à 20h 20.
6 et 7 août les dépôts de pétrole de Paris, Gennevilliers et Saint-Denis sont bombardés à de multiples reprises.
10 août les Allemands “piquent” les vélos. Donc les vélos se cachent aussitôt.
Vendredi 11 août grève des chemins de fer. On parle de fusiller… Pas de train. Les gens reviennent de Paris à pied ou en camion. Tout le monde est sur le pas des portes et surveille la route. On dit en effet que la Préfecture de Versailles attend les Américains pour ce soir ou pour demain matin. On a même dit qu’un char était arrivé à Saint-Germain. On entend par moment le bruit du canon. Plus d’électricité. Téléphone très difficile. Nous avons encore de l’eau. Comme il n’y a plus d’électricité, il n’y a plus de TSF, aussi ne peut-on rien vérifier des bruits qui courent. On est étonné de ne voir passer sur la route de Saint-Germain aucune troupe, aucun camion allemand, ni dans un sens ni dans l’autre, mais on voit beaucoup de voitures avec la Croix-Rouge qui transportent, debout, de nombreux blessés légers… »
Samedi 12 août un panneau est accroché à la gare de Saint-Germain : la circulation des trains est suspendue jusqu’à nouvel ordre. Le même jour, un barrage antichar est construit par les Allemands rue du Vieil-Abreuvoir à Saint-Germain. La ration de pain est réduite désormais à 200 gr par personne… Vu un concombre à 74 frs, des haricots à écosser à 50 francs.
Toute la nuit du Mardi 15 août et toute la matinée du 18, les chars allemands traversent Saint-Germain par la Grande-Rue et la rue de Mareil en refluant du Front…. « Le couvre-feu est ramené à 22h15. Plus de charbon. Le gaz va être supprimé. Plus de Métro. Électricité seulement de 22h30 à 24h. Les trains remarchent un petit peu, I ou 2 trains par jour dans chaque sens entre Saint-Germain et Paris. »
Vendredi 16 août « deux grands troupeaux de bœufs raflés par les Allemands traversent Saint-Germain. »… « À propos de questions alimentaires, j’évoquerai aussi cette vache trouvée au carrefour du Puits-d’Angle, juste après le départ des Allemands. La pauvre bête était tombée d’épuisement, incapable de poursuivre sa route comme le troupeau dont elle faisait partie et qu’ils menaient à l’abattoir. Des amis et moi la traînâmes avec une corde jusqu’au laboratoire du Dr Hepp, assez proche, où nous l’abattîmes. Débitée, elle fut distribuée à la population et les gendarmes soupçonneux que des mauvaises langues avaient alertés, se montrèrent satisfaits d’en recevoir leur part. » Saint-Germain rempli de camions déménageurs via Nancy : les « souris grises », soldates allemandes si arrogantes, nous quittent avec des valises pleines. Les convois allemands défilent : camions, bicyclettes, tombereaux, guimbardes. Sous une bâche peinturée d’une grande croix rouge, une vache rumine son foin et sur la fragilité des puissants de la terre.
Dimanche 17 août les Allemands font sauter leurs dépôts de munitions de la forêt de Marly.
18 août « Pillage des maisons abandonnées par les Allemands : charbon, bois, literie, tableaux, volailles. Une femme traverse le pays, avec deux superbes oies sur sa bicyclette. Elle se défend : “pensez, je reviens de les chercher du côté de Lisieux”. On rit, personne n’en doute… À 18h 30, deux bombes : une dans l’île, une dans la Seine, les dernières… mais personne ne se l’imagine. Pas de victimes… »
