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Marc Antoine Charpentier, David et Jonathas,
les Jésuites, Marie-Madeleine,
Aix-en-Provence,

Sainte Marie-Madeleine ou de l’Amitié :
Par : R.P. Lacordaire, dominicain, journaliste, homme politique, Académicien
Éditions Pierre Tisné, mars 1944 (100 pages)
N.B. À part cette édition plutôt luxueuse, on trouve des éditions très récentes en format poche.(photo ci-dessous, 144 pages, 15€)

lacordaire
Dans cette ancienne édition, la préface de Renée Zeller (1887-1971 Académicienne) est particulièrement intéressante. Après avoir rappelé que le succès inouï des prédications du dominicain devait beaucoup à l’émotion qui passait par la présence physique de l’orateur, son ton, l’amplitude de sa voix, son phrasé, R. Zeller prévient qu’aujourd’hui, la réduction à la seule lecture ne peut que décevoir quelque peu. Selon elle, échappent à cet affaiblissement la correspondance et quelques textes ; « Quant à l’opuscule sur Marie-Madeleine, chant du cygne de l’illustre moine, expression suprême de son âme, il représente ce qu’il a écrit de meilleur. C’est un éloge de l’amitié qui surpasse celui de Montaigne en délicatesse comme en pureté. De tous les hauts sentiments dont vécut Lacordaire, celui de l’amitié était le plus particulier à son cœur où se rencontraient tant d’impétuosité et de sagesse… C’est alors qu’à l’horizon de ses tendresses spirituelles il aperçut Marie-Madeleine et pénétra plus avant dans la connaissance de l’amitié divine. »

La lecture de ce texte de Lacordaire m’a rappelé Chateaubriand, celui des Martyrs. On prend grand plaisir au long et balancé déroulement de ces phrases qui nuance et épouse en arabesque idée et sentiment. Je me demande si non seulement ce style, ou plutôt les sentiments qu’il traduit, sont encore compréhensibles à notre temps. Je crois désormais le contraire, de source sûre ! En effet, en 2012, le festival d’Aix-en-Provence donnait dans la cour de l’Archevêché David et Jonathas, livret du jésuite François de Paule Bretonneau, musique de Marc Antoine Charpentier que les Jésuites avaient commandé pour leurs élèves de Louis-le-Grand. Une telle commande était dans leurs habitudes, la musique et la poésie étant une composante fondamentale de l’éducation qu’ils donnaient dans leurs établissements. William Christie et les Arts-Florissants y furent magnifiques et la mise en scène d’Andréas Homoki intéressante avec ces cloisons de verre qui redessinaient la scène et rythmaient le changement des situations. Toutefois, à la sortie, mes amis furent unanimes à souligner la faute contre l’esprit qui consistait à avoir transformé la très profonde et très mystique amitié de nos deux héros bibliques, en une passion des plus charnelles, en contradiction radicale avec les intentions profondes et expresses des auteurs et des commanditaires du XVIIe siècle. Cette interprétation tout à fait "actuelle" fut qualifiée par Télérama de « libérée de ses stéréotypes. »  Car en nos temps libérés, une profonde amitié entre deux hommes ne peut être que stéréotype. Ô Mânes de Montaigne et de La Boétie, venez à notre secours !

Le journaliste Frédéric Norac de son côté, développa ce thème, je le cite : « Gay, Gay ! Marions-les… Ce n’est pas encore le « mariage pour tous », mais cela sonne très « gay friendly » à nos oreilles contemporaines. D’autant plus que le metteur en scène en profite pour nous raconter cet épisode bien connu dans un registre qui renvoie plus aux « amitiés particulières » qu’à l’amour « mystique » évoqué par la Bible. Nos tourtereaux se retrouvent frémissants de tendresse, se cherchent dans un double colin-maillard sous le regard bienveillant du chœur qui s’amuse de leurs ébats, se séparent lorsqu’il faut partir pour la guerre avec toute la passion et le désespoir de véritables amants, dans un baiser prolongé. » Nous l’avons échappé belle : avec ce sous-titre de Norac « Gay, Gay ! Marions les ! » on aurait pu avoir La Belle Hélène… Mais on a quand même eu Pierre Louÿs ! Il est bien évident qu’un premier contre sens est fait sur le véritable sujet de cette histoire biblique et qu’un deuxième est fait sur la profondeur de ce texte commandé par les éducateurs Jésuites. Les critiques, du moins ceux que j’ai lus, ont applaudi à ce massacre. Mais qu’auraient-ils écrit si, en plus « d’interpréter » le texte on avait mis la musique au goût du jour ? Si Christie avait réinterprété la partition de Charpentier, par exemple sur une couleur et un rythme « jazz friendly » ou « pop friendly » ? Nous aurions eu un tollé, tous les musiciens, les amateurs, les musicologues et les critiques musicaux seraient montés au créneau au comble de l’indignation : à la musique, on ne touche pas ! Et ils auraient eu raison. Mais le texte ? Apparemment aujourd’hui, un texte, on peut sans choquer les puristes, le triturer, le plier dans le sens de notre époque, le réduire, l’annexer impunément. Quant aux idées que véhicule le texte, on les juge tellement ridicules et juste bonnes pour les punaises de sacristie qu’on a le devoir de les raboter, les gommer, les redessiner, en un mot les pervertir.

