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Barbey d’Aurevilly
ou le fumet incomparable d’un monde englouti

Je ne suis ni un spécialiste, ni un professeur, ni un érudit. Il s’agit donc tout simplement d’impressions de lectures, exercice forcément partial et forcément incomplet. Tant qu’à être incomplet, je me bornerai aux seuls Diaboliques. J’avais 18 ans quand je les ai lus pour la première fois et les impressions d’adolescents sont les plus fortes. Je viens de les relire : le goût même de ces impressions de jeunesse, telle les madeleines de Proust, m’est remonté à l’esprit et même à la bouche.

Les spectres de Valogne

Né à Saint-Sauveur-le-Vicomte dans le Cotentin, Barbey d’Aurevilly est un Normand, un scoop, n’est-ce pas ? il le restera toute sa vie même s’il passe le plus clair de sa vie à Paris de 1833 à sa mort en 1889. Mais c’est en Normandie qu’il trouve l’inspiration de la plupart de ses livres, pour ne pas dire tous. Tout d’abord dans la Normandie de son enfance avec les contes normands de la servante de sa grand-mère Jeanne Roussel. Mais aussi dans cette Normandie de son âge mur où il vient se ressourcer périodiquement comme tout bon parisien d’aujourd’hui, après être « monté » à Paris pour y faire ses études. Il indique clairement dans le premier chapitre de « Une Page d’Histoire » où et comment il trouve la matière dont il fait ses livres, ce sont et je le cite : « Toutes ces impressions que je vais chercher, tous les ans dans ma terre natale de Normandie... » Dans le même texte, il évoque Valognes « Cette ville que j’habite dans les contrées de l’Ouest, veuve de tout ce qui la fit si brillante dans ma prime jeunesse... je l’ai longtemps appelée la ville de mes spectres... sans ces revenants, je n’y reviendrais pas. »

Barbey serait-il donc un écrivain normand, c’est-à-dire un écrivain régionaliste ? Pour ma part, je n’en crois rien : les caractères de ses héros sont plus enracinés dans l’éternel humain que dans le terreau normand. En ce sens Barbey est un classique. La scène de Barbey, c’est ce vaste théâtre du monde dont parle Shakespeare. Traiter Barbey d’écrivain régionaliste, reviendrait à traiter Montaigne d’écrivain gascon ou Montesquieu d’écrivain girondin et Ronsard de poète angevin.
Barbey est donc né Normand et je voudrais revenir sur cette naissance du 2 novembre 1808, le jour des morts. En effet, les péripéties de sa naissance lui paraissaient prophétiques et annoncer les grands traits de sa vie. « Je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour des soupirs et des larmes que les morts dont ce jour porte le nom, ont marqué d’une prophétique poussière... J’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et ma pensée... » Il en détaillera complaisamment tous les détails : Il naît le jour des morts... de là son goût pour les destins tragiques, les morts et les revenants, pour le gothique comme on disait à son époque. Durant une tempête... de là son goût pour le sombre, la nuit, les tempêtes des sens et des destinées. Mais ce que ne dit pas Barbey dans la citation que je viens de vous lire, c’est un non-dit quasi freudien qu’il conservera par devers lui toute sa vie, ce qui en dit long sur son importance : il est né pendant que sa mère jouait au whist... il le lui reprochera toute sa vie. Poussée par l’amour irrépressible des cartes, elle n’avait pas voulu quitter la table de jeu pour monter dans sa chambre et accoucher tranquillement. Et le petit Jules-Amédée naquit pour ainsi dire sur le tapis vert... les parties de whist sont fréquentes dans son oeuvre et souvent associées à des évènements funestes. En parlant de non-dit freudien, je constate que le petit Jules-Amédée, une fois adulte, tronquera son prénom double pour un simple Jules… Dans la même perspective, on peut se demander si certains détails ne remonteraient pas à son enfance, comme l’affaire du placard. Dans sa nouvelle À un Dîner d’Athées un mari rentre plus tôt que prévu et sa femme pousse ainsi son amant dans un placard : « voilà le Major qui monte, me dit-elle il aura perdu, il est jaloux quand il a perdu. Il va me faire un scène affreuse. Voyons ! Mettez-vous là… Et se levant, elle ouvrit un grand placard… et elle m’y poussa. Je crois qu’il y a bien peu d’hommes qui n’aient été mis dans quelque placard, à l’arrivée du mari ou du possesseur en titre… » Quoiqu’il en soit, Barbey inaugure l’ère du placard, grand ressort comique du XIXe que Feydeau poussera à ses dernières extrémités.

Barbey, c’est l’enfer vu par un soupirail

J’ai commencé à lire Barbey à 18 ans en même temps que Bloy et Huymans : pour moi c’étaient des écrivains présentant beaucoup de similitudes : des écrivains catholiques, mais d’un catholicisme intransigeant. Et du reste on prétend que Barbey disait de lui : « Catholique, je le suis, mais il n’y a plus que moi » mais cette citation est contestée... C’est un catholique qui affiche ses idées - du moins à partir de 1846 - date à laquelle il fondera la Société Catholique et la Revue du Monde Catholique.

C’est un catholique intransigeant mais un catholique qui fait scandale par sa vie même : pendant son adolescence, son amitié avec son oncle le médecin Pontas du Méril, vieil athée et politiquement libéral (au sens que ce mot avait en 1820) scandalisera sa famille ; plus tard il aura une liaison passionnée avec sa cousine Louise du Méril, la fille du médecin...