Samedi 19 août : « la ration de pain est réduite à 100 gr par personne. Des barricades sont construites, avec des rails, par les Allemands, rue Gréban et rue Voltaire. 0h30, coups de mitrailleuses, chocs, cris. Est-ce les Tommies ? Non, un camion allemand est entré dans un barrage antichar, en haut de la route des Grottes : un Allemand a les jambes coupées. Des Russes (prisonniers) fortifient le barrage, rue de Saint-Germain un Alsacien les commandes. On aura vu beaucoup d’Alsaciens pendant cette guerre, contremaîtresses, etc. Le soir, on a deux heures de courant. Cela semble bon comme une friandise. D’un camion allemand tombe un superbe lapin vivant. La femme qui l’a ramassé va régaler ses trois enfants. Les abris ont retrouvé leur grande clientèle, les troupes allemandes ayant dit : « vous allez voir ce que sont les SS ! »
Dimanche 20 août « les Allemands après avoir réquisitionnés les autos, réquisitionnent aussi les vélos. Mr Lachenaud de Chambourcy, qui se rendait à la pharmacie à Saint-Germain en bicyclette se fit dépouiller par les Allemands, devant l’IRSID à l’entrée de la ville. Des bagarres éclatent à la sortie de la messe à I0h45, les Allemands tirent : une femme est tuée, plusieurs blessés… Des SS, les terribles sections d’assaut allemandes, arrivent ; la plupart des rues sont barrées. Les Allemands installent des batteries d’artillerie lourde sur les hauteurs de Chambourcy et d’Aigremont. 12 chars Tigre de la Division Adolf Hitler patrouillent en forêt et dans les environs d’Orgeval et de La Maladrerie. Dans la nuit du 20 août à 20h, 23h et minuit, les Allemands firent sauter les 60 tonnes de poudre à V1 qu’ils avaient entreposées à Rocquencourt. »
Lundi 21 août nouvelles explosions de dépôts de munitions à Saint-Germain. Affiche des Allemands : Couvre-feu du coucher du soleil au lever du soleil. Interdiction des groupes de plus de trois personnes. Interdiction de fermer les portes à clé.
22 août Les FFI apparaissent partout… On distribue I00 grammes de beurre. On mange du pain blanc, la fabrique Saldo ayant distribué sa farine. Violente canonnade tout le jour. Tout le monde est dans les rues. Plus de protocole. On annonce la prise de Paris. Alors que devenons-nous dans l’affaire ? Nuit agitée. Portes et fenêtres tremblent.
Mercredi 23 août « la population de Saint-Germain commence à fabriquer des drapeaux tricolores, et une femme promène ses trois enfants, l’un vêtu de bleu, l’autre de blanc et le troisième de rouge. En ville, l’odeur est très forte : on ne ramasse plus les ordures depuis plusieurs jours. »
Dimanche 24 août « Les Allemands font sauter le viaduc de Saint-Léger sur la ligne de banlieue Grande-Ceinture. Mais ils ne savaient pas alors qu’au même moment les premiers Américains arrivent à la bretelle de l’Autoroute de l’Ouest, à Orgeval, à 6 km de Saint-Germain. Au même moment, à 17h30, une énorme explosion casse les vitres à Bougival. C’est une péniche chargée de 75 tonnes de cheddite qui vient de sauter. Nombreux blessés sur les bords de la Seine… L’armée Leclerc est à Paris. Batterie allemande prend position rive droite du pont. Toute la nuit, ruée des troupes allemandes en route vers le pont. Quelques Allemands dévalisent des maisons, pourvu qu’ils ne s’arrêtent pas ici. »
Minuit, 24/25 août nuit étoilée. Tirs en direction de Fourqueux et de Chambourcy. »