« Gay, Gay ! Marions-les » : peut-on se permettre impunément un tel contresens sur une œuvre aussi magnifique ? Je ne le pense pas. Aujourd’hui, la délicatesse de texte, de situation et de sentiment ne fait plus partie de notre monde et n’est simplement plus comprise : tout doit être appuyé et vulgairement grossi pour passer la rampe. J’en ai eu la conviction ces jours-ci (2016) en lisant le petit traité de Lacordaire intitulé « Sainte Marie-Madeleine ou de l’Amitié » quatre ans après le spectacle d’Aix-en-Provence. Le dominicain y reprend cette histoire de David et Jonathas pour illustrer son propos sur l’amitié, estimant qu’elle en constitue un sommet, comme devaient aussi le penser les commanditaires Jésuites. Comment Télérama, qui avait traité le livret du Père Bretonneau de « très scolaire », aurait-il qualifié le texte de Lacordaire dont je vous donne ci-après quelques menues citations :

« Lorsqu’un jeune homme, aidé de cette grâce toute-puissante qui vient du Christ, retient ses passions sous le joug de la chasteté, il éprouve dans son cœur une dilatation proportionnée à la réserve de ses sens, et le besoin d’aimer, qui est le fond de notre nature, se fait jour en lui par une ardeur naïve qui le porte à s’épancher dans une âme comme la sienne, fervente et contenue. Il n’en recherche pas en vain longtemps l’apparition. Elle s’offre à lui naturellement, comme toute plante germe de la terre qui lui est propre. La sympathie ne se refuse qu’à celui qui ne l’inspire pas, et celui–là l’inspire qui en porte en lui-même le généreux ferment. Tout cœur pur la possède, et par conséquent tout cœur pur attire à lui, n’importe à quel âge. Mais combien plus dans la jeunesse ! Combien plus lorsque le front est paré de toutes les grâces qui attendrissent, et que la vertu l’illumine de cette autre beauté qui plaît à Dieu lui-même ! Ainsi parut David à Jonathas le jour où David entra dans la tente de Saül tenant la tête du géant dans sa main droite, et qu’interrogé par le roi sur son origine, il lui répondit : « Je suis le fils de votre serviteur lsaac, de Bethléem. » Aussitôt, dit l’Écriture, l’âme de Jonathas s’attacha à l’âme de David, et Jonathas l’aima comme son âme. » Singulier effet d’un seul regard ! Tout à l’heure encore, David gardait les troupeaux de son père, Jonathas était sur seuil d’un trône, et en un instant la distance s’efface ; le pâtre et le prince ne font plus, selon l’expression même de l’Écriture, qu’une seule âme. C’est que dans ce jeune homme tout pâle encore des faiblesses de l’enfance, et tenant néanmoins d’une main virile la tête sanglante d’un ennemi vaincu, Jonathas a deviné le héros, et que David, en voyant le fils de son roi se pencher vers lui, sans jalousie de sa victoire et sans orgueil du rang, a reconnu dans ce mouvement généreux un cœur capable d’aimer, et digne par conséquent de l’être. »

Et il oppose à ce type d’amitié, celui de l’antiquité païenne : « Quant au jeune homme de l’Antiquité, trop peu chaste pour être aimé, il ne pressentait guère dans le transport de ses passions, quelles qu’elles fussent, les purs épanchements d’une ardeur irréprochable. Il aimait avec ses sens bien plus qu’avec son âme, et si le nom de l’amitié lui était connu, parce que l’homme n’a jamais ignoré ni corrompu tout à fait sa nature, il lui manquait pourtant, sauf peut-être en de rares exceptions, ce coup d’archet qui a fait jaillir en nous la source des affections sans tache. Jésus-Christ n’est pas le premier père de l’amitié parmi les hommes, elle existait au paradis terrestre, lorsque Adam et Ève, couverts encore de leur innocence comme d’un voile, se promenaient ensemble sous le regard de Dieu, épris l’un pour l’autre d’un sentiment dont la tendresse égalait la pureté. »

Ce n’est ni l’amitié biblique, ni l’amitié « païenne » qu’a retenue le metteur en scène d’Aix, mais plutôt celle de Pierre Louÿs ou celle des « amitiés particulières » à la Montherlant mâtinées de « gaytitude » : le contre sens est patent. Ou plutôt, faudrait-il parler d’anachronisme de la part de metteurs en scène et de critiques incapables de concevoir le passé comme différent d’aujourd’hui ? Ou peut-être estimant tout simplement que le présent est nettement supérieur à un passé qui ne peut être qu’obscurantiste ou à tout le moins hypocrite…

La conclusion qui s’est imposée à moi, à la lecture de l’opuscule de Lacordaire, c’est que rien ne vaut les grands auteurs pour se forger le goût et respirer à la bonne hauteur.

Le metteur en scène d’Aix est décidément bien de son temps :
il a réussi à réduire une des plus belles histoires d’amour mystique
en banale affaire de cul !
Et les critiques ont trouvé cela génial, tout simplement.
Français, encore un effort ! Réclamait le divin marquis…

Vous pouvez lire et télécharger légalement et gratuitement le texte original de Lacordaire, qui est numérisé sur le site GALLICA de la Bibliothèque Nationale :
Pour lire le livre de Lacordