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Histoire véridique et burlesque
du pineau des Charentes

Par Michel Talmont, Curé de Grisacq
édité à frais d’auteur à Caze,
chez Veuve Pinard & fils, le 15 février 1842

J.M.J. Fête de la circoncision
Grisacq, le 1er janvier 1842,


La cure de Grisacq, hélas, est une sinécure : en ce siècle de mécréance, mon église n’est plus guère fréquentée que par des femmes et par des enfants. Et encore faut-il en exclure les mois de moissons et de vendanges, l’époque de ramassage des fagots, les semaines de grandes lessives de printemps, d’été et d’automne, les jours de foire à Caze et à Theins, ainsi que le temps de la chasse aux canards, c’est-à-dire en fait la moitié de l’année. En temps ordinaire, les hommes arrivent juste après le Gloria, sortent au sermon commander leur verre d’absinthe au Café des chasseurs et des amis du Commerce réunis, et retournent le terminer au moment où je m’approche de la Sainte Table pour donner la Communion à leurs femmes et à leur progéniture. Je ne fais le plein qu’à Noël aux trois messes de minuit parce qu’elles précèdent le réveillon, à la Grand messe de Pâques, car les hommes préfèrent encore le service du Seigneur à la corvée de plumage des volailles du déjeuner, et pour la procession des Rogations destinée à protéger leurs récoltes et à assurer un temps propice à leurs moissons. Et bien entendu, aux services funêbres, qui permet aux hommes de régler les problèmes de succession et aux femmes de médire des absentes.
Sur mes vieux jours, mon enthousiasme s’est usé sur cette résistance paysanne et je laisse la fougue de mon jeune vicaire essayer de mettre à jour la perle qui doit bien exister dans l’âme de ces rustres. J’ai donc de nombreux loisirs, et les pieds bien au chaud dans la paille de mes sabots qui reposent sur l’âtre douillet, ma calotte de laine me couvrant chaudement les oreilles, je me consacre à l’Histoire locale. Voici celle d’Ambreille, qui est le plus petit et aussi le plus éloigné des hameaux de ma paroisse.

Michel Talmont, Curé de Grizac

Chapitre I.
L’hypothèse du Vidame de Polle-Mine : l’infortuné vaincu de Poitiers ?

L’origine du nom Ambreille, comme beaucoup de noms de lieux en France, se perd dans la nuit des temps. Aristide Crossegouille, Sociétaire des Jeux floraux de Toulouse et Lauréat du prix d’Histoire de l’Académie des Belles Lettres de Jonzac soutint en 1838 dans « Guyenne et Romanie », qu’Ambreille viendrait du Gaulois « broch » : Tour, repaire, et de « Ambr » : fougère. Ambreille serait donc « Le Repaire des Fougères. » Le Vidame de Polle-Mine en fait, quant à lui, remonter l’origine à une époque plus récente : la déroute des Arabes à Poitiers sous les coups de Charles Martel.

Dans son « Histoire générale de la Saintonge » (Pons, 1733, rue des Soupirs des Joyeuses Filles de Fran-le-Bort), le Vidame écrit : « Après que l’élan irrésistible des Sarrasins eut conquis l’Espagne, passé les Pyrénées et déferlé dans nos douces plaines Franques, il fut brisé en une seule mémorable journée, sous les coups redoublés du marteau de Charles, Maire du palais et illustre fondateur des Péppinides d’où sortira bientôt l’impériale branche des Carolingiens. À pied et à cheval, ayant abandonné leurs bagages, les Maures fuyaient éperdus, poursuivis et hachés menu par la lourde cavalerie franque. Al Ambr’El, shérif des croyants et commandant la cavalerie supplétive berbère, rassembla près de Saintes les débris de ses escadrons dépenaillés et affamés et se retrancha dans les marais de Theins. Quelques-uns de ses auxiliaires firent souche dans un hameau voisin qui s’appela longtemps « Chez Maures », aujourd’hui « Chez Maurier ». D’autres cavaliers numides et presque noirs s’établirent un peu plus loin : le hameau des Brunets en perpétue aujourd’hui encore le souvenir. Le nom d’Ambreille, aujourd’hui fief de l’Abbaye de Sablonceaux, abritant au milieu des vignes le cellier et le pressoir des bons moines, a traversé les siècles en déformant à peine le nom Al Ambr’El », l’infortuné cavalier arabe.