Vendredi 25 août vers 4 h du matin les Allemands quittent Saint-Germain-en-Laye. Une affiche FFI est placardée à Saint-Germain proclamant “la mobilisation immédiate de la population…
À 9h le Maire de Saint-Germain fait hisser le drapeau tricolore sur l’Hôtel de Ville…Fête de saint Louis. Derniers passages d’isolé. Un tout jeune Allemand de seize ans, erre dans les rues du Pecq, sur son grand cheval, à la recherche du pont. On mine le pont. Les Alliés ne viendront donc pas. La DCA, installée sur le stade saute toute la journée ; des dépôts d’essence, un tank en panne brûlent. La vie sociale est arrêtée.
17 heures vive fusillade. Une barque française tente de franchir la Seine (venant de Saint-Germain). Du pont, du stade, les Allemands tirent en rafale. Un enfant de dix ans, Charles Chollet est blessé mortellement, plusieurs personnes sont blessées. Le feu dure vingt minutes avec une courte accalmie au cours de laquelle l’abbé Brochet emporte le blessé grave. Les gens occupés à vider les casemates du stade se sauvent, mais sans leurs brouettes, leurs sacs, leurs paniers.
À 19h la première Jeep US entre dans St-Germain et à 20h15, des cris éclatent rue du Veil-Abreuvoir : ’Les voilà !’ et quelques motocyclistes US arrivent venant de Chambourcy.
À 20 heures la sirène du Pecq hurle drôlement. Chatou, paraît-il attend ce signal pour attaquer les dynamiteurs (allemands) du pont. Nos FFI se placent en ordre de combat avec un fusil-mitrailleur et quelques armes simples.
À 21 heures un homme parcourt les rues : ’les Allemands sont au pont !’ Tous les drapeaux sont enlevés en un clin d’œil. Restent seuls, claquant au vent, celui du clocher et un autre rue Saint-Germain. Pour plus de sûreté, les F.F.I. font venir un tank américain face au pont. À zéro heure, bombardement de Paris par les Allemands.
À 23h28 le pont saute. Vitres, tuiles, portes, devantures en fer des maisons alentours claquent, volent en l’air… Aussitôt, à l’abri de ce barrage, les arrestations de collaborateurs, réels ou supposés, commençaient, pendant qu’un side-car américain apparaissait aux San-Germanois délirants… L’après-midi les Américains arrivent à Saint-Germain pavoisée comme une salle des fêtes un jour de gala.
Nuit du 25 au 26 le détachement allemand de Poissy, 50 hommes, un char Tigre et 4 pièces de 105, firent sur Poissy.
27 août Les Américains réparent le pont en trois heures.
30 août La division Leclerc vient de Versailles à pied ; elle se loge à Saint-Germain.