C’est un catholique qui fait scandale par les thèmes souvent immoraux de son oeuvre qu’il définit dans Le Dessous de cartes d’une Partie de Whist comme L’enfer, vu par un soupirail.
Et on trouve en effet le pire dans l’enfer de Barbey :
Des prêtres qui sont loin d’être des exemples : il y a l’ex Conventionnel régicide et défroqué, ce prêtre marié de la nouvelle éponyme ; le prêtre suborneur d’Une Histoire sans Nom ; le prêtre défroqué et régicide d’Un Dîner d’Athées... l’assassinat d’un enfant adultérin par sa mère dans Le Dessous d’une Partie de Whist, l’assassinat de l’épouse d’un aristocrate provincial par la jeune maîtresse du mari avec la complicité de ce dernier. Les deux assassins vivront ensuite à Paris des décennies d’un bonheur conjugal sans nuage... (Le Bonheur dans le Crime) ; Un inceste entre un frère et sa soeur dans Une Page d’Histoire frère et soeur qui périront impénitents sur l’échafaud ; L’horrible pugilat qui oppose un officier impérial et sa maîtresse durant la guerre d’Espagne dans À un Dîner d’Athées où les deux amants se battent à coups du coeur embaumé de leur enfant mort, récit dans lequel l’officier condamnera avec sa cire à cacheter le pertuis par où sa maîtresse l’avait trompé ce qui entraînera la mort de la dite maîtresse ; un acte d’anthropophagie dans La Vengeance d’une Femme où le duc d’Arcos fait préparer et manger à sa femme le coeur de son amant après avoir fait assassiner cet amant par ses sicaires...
Et ceci pour ne vous parler que des Diaboliques, car sinon la liste serait trop longue.

C’est un catholique qui fait scandale par le caractère de ses héros : des pécheurs qui meurent pour la plupart sans repentir ni absolution. Ils sont bien dans le sens du titre « Les Diaboliques… Des héros chez lesquels l’angélisme apparent dans le monde dissimule le mal absolu qui les anime... On est loin là de Bernanos et du vrai sens chrétien de l’espérance... »

Enfin, c’est un catholique dont Les Diaboliques seront condamnés par les tribunaux pour immoralisme en 1874 en pleine période de l’ordre moral du maréchal de Mac-Mahon et de construction de Montmartre dans le cadre du Vœu National. Et Barbey qui avait pris tant de plaisir aux conversations de son athée d’oncle, va montrer que ses fréquentations étaient - Dieu merci ! restées éclectiques puisqu’au premier rang des rares personnes à l’avoir défendu au procès des Diaboliques, se tenait à la barre un avocat nommé Clemenceau. La société Normande décrite par Barbey est une société mêlée : à côté de la société brillante des salons de Valognes sous la Restauration, vivent les restes de l’épopée Révolutionnaire et Impériale : les demi-soldes, les défroqués, les régicides, les acquéreurs de Biens Nationaux, les fantômes de Chouans et tout un peuple de paysans en arrière plan... Barbey a aimé les femmes, sa cousine d’abord, puis à partir de 1851, la Baronne de Bouglon, qu’il surnomme son Ange blanc ou son éternelle fiancée et bien d’autres encore, mais il n’en épousera aucune. La femme, ou plutôt les femmes sont le sujet même des Diaboliques.

Les jupons cramoisis...

En 1870, dans un projet de préface aux Diaboliques qu’il esquisse dans les Disjecta Membra il fera des femmes le vrai sujet des Diaboliques et je cite : « Pourquoi les Diaboliques ? Est-ce pour les femmes qui sont ici ou pour les femmes de ces histoires ? Qui sait ? »

Il aima les femmes et sut très bien en parler. Ainsi des jeunes filles :

Si mon coeur faisait ses mémoires
Je crois que j’y mettrais ceci :
Elle avait des dentelles noires
Avec un jupon cramoisi.

Mais aussi il sut aussi parler très bien des femmes mures :

Oh ! comme tu vieillis ! tu n’en est pas moins belle ;
Ton front au poids des ans refuse de fléchir,
La rose de ta lèvre est peut-être éternelle
Puisque pleurs ni baisers, rien n’a pu la flétrir !
Oh ! comme tu vieillis ! Je te retrouve toute,
Comme autrefois, - après deux ans d’amour cueillis !
Mais sur ce coeur à toi ton coeur frissonne et doute...
Pauvre enfant comme tu vieillis !

Un monde englouti élégant et cruel...

Pour l’homme du XXIe siècle que je suis, en relisant le mois dernier Les Diaboliques, j’ai respiré le parfum subtil d’un écrivain accompli et déjà classique et le fumet incomparable d’un monde englouti élégant et cruel. Ces personnages que nous venons d’évoquer, ces vers que nous venons de lire, ce sont là des revenants et des spectres de grande classe qu’il faut à tout prix fréquenter et conserver bien présent dans nos coeur. C’était d’ailleurs l’opinion même de Barbey d’Aurevilly qui dit dans son poème XXII de son recueil Poussières et intitulé Les Spectres :

Vous les connaissez bien, ces amants des clairières,
Ces spectres, revenant de la tombe transis,
Sous la lune bleuâtre et ses pâles lumières...
Ils dansent dans les cimetières,
Mais dans mon coeur ils sont assis.

François-Marie Legoeuil, mai 2005