Arnauld Pulenclon, curé de Teissac, présente une troisième hypothèse dans son « Histoire de Talmont et de Theins » (Saint-Georges-de-Didonne, passage de la Citte-au-Bul, 1698) : « En 68 de notre ère, la mort de Néron suscita de grands troubles dans l’Empire romain et les généraux avides se battirent pour le pouvoir suprême. Acclamé par les prétoriens, Othon prit le pouvoir, mais fut massacré presque aussitôt par ses favoris. Galba, proconsul des Ibéries, fut alors acclamé et se rendit à Rome à l’automne, pour recevoir l’hommage du Sénat. Son lieutenant, Ambroius fut nommé préfet de la Narbonnaise et vint à Saintes visiter sa belle aimée Elocin qui se reposait dans sa villa à la campagne à une lieue à l’ouest de Theins. Sa Légion édifia son camp près de Sageons. Et oublieux de ses devoirs, le général Ambroius chantait des Odes à Élocin, tandis que ses légionnaires se prélassaient dans le tiède hiver Charentais au lieu de barrer la route à Vitellius. Ce préfet de Lusitanie, nouveau prétendant au trône impérial, marchait alors sur Rome où il détrôna Galba en janvier 69. Ce fut seulement le 21 mars, jour de l’équinoxe de printemps, alors que les légions de Sageons égorgeaient le taureau pour saluer le soleil invaincu, que le courrier de Rome arriva à la villa portant à Ambroius l’ordre de l’Empereur d’avoir à s’ouvrir les veines sans délai : malheur aux vaincus ! Ambroius et Elocin se rendirent à Theins, où se trouvaient les Thermes, remplirent la baignoire de marbre de ce beau lait tiède d’ânesse qui conservait à Élocin son teint d’albâtre fameux dans toutes les Charentes et se firent trancher les poignets par un stylet d’onyx dextrement manié par leur fidèle esclave. Lorsque le lait fut devenu aussi pourpre que le pampre de vigne en automne, les serviteurs transportèrent les corps sous les portiques, les brûlèrent sous l’oeil attentif du courrier de l’Empereur et dispersèrent leur cendre dans l’eau de la Seudre. La villa s’appela désormais Ambroius, en l’honneur du général romain. Ambreille nous rappelle aujourd’hui encore ce souvenir émouvant et romantique. La baignoire de marbre est encore visible sous les dalles de la nef de la petite église romane de Theins et les fossés du camp de la légion d’Ambroius à Sageons, sont aujourd’hui connus comme camp de César. Quelle étymologie choisir ? faut-il privilégier l’origine gauloise du lieu, la Tour ou le Repaire des Bruyères ? Ou bien la tente du berbère Al Ambr’El, l’infortuné vaincu de Poitiers ? Ou encore, la villa romaine d’Ambroius qui abrita les amours et la mort du général romain et de sa tendre maîtresse Elocin ? Ces histoires, s’appuyant sur des traditions orales, s’apparentent sans doute plus pour l’historien à des légendes. Mais dans toute légende, perce l’étincelle de vérité, lorsqu’elle s’appuie sur des traditions respectables. Pour ma part, je ne choisirai donc pas entre ces diverses origines, et je préfère simplement souligner le fait, que toutes ces traditions marquent une origine très ancienne du lieu entre le premier et le huitième siècle. Mais l’histoire pour Ambreille ne fait que commencer. »

Chapitre II.
Baphomet, le bougre et le chat noir.

Au début du XIVe siècle, et depuis le repli du Temple de Terre Sainte, chassé par la chute des royaumes Francs d’Orient, Ambreille était devenu un petit prieuré de Templiers. De cette époque, subsistent aujourd’hui deux vestiges majeurs : La salle carrée aux voûtes d’ogive reposant sur un magnifique pilier central, qui sert aujourd’hui de remise à tonneaux à la ferme d’Ambreille, était la salle des chevaliers. La longue pièce à usage d’étable qui constitue la majeure partie du bâtiment située à quelques pas au nord, était le dortoir des frères convers. On y devine aujourd’hui l’arête de l’ancienne voûte romane en berceau, et sur le mur ouest, la voûte de l’ancienne porte cochère servant d’entrée aux frères. En 1308, Philippe le Bel, roi de France, voulant s’emparer des richesses de l’Ordre et le soupçonnant de menacer l’unité du royaume, donna l’ordre à ses prévôts, d’arrêter tous les chevaliers.