La libération de Saint-Germain-en-Laye vue par Marc Toledano

Revenons au 22 août, et faisons de larges emprunts au récit de la Libération d’Aigremont et de Saint-Germain rédigé par un romancier de chez nous - Marc Tolédano qui est né à Chambourcy et fut élevé au Désert de Retz avant la Guerre. Marc Tolédano deviendra célèbre quelques années après, avec un récif de guerre ’Le Franciscain de Bourges’ et bien d’autres livres. Dans la deuxième partie de son roman ’L’Officier de Magdebourg’ que vous trouverez facilement en librairie ou à la Bibliothèque, il rend parfaitement le climat qui régnait dans la région, en ces jours de libération de la fin août 1944 :


« Fallait-il que je fusse inconscient en ce matin du 22 août 1944 pour revêtir mon uniforme de Saumur - ou ce qu’il en restait - et pour traverser ma bonne ville de Saint-Germain-en-Laye en bicyclette ? Non content de m’exhiber en tenue militaire, je poussais la bravade en portant ostensiblement à mon bras gauche le brassard tricolore des FFI (compte tenu des autres témoignages que nous avons lus plus haut, je pense que Marc Tolédano fait une légère erreur de date et qu’en fait il doit s’agir du 24 ou 25 août, NDLR). On disait que les Allemands évacuaient la ville en catastrophe, et rendez-vous m’avait été donné au commissariat de police fraîchement ’libéré’ et promu pour la circonstance ’siège de l’état-major’, nom pompeux qui ne recouvrait rien du tout. Le commissariat grouillait de gens bizarres et excités, résistants de la 25e heure pour la plupart, affublés de semi-uniformes naphtalinés, de blousons de chasse, de leggins, de bandes molletières, et bardés d’armes hétéroclites. Dans cette atmosphère vociférante et braillante, dans cette agitation extrême, les contre-ordres succédaient aux ordres, car, comme il se doit, personne ne commandait. Un brigadier de police natif de Montpellier, du nom de Cazalou, se voulait la tête pensante. Lui qui avait collaboré allègrement avec l’occupant pendant quatre ans, il voulait à présent bouffer du Boche. Des armes nous furent distribuées, et je fus doté d’un pesant révolver à barillet sans munitions. Ce fût au milieu de ce tohu-bohu, de cette aimable pagaille, qu’une patrouille motocycliste allemande, sans doute égarée, vint pétarader devant le commissariat. La panique fut épique : tout ce beau monde se rue à la cave après s’être débarrassé des pétoires sous les armoires. Les Allemands lâchèrent une rafale dans les fenêtres du commissariat et déguerpirent sans insister. Nous sommes fichus, s’exclama Cazalou, ils vont revenir nous attaquer : il faut nous démobiliser (sic). Toutefois parmi cette troupe dépareillée se trouvait un noyau dur, la quinzaine de jeunes gens de mon groupe, amis de longue date du Lycée et du scoutisme, avides de panache et d’actions d’éclat, car jusqu’à présent nous avions été plutôt frustrés à cet égard. Nous abandonnâmes nos hôtes de l’Hôtel de Police à leur agitation inconsistante et nous nous rendîmes au Quartier Gramont, qu’une unité allemande venait de quitter. La moisson fut fructueuse : grenades à manche et fusils Mauser. Nous découvrîmes même une chenillette Renault en bon état de marche et au réservoir rempli. Nous nous juchâmes sur l’engin, nous donnant l’illusion de chevaucher un char de combat. Les Allemands s’étaient retranchés à Andrésy, sur la rive droite de la Seine, à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Saint-Germain. Avec leurs mortiers et leurs mitrailleuses lourdes, ils arrosaient tout ce qui bougeait sur la route de Poissy. Sans complexes et avec beaucoup de candeur, nous décidâmes de les déloger. Drapeau tricolore au vent, notre joyeux équipage traverse la forêt à 20 kilomètres à l’heure, pour le plus grand plaisir des populations. Nos positions, face à celles des Allemands, étaient des plus précaires : les champs d’épandage d’Achères formaient un glacis dénudé le long du fleuve et n’offraient qu’un frêle rempart de buissons rachitiques. Le combat ne pouvait être qu’inégal, car nos Mausers, nos grenades, voire notre fusil mitrailleur, ne pesaient pas lourd devant l’armement de l’ennemi, bien à l’abri dans les bâtiments de l’autre côté. Chacun s’observait et les tirs sporadiques ne signifiaient pas grand-chose. Ce fut alors qu’un imprudent de chez nous, impatient de faire parler la poudre, tira une longue rafale de fusil mitrailleur. La riposte ne se fit pas attendre, les balles se mirent à siffler, quelques obus de mortier nous éclaboussèrent de terre, et un éclat vint frapper en plein front un de nos jeunes au nom prédestiné, Claude Bonenfant. Ce fut notre premier tué au combat et le seul,’ (NDLR : la rue Bonenfant à Saint-Germain commémore cette action d’éclat).  »

CHAPITRE VII
La libération d’Aigremont

L’arrivée des Américains vue par ’Histoire d’Orgeval’ déjà cité : 20 août, à 9 heures, un régiment de parachutistes allemands s’installe à Tressancourt. Ce même jour arrive une Jeep avec quatre Américains à Montamets, où ils boivent un coup au restaurant Boucher.
Le 21 à 6h 30 du matin, cent Allemands avec trois gros canons tractés traversent Orgeval vers l’Ouest.
Le 22 Août à 5h 30, un char Tigre prend position sur la route des Alluets à la ferme Rougemont.
23 Août vers 14 heures, les Allemands évacuent Orgeval vers Mantes-la-Jolie.
24 Août, à la tombée de la nuit… les coups partent d’un peu partout, mais surtout de la côte des Grès (à la limite d’Aigremont). Vers minuit le vacarme redouble. Ce sont bien les canons d’Aigremont, du Poux et de l’Autoroute, auxquels étaient venues se joindre d’autres batteries arrivées vers 20 heures… on voit passer les obus dont les bourres enflammées suivent un moment la trajectoire…
Le 25, vers 5 heures du matin, une explosion formidable secoue les maisons du Champ-des-Biens et de la Chapelle, cassant les carreaux et ouvrant des portes et des fenêtres. C’était le dépôt de munitions de la Maladrerie que les Allemands faisaient sauter. Vers 6h 30, nouvelle et très forte explosion : c’était le pont de la route de Feucherolles sur l’Autoroute qui sautait à son tour. 10 heures : départ définitif des Allemands. À 17h 45 : des gens courent devant l’église en criant : ’Les Voilà !’. Quelques secondes plus tard, commençait le défilé des Américains arrivant par la côte de la Tuilerie Il dura plus de deux heures. Des centaines de voitures, tanks, blindés, jeeps, ont passé aux acclamations de tout le monde accouru sur la place. C’était du délire, on pleurait, on passait à boire… une autre colonne arriva en même temps par le GC 45… Le soir les tanks ont campé un peu partout, bien alignés dans les rues, sur les places, sur la route nationale, des hommes couchant à bord, ou à côté, Ils avaient tout avec eux et ne demandaient rien, sauf de l’eau…” Le lendemain 25 août, de leurs campements d’Orgeval et d’Aigremont les Américains vont remonter la Nationale 13 vers Saint-Germain que les Allemands ont quitté la nuit précédente. »

Dans la nuit du jeudi 24 au vendredi 25 août : « Minuit, 30 août, nuit étoilée. Tirs en direction de Fourqueux et de Chambourcy. »

L’arrivée des Américains vue par Rolande Auffret-Follain dans « Le Feu et la Foi » : « Les jeudi 24 et vendredi 25 août 1944 à Poissy, toute la journée, et surtout le soir et la nuit, on entendit des explosions. Les Allemands faisaient sauter leurs pièces de canons et leurs caisses de munitions en vue de leur retraite. Dès le matin, de bonne heure, je partis à bicyclette à la Maladrerie où je rencontrai Mr Joseph Baudin, de chez Ford. Des gens nous disaient : « Les Américains doivent arriver et les Allemands ont posé des mines sur la route de Quarante-Sous, à mi-côte, à 150 mètres plus haut que la petite gare de la Maladrerie. Après quelques mots de consultation, Mr Baudin et moi, nous décidâmes d’y aller. Nous avons enlevé trois champs de mines, nous les avons transportés avec mille précautions, dans l’herbe, jusqu’au petit fossé, droit en allant vers Mantes. J’ai confectionné deux écriteaux avec la mention : Danger de mort ! et nous les avons placés devant les mines. Puis nous sommes allés retirer et désamorcer les cordons Bickford posés sur un important dépôt de munitions qui se trouvait dans les communs de la propriété Van-Houten. Ce dépôt contenait des grenades, des mines, des torpilles et une réserve d’essence. Il allait exploser d’un instant à l’autre. Ensuite nous partîmes fouiller les bois de Poncy et la plaine voisine. Nous trouvâmes plusieurs canons hors de service, des voitures abandonnées et des munitions de toutes sortes. Un petit canon antichar, intact, fut récupéré près d’Aigremont et il nous servit à tirer sur la Reine-Blanche occupée par les Allemands. Le canon avait été installé derrière le mur de l’usine à gaz, côté Seine où, par une brèche, nous avions un champ de tir suffisant. L’après-midi, nous n’avions plus de munitions. J’avais en outre appris qu’il y en avait une réserve dans la forêt de Saint-Germain, sur le petit chemin qui conduit chez le garde de la Porte de Chambourcy. Mon gendre, Mr Boisard, le chauffeur Godard et moi, dans son camion, y allâmes et pour essayer de ramener des caisses et des boîtes pleines de cartouches que nous déposâmes au garage Van Beveren. Un char Tigre, abandonné dans une propriété des environs d’Aigremont, est récupéré par les FFI du Groupe Raymond Massier (NDLR je crois que cette propriété était l’Abbaye de Joyenval). » Le Dimanche 24 août, un détachement de chars d’assauts de la 5e Division blindée U.S. commandée par le Colonel Hamberg arrive à Orgeval, à la bretelle de l’Autoroute de l’Ouest, au lieu-dit Maison-Blanche.