Dom Assécon, Chanoine régulier de Saintes, nous relate ce navrant épisode dans sa savante « Chronique de l’Ordre du Temple en Saintonge » (Saintes, rue de L’Ane-Qui-Pisse-Dru, 1588) : « Charles de la Cinopul, prévôt de Saintes, arriva à l’heure où comme le dit Ausone, l’aube aux doigts de rose pointe à l’orient des cieux, devant le portail du prieuré d’Ambreille. À son passage à Theins, il avait crié le ban de la milice paroissiale, dont les huit ribauds en haillons suivaient sa mule, armés de faucilles, de marteaux et de crochets à pendre les andouilles. Au son de sa trompe, le portier apparut à l’échauguette et La Cinopul se mit à lire la terrible lettre de Guillaume de Nogaret, décrétant d’arrestation les chevaliers du Temple. Rien ne bougeant dans le Prieuré, la Cinopul fit entasser des fagots devant la porte et y bouta le feu en jurant comme un Sarrasin et un Juif réunis. Vers la midi, les lourds vantaux ferrés s’effondrèrent et les vilains de Theins se ruèrent dans la basse-cour en bramant au meurtre et au pillage. On assomma les deux chevaliers présents tandis que le prieur du Temple, Enguerrand de la Motte Frémy-Chorte, - de la Motte par sa Gasconne de mère et Frémy-Chorte par son Gallois de père - abandonnant son blanc manteau timbré de la croix rouge templière aux mains de La Cinopul, escalada la margelle du puits et disparut en un clin d’oeil. La Cinopul fit sonder le puits l’après-midi durant par le puisatier de Talmont qu’il avait envoyé quérir ... en vain ! Le Prieur de la Motte Frémy-Chorte avait bel et bien disparu et l’on ne retrouva jamais le passage secret qu’il avait emprunté. La Cinopul dispersa les frères convers dans les abbayes environnantes et ramena à Saintes les deux infortunés chevaliers dans une cage de bois juchée sur un charroi traîné par deux boeufs rouges. Ils moisirent quinze longues années dans le cul de basse-fosse de l’official de l’évêché avant de rendre à Dieu dévotement et benoîtement leurs ténébreuses âmes de renégats. Toutefois, au procès, des paysans de Theins affirmèrent sous serment qu’ils avaient vu La Motte Frémy-Chorte, sortir à deux lieues de là, par le soupirail du charnier de l’église de Theins. Là aussi, les sondages se révélèrent infructueux et l’on parla alors dans les chaumières de sorcellerie : Baphomet aurait transporté son suppôt sur son dos velu de bougre et du reste, la lune était rousse et on avait aperçu un chat noir juché sur la Croix du carrefour. »

Les Merveilleux Dicts et Faicts de Pons (1684, Pons, impasse du Rompaquiou) affirment que vers 1320, vivait dans le bois du Roué à Pons, un vieil ermite nommé Fraimilong, qui prétendait détenir la pierre philosophale. Certains y virent le Prieur du Temple. Mais les temps du Roi-de-Fer étaient bien révolus : Frémy-Chorte – si c’était lui - ne fut jamais inquiété et mourut muni des sacrements de l’Église vers 1329. L’ermite Frémilong se promenait avec une tête de mort enfilée dans un chapelet passé autour du cou. Mais il fut surtout connu des paysans, aux femmes desquels il vendait à bas prix son baume à dénouer les aiguillettes dont le Petit Albert nous donne la recette suivante : « Ambroillachi, le meilleur des baumes pour dénouer l’aiguillette. Le Vendredi Saint à la troisième heure, piégez une taupe vierge. Prenez-en les rognons blancs et faites les dessécher jusqu’à la Fête des Saints Innocents. Broyez-les en fine poudre en délayant avec la bave d’un crapaud borgne de l’oeil gauche. Enduisez trois vendredis de suite le noeud et les glands de l’aiguillette en disant à voix haute, par sept fois sept fois : que ce qui est mol, ferme devienne ! Que ce qui est mesquin amplement s’affirme ! Mollis soit qui mal y pense ! »

Chapitre III.
Plante qui peut ! Bourre z-y dru !

En 1356, Gonzague de Bornerive, sire d’Ambreille et de Carmes, dit l’Enclume à cause de ses mains en battoirs de lavandière, se joignit à la Chevauchée du Prince Noir qui partait se divertir en ravageant le Poitou, le Maine et l’Anjou.

Arnauld Pulenclon, curé de Teissac, déjà mentionné ci-dessus, évoqua ces événements dans « Présence des Anglois dits Godons en Limousin »(Jonzac, rue du Corchetul, 1688) : « Sous le roi Philippe, sixième du nom, l’ancien prieuré du Temple d’Ambreille était le fief de l’antique branche cadette de la famille de Bornerive, dont les ancêtres avaient été vus au sacre du Capet à Senlis en 987 où ils portaient par privilège le cure-dent du souverain et la motte de mousse - le royal torchecul. On dit que c’est s’y rendant et alors qu’il traversait la forêt de Bondy, que l’aïeul pressé par du gibier de grande potence, lança pour la première fois son fameux cri de bataille : « Plante qui peut ! Bourre z’y dru ! » Son descendant au 15e degré, Gonzague de Bornerive d’Ambreille de Carmes et autres lieux, dit l’Enclume, s’ennuyait ferme dans sa Tour et ne résista pas, à l’exemple des nobles de Guyenne, à courir à Pons rejoindre la chevauchée du Prince Noir. L’héritier d’Angleterre avec ses hordes de lances anglaises et gasconnes, de valets et de charrois, de chevaux, de cochons, de vaches, de putains et de fieffés moines, caractéristiques des armées en campagne de l’époque, bloquèrent pendant deux jours d’affilée les rues de Pons, avant de tailler leur route d’incendies, de pillages et de viols vers Poitiers la grasse. Gonzague, assez impécunieux, n’avait pour tout équipage que son valet d’écurie pieds nus et puant le crottin et son fidèle maréchal ferrant armé de sa masse qu’il nommait son Plante-Français. Des Français, ils allaient en planter par dizaines, par grappes épaisses, dans les glaiseux sillons de Poitiers qui vit la capture du vaillant roi Jean II le Bon. Au soir de la bataille, Gonzague fut, dit-on, le seul Gascon présent dans le groupe des seigneurs d’Artois qui reçut, genou en terre, la reddition du royal captif. Il mit deux mois à rentrer chez lui, tant les roues de ses deux chariots lourdement chargés de rapines et de pilleries s’embourbaient dans les ornières d’un automne détrempé. Son butin lui permit de redonner une splendeur aux antiques bâtiments du prieuré et d’empierrer sa basse-cour d’ordinaire recouverte de purin. Ce serait vers 1358, que Gonzague l’Enclume aurait rencontré Nicolette de Materaide qui allait changer sa vie. Le ciel roulait bas sur la chasse. L’Enclume venait d’être culbuté par un vigoureux et mâle sanglier. Son bras bloqué par la poignée de son écu coincé sous une souche, l’empêchait de se relever. Déjà, le fauve labourait ses cottes de cuir renforcées de fer et ses défenses ouvraient de profondes entailles dans le vêtement matelassé. La fin de Gonzague paraissait imminente et ses valets, pétrifiés de terreur, restaient l’arme basse. C’est alors que Nicolette de Materaide dite « Les Longues Jambes », pressa sa haquenée et bouscula la bête féroce qu’elle renversa en hurlant le cri de bataille des Bornerive : « Plante qui peut ! Bourre-z’y dru ! » Les valets enhardis par le courage de la pucelle percèrent de leurs quatre épieux le sanglier qui expira en labourant profondément la lande de ses sabots furieux. L’Enclume sauta sur la jument de Longues Jambes et l’enleva dans sa sombre Tour d’Ambreille. Poussés par le petit dieu d’amour, ils contraignirent le soir même le curé de Grisacq, sous la menace de percer tous les tonneaux de sa cure, à les marier, faisant ainsi fi, non seulement des prescriptions de l’Église en matière de ban et de témoins, mais surtout du consentement du père de Nicolette, Raoul de Materaide baron de Charilaud, dit le Glabre, car il était chauve. Dès le lendemain, le Glabre, après avoir horriblement juré par la barbe de saint Pierre et les poils de saint Jean le Baptiste, ravagea les moissons dorées des vilains d’Ambreille, brûla trois chaumières et empala le fidèle maréchal-ferrant de Gonzague sur le manche de son Plante-Français. Rien n’y fit et un siège de six semaines de la Tour d’Ambreille ne fit pas plier les jeunes tourtereaux qui durent se nourrir de soupes de corbeaux attrapés sous les combles et de grenouilles pêchées dans les douves, à la barbe du Glabre, à l’aide d’une épuisette confectionnée grâce à la tresse que Nicolette avait sacrifiée. Le Glabre porta alors le cas devant la prévôté de Pons pour rapt et séduction de mineure et devant l’Official de Saintes, pour mariage contraint, non-publication de bans et subornation d’officiant. Mais Pons relevait du Royaume, et Ambreille mouvait de Guyenne anglaise. D’affaire privée, le litige devint ainsi affaire d’État, si bien que le procès s’éternisa douze longues années. Il ne cessa qu’avec le mâle trépas du Glabre qui s’étouffa de rage avec un pépin de raisin lorsque, à l’annonce de la naissance du douzième fils de Nicolette, l’un de ses vassaux osa s’esclaffer au dessert : « Terre fertile bien foutue, se fout des consentements. Plate bande fortement plantée, porte bien des fruits ! »