L’arrivée des Américains à Orgeval et Aigremont vue par Marc Toledano.
Nous avions laissé Marc Tolédano dans son attaque des Allemands vers Andrésy, au moment où il était parti essayer de rencontrer les Américains pour leur demander de bombarder les positions allemandes d’Andrésy. Nous reprenons ici le récit de Marc Toledano dans son roman « L’Officier de Magdebourg », pour le laisser nous raconter cette arrivée des premiers Américains à Orgeval. Il nous dit les rencontrer le 23 août, mais là encore je pense qu’il se trompe d’un jour, car nous savons qu’il s’agit au moins du 24 août :
« Il apparut évident que nos positions allaient vite devenir indéfendables, pour peu que les Allemands décidassent de traverser la Seine de vive force en barque. On disait que les avant-gardes américaines avaient déjà dépassé Mantes-la-Jolie et s’approchaient de Poissy et de Saint-Germain. J’entrepris donc d’aller à leur rencontre pour leur demander d’écraser de leur artillerie les Allemands d’Andrésy. Je repris mon vélo et, passant par des chemins de traverse où j’étais sûr de ne pas faire de mauvaises rencontres, arrivai à Orgeval, sur la route de Mantes. Une chose grandiose, extraordinaire, m’apparut : une Jeep ! Deux jeunes capitaines américains, Mark Lillard et Jack Weber, s’aventuraient en reconnaissance vers Saint-Germain. Ils se rendirent compte, à la vue de mon équipement de fantaisie que je ne pouvais pas être Allemand ; ce fut une aubaine pour eux de pouvoir s’adresser dans leur langue à un résistant français (…) Je faillis m’étrangler de stupeur devant tout ce matériel américain, d’une richesse inouïe, d’un luxe invraisemblable qui s’entassait dans la plaine : à vous couper le souffle (…) Quoi qu’il en soit, je découvris l’American way of Life au PC du colonel Hamberg (...) Le véhicule de commandement du Colonel Hamherg, un half-track blindé, était une merveille du genre : une véritable centrale radio, un poste de transmission ultra-moderne bourré de cadrans, de boutons, de touches, de claviers, de fils et de lampes multicolores, et hérissés d’antennes. Des plantons, des estafettes entraient et sortaient sans cesse, apportant des plis. Un téléscripteur ronronnait sur un fond bourdonnant de machines à écrire. Tous ces appareils de radio crépitaient de bruits les plus variés, chuintements, sifflements, grésillements, miaulements, tandis que des voix nasillardes égrenaient des chiffres et des mots en des onomatopées incompréhensibles, où les prénoms de Charlie et de Roger revenaient sans cesse. » (...) Ensuite, Marc Tolédano passe la nuit avec les Américains dans un bivouac à côté d’Aigremont vers La Maladrerie, et décrit ainsi le campement : « Je viens de passer ma première nuit “d’Américain”, ou plutôt “à l’américaine”, roulé dans un sac de couchage de l’US Army, et bercé -si j’ose dire- par des odeurs nouvelles, savon au goudron, tabac blond, café fumant, essence... Au petit matin, un orage formidable s’abat sur le verger où nous bivouaquons. Le ciel illuminé par des éclairs prend des teintes de Jugement Dernier. Nous pataugeons à la recherche de nos affaires éparpillées dans le magma. Puis nous sommes attaqués par un bataillon de guêpes que les Américains appellent les “yellow jackets”, les “vestes jaunes” sans doute énervées par les vapeurs d’alcool émanant des centaines de poires pourries écrasées par les chenilles des chars. Les Américains qui sont dotés d’un matériel sophistiqué, d’armes les plus modernes et d’une logistique à toute épreuve, semblent terrorisés par les guêpes européennes. Alors pour se défendre, ils emploient les grands moyens : la lampe à souder. Ils brûlent tout ce qui bouge... »