C’est ainsi qu’Ambreille croisa pour la première fois le destin des Bornerive et des Materaide. Au siècle suivant, les Bornerive émigrèrent en Limousin, à seule fin de justifier pleinement leur devise de « Premiers râleurs du Limousin », tandis que les Materaide prenaient les chemins du Nord où ils allaient fonder la dynastie des Princes-Évêques de Sedane, qui malgré les voeux du célibat ecclésiastique, allait se maintenir sur le trône épiscopal en droite descendance de père en fils pendant près d’un siècle. Dès lors, Ambreille passa aux mains de l’abbaye de Sablonceaux. Aujourd’hui, le hameau de Carmes l’Écluse, rappelle encore par son nom peu modifié, Gonzague l’Enclume, tandis que Les Aypieux se souviennent toujours des épieux qui percèrent le solitaire sanglier. 

Chapitre IV.
Eurêka ! dit le bon Père Droitier,
car il était fin lettré.

L’antique prieuré du temple d’Ambreille était devenu une simple ferme de l’abbaye de Sablonceaux, lorsqu’il s’illustra brillamment dans les années 1580. Écoutons plutôt Brillat Savarin dans sa « Saintonge, haut lieu du vin, du cognac et du cochon »(Paris, rue Du-Goutte-en-Bouche, 1835) : « Jadis Prieuré des austères templiers, Ambreille était depuis le XVe siècle une dépendance des aimables et gourmets moines gris de Sablonceaux, dont la Règle, sous la libérale férule de son paillard abbé commendataire laïc Pierre de Bourdeille abbé de Brantôme, avait délaissé ses austérités originelles pour se tourner vers les délices des marmites et des pressoirs. Le bon Père Droitier régnait sur l’opulente ferme » îlot de civilisation au milieu d’un océan de vignes. Droitier n’avait rien d’un ascète : à cinquante et un ans, il avait fait déjà élargir trois fois son froc de bure pour y loger sa bedaine et chaque carême le voyait dégrafer d’un cran sa ceinture. Son nez d’amateur de vin, presque noir et en forme de truffe ridée était célébré par les vignerons dans toutes les paroisses alentour comme un véritable signe de Dieu. Sur l’écu qui surmontait le portail, il avait fait graver ses armes : deux amphores sur mer de gueules, surmontées des deux premiers versets des Noces de Cana. Un jour qu’il digérait à l’ombre rafraîchissante d’un pommier, un gras cassoulet de fèves et de saucisses, il fut frappé par l’illumination. Oh, ce ne fut ni l’illumination de Newton assommé par la pomme, ni celle de saint Paul sur le chemin de Damas ! Encore moins celle de l’Ange du Seigneur qui l’aurait visité pour le remettre dans l’aride, roide, pénible et caillouteux chemin de la Vertu. Non ! Ce fut plutôt l’arôme puissant du mou de raisin que les frères convers déversaient dans la mare aux canards voisine qui chatouilla délicieusement les papilles de sa truffe de narine. Et l’illumination fondit alors sur lui. Il ramassa les pans de sa robe et courut s’enfermer dans son atelier vinicole peuplé d’alambics. Il y resta trois jours et trois nuits sans manger, ce qui ne lui était jamais arrivé de sa vie, même en carême prenant. Ses bons moines, pour le faire sortir, déposaient devant sa porte, cassoulets, foies gras et truffes dont le puissant fumet s’insinuait sous la porte par le trou de la serrure et les planches disjointes de l’huis. Rien n’y faisait : la grâce était au travail ! Au matin du quatrième jour, Droitier sortit enfin, et apparut à ses moines, tel Moïse descendant du Sinaï : l’oeil en feu, la tonsure en bataille, la robe dégoulinante du jus de la treille. Il les regarda, et dit d’une voix profonde : « Eurêka ! », car il était fin lettré et connaissait un mot de grec. Il brandit un tonnelet qu’il fit circuler à la ronde : « Je l’appelle l’Ambreillelade. C’est un mélange de cognac et de vin. Goûtez-moi ce nectar digne de l’Olympe ! » L’Ambreillelade fut un succès immédiat et foudroyant dans la région et une source de richesse qui devait perdurer jusqu’à nos jours sous un autre nom. 

Chapitre V.
Le Vert Galant, Coline-les-blancs-tétins et le Pineau.

Quelques années plus tard, Henri de Navarre le Vert Galant, montant à Paris pour livrer les batailles qui devaient lui ouvrir la Capitale et le trône, fit halte à midi à la ferme d’Ambreille. On le régala d’un cassoulet aux fèves. Rassasié, rotant et pétant en roulements aux effluves de fèves, il décida de faire la sieste et monta vers ses appartements, emmenant avec lui pour se divertir, une jeune gâte-sauce appelée « Coline-les-Blancs-Tétins ». Courant plusieurs postes dans l’après-midi, il lui fit deux jumeaux qu&rsrsquo ;il gratifia plus tard du titre de chevaliers d’Ambreille. Descendant l’escalier d’honneur sur les cinq heures de relevé, suivi de Blancs- Tétins qui se reboutonnait, il s’exclama : « Par la malemort ! Les assauts que je viens de livrer sont plus éreintants que ceux qui m’attendent sur la route de Paris. N’y aurait-il rien pour me désaltérer ? » Et le bon Père Droitier lui donna un flacon d’Ambreillelade que le Béarnais siffla d’un trait. Dès la première gorgée, il reconnut que c’était là boisson de Prince et s’enquit de son nom : « C’est l’Ambreillelade, Sire, répondit Droitier. - Permettez, dit Henri, que je la rebaptise royalement. Avec les furieux boutoirs du déduit que je viens de mener, je suis tenté de lui donner un nom plus évocateur. Voyons voir : Pinouillette... Pinouillasse... Pinasouillette ? Non ! Laissons plutôt la proposition ouverte et appelons ce nectar le Pineau. Mon bon peuple aura ainsi le loisir d’y ajouter la destination de son cru. » Et c’est ainsi que l’Ambreillelade devint le Pineau. 

Chapitre VI.
La coction de l’œuf philosophal.