Les habitants d’Aigremont se souviennent aujourd’hui du départ des Allemands et de l’arrivée des Américains au carrefour de la bretelle de l’Autoroute de Normandie (qui avait été inaugurée au dé,but de la guerre) et de la Nationale 13 dans le bas d’Aigremont.


Théo Le Ruyer : « Vers la fin de la guerre, il y a des Allemands qui sont venus s’installer au Château en juin ou juillet 44, c’étaient des SS. Il y avait des canons partout ici, dans la côte des Grès, dans les champs, dans les granges. Ils ne sont pas restés longtemps parce qu’après les Américains sont arrivés. Les Allemands sont partis dans la nuit : je les ai entendus. Quand les Américains sont arrivés, tous les habitants sont allés les voir sur l’autoroute. Il y avait pas mal de chars. On est monté dans les chars, ça tirait encore. »

Lucien Penven : « Un matin on s’est réveillé et on a vu qu’il n’y avait plus d’Allemands et puis on nous a dit que les Américains étaient à Orgeval à l’Autoroute. Je me souviens ensuite du défilé des chars sur la Nationale. Qu’est-ce qu’il a pu en passer ! Il y avait des paysans sur le bord qui lançaient des poires aux soldats américains qui étaient sur leurs chars. Ils étaient à touche-touche, ça a défilé pendant une journée. »

Odette Leliégard évoque le passage de quelques Américains sur la Grand-Rue d’Aigremont, quelques jours après leur arrivée dans le pays : « Vers le 27 ou 28 août 1944, les Américains ont passé dans la Grand-Rue d’Aigremont. On a été les voir comme de juste. J’avais une fille de 15 ans, elle était comme beaucoup, elle voulait aller les voir. Son père lui a dit : non, tu n’iras pas courir après les Américains, c’est des hommes comme les autres ! On était à la porte quand ils ont passés, il y a en un qu’a descendu de son char, qui a pris mes deux filles dans ses bras et qui les a embrassées. C’étaient des petits chars, trois ou quatre, les soldats n’étaient pas nombreux, peut-être une centaine. On a commencé à revivre un petit peu quand même. Mais on n’avait pas encore beaucoup à manger. »

Dans la nuit du 25 au 26, le détachement allemand de Poissy, 50 hommes, un char Tigre et 4 pièces de 105 tirent sur Poissy. Dès le matin, des battues sont organisées à Fourqueux et dans la forêt de Marly, pour traquer les derniers soldats allemands. Marc Toledano, raconte cet épisode dans L’Officier de Magdebourg :

« Dans le courant de l’après-midi, Mark Lilliard me dit : - on vient de nous donner un renseignement. il semblerait que des déserteurs allemands se cacheraient en forêt de Marly, du côté du château de la Moelle. Tu connais ? Tu sais où c’est. Tu peux nous y conduire ? - Tu parles si je connais ! Je suis né tout près. Nous allons voir cela. C’est une véritable expédition qui s’ébranle en pleine canicule. La jeep est bourrée d’armes avec, en plus, un quatrième larron, un caporal nommé Bob. Il transpire, il souffle, il rote, il renifle sans arrêt. De plus, c’est un vrai limier : la forêt, parcourue en tout sens, semble être son élément. Du chêne-Capitaine à la Route des Princesses, de la Route-Dauphine à l’Étang-la-Ville, de Saint-Nom-la-Bretèche à Sainte-Gemme, nous ne voyons pas l’ombre d’un Allemand. Bob l’aurait sûrement débusqué. Ni non plus dans les ruines du château de la Monjoie, bâti vers le milieu du Xème siècle et qui eut ses jours de gloire du temps de la Guerre de Cent Ans. On ne distingue dans un fouillis d’arbustes que quelques pans de murs écroulés, une ébauche de douves en grande partie comblées et une vague entrée de souterrain. C’est tout. Sur le chemin de retour, nous passons à côté d’une plaque indicatrice des Eaux et forêts portant la mention : Désert de Retz. »

Été 1944 à Aigremont : Les obus de Lulu

De cette débandade des Allemands et de ces énormes campements américains, il est longtemps resté dans la région un véritable et dangereux arsenal, dont Lucien Penven, que nous avons déjà entendu à de nombreuses reprises, nous donne le témoignage suivant :

« J’en ai débardé des munitions pendant des journées et des journées, parce que le Service de Déminage, il fallait le demander et il était si occupé… alors on le faisait soi-même… c’était dans les framboisiers, là-bas où tu vois ma vieille cabane (rue de Feucherolles à Aigremont), Il y en avait plein les framboisiers parce qu’il y avait des Vandales qui croyaient certainement que les boîtes à munitions contenaient des conserves. Ils attrapaient les boîtes et les vidaient, et ensuite ma mère et moi nous ramassions tout çà dans des tabliers où on mettait d’habitude les œufs, puis on arrivait au bout du champ et on en faisait des tas. De quoi se faire péter la gueule ! Ce n’étaient pas des obus, c’étaient des balles de mitrailleuses qu’ils sont venus chercher 15 jours ou 3 semaines après. Les obus il y en avait aussi, pour des canons de 88 autrichiens. Il faut être gosses pour faire ça : on prenait l’allumeur, une espèce de gros macaroni noir qui fait exploser la poudre et nous les gosses, on tapotait les obus tout autour, on enlevait la douille et on en retirait le macaroni pour le faire brûler. Cela a demandé un an et demi pour tout nettoyer à Aigremont. Longtemps après, quand on ramassait des tailles de poiriers et qu’on les brûlait, de temps en temps : Boum ! Heureusement qu’on n’était pas à côté ! Une fois, mon beau-père était en train de remuer un feu de tailles de poiriers, quand ça a explosé et il a pris des éclats dans le bras : c’était une sacrée période ! »

L’armistice à Aigremont : le mannequin d’Odette

Odette Leliégard, que nous avions beaucoup interrogée avant son décès, nous a laissé ce témoignage de l’Armistice du 8 mai 1945 à Aigremont et Chambourcy : « L’Armistice, vous savez, on l’attendait, pour l’Armistice qu’on avait acheté le premier poste de radio que j’ai eu : on l’attendait cet Armistice. Quand à 11 heures les cloches d’Aigremont ont sonné, il n’y avait plus personne à la maison. À Aigremont, à cette époque, on ne montait plus dans le clocher, il était devenu trop dangereux (NDLR : l’église s’est du reste effondrée en 1947). Mais on a fait quand même sonner la cloche. Des jeunes sont montés dans le clocher avec un marteau, ils ont tapé la cloche : il fallait bien qu’on fasse du bruit ! Il y en avait un de Chambourcy qui avait fait un Hitler habillé, un mannequin. On l’a promené partout et puis on a été le brûler vers la Place à Chambourcy. Moi j’ai été trois jours sans manger : j’avais pas le temps de faire à manger. On était trop heureux de courir partout en liberté. J’ai dormi pendant deux jours après. Après on a repris sa vie. »

« Les Chroniques des années amères »
sont parues à Aigremont de 1989 à 1992
dans les 8 numéros des Cahiers de l’ARCH
de l’Association d’Histoire d’Aigremont
François-Marie Legœuil, Aigremont 1992