C’est en 1849 que Charles de Valbrun écrivit ce livre fameux chez tous les occultistes du Canton de Pons : « Secrets Perdus de la Franc Maçonnerie Templière en Pays de Theins ». La page 69 est consacrée à Ambreille : « Ambreille, petit hameau de Saintonge en bordure nord de l’estuaire de la Gironde, forme avec Theins et Talmont un ensemble unique pour tout occultiste digne de ce nom. La source de Theins, vénérée déjà sous les Druides sous le nom de source de Morgane, fut reconnue par les Romains pour ses vertus thérapeutiques. On y aménagea des Thermes, dont profita dit-on Ambroius, infortuné lieutenant de Galba. C’est au pied de cette source que s’élevait jadis le cromlech circulaire où les nobles druides étaient ensevelis. Le site fut consacré plus tard par les évangélisateurs ariens Wisigoths qui construisirent au-dessus une basilique de bois, qui trois fois brûlée, la dernière fois par l’envahisseur arabe Al Ambr’El, fut remplacée par l’actuelle chapelle romane, joyau de l’architecture charentaise. L’édifice actuel englobe et consacre de ce fait, sous son porche, la source gauloise et les Thermes romains et sous le choeur, l’antique cromlech transformé en charnier chrétien. Juché sur la flèche de pierre du clocher, vous pourrez apercevoir au nord-ouest, le vieux Prieuré Templier d’Ambreille, dont les fermes actuelles ne donnent aujourd’hui qu’une bien piètre idée des orgueilleux bâtiments de ces moines bâtisseurs, héritiers d’Hiram et de Soubise, les glorieux maçons de Salomon constructeurs du premier Temple de Jérusalem. C’est là, ne l’oublions pas que le savant chevalier de La Motte Frémy-Chorte, Prieur du Temple d’Ambreille disparut à la barbe de l’infâme La Cinopul, sicaire du Roi Philippe faux monnayeur et gifleur de Pape, venu pour l’arrêter. C’est là que Frémy Chorte abrita dans la salle des chevaliers au central pilier circulaire, l’Athanor qui devait mitonner sa pierre philosophale. Enfin, à une lieu à l’ouest, vous découvrirez l’admirable église de Talmont, perchée symboliquement sur sa colline d’albâtre au-dessus de la mer d’argent, symbole du vif argent. Devant son tympan, vous pourrez méditer sur les sculptures commandées par La Motte Frémy Chorte : trois chevaliers juchés sur les épaules les uns des autres et surmontés des six chevaliers tirant la bête muselée, excellente représentation de l’oeuvre au noir, ultime stade précédant la coction de l’oeuf philosophal. Si maintenant, à partir du pilier central de la salle des chevaliers d’Ambreille, vous tirez un arc de cercle, vous constaterez qu’il joint exactement à l’ouest Talmont, le Prieuré d’Ambreille au nord et l’église de Theins à l’est. Ainsi, de par la volonté du ma »ître du Temple d’Ambreille, sont indissolublement liés le tympan alchimique de Talmont, la salle de physique du prieuré Templier d’Ambreille, la source de Morgane et le cromlech druidique de Theins. Méditez, mes frères en Trismégiste, cette parole du pape alchimiste de l’an Mil, Sylvestre II, celui-là même qui couronna Capet à Senlis, où comme par hasard se trouvait dans l’assistance le sire de Bornerive d’Ambreille portant le royal cure-dent : comprenne qui peut : le savoir appartient à celui qui le cherche avec obstination dans le pilier d’Ambreille. »

Je n’ai pas eu la prétention de rédiger une Histoire approfondie du hameau d’Ambreille. Ces quelques pages permettront toutefois de se faire une bonne idée de ce coin de terre imprégné d’Histoire, indissolublement lié aux noms des Bornerive et des Materaide depuis bien des siècles. Ayant abrité tant de hauts faits d’armes, d’amour et de cuisine, ce coin de terre aurait dû s’appeler, plutôt que la Saintonge, l’Ambreillois. Je me propose alors, si Dieu me prête vie et mes païens de paroissiens le loisir, de fonder une académie à seule fin d’obtenir ce changement de nom.

le mercredi 15 février 1842, avant vêpres.
Signé : Michel Talmont,
Curé de Grisacq
Note de l’éditeur : C’est alors qu’il se prit le pied dans l’ourlet de sa soutane...

Toutefois, comme le dit l’Ecclésiaste : nul ne connaît ni le jour, ni l’heure. Et, vérifiant la parole sacrée, notre bon curé n’eut pas le loisir d’accomplir son dessein, car il mourut le lendemain : poursuivant une poule pour son pot du dimanche dans la cour de la ferme d’Ambreille, il se prit le pied dans l’ourlet de sa soutane élimée, tomba dans le puits qui avait vu disparaître La Motte Frémy Chorte, et s’y rompit très proprement le cou.

François-Marie Legœuil
Saint-Germain-en-Laye, juin 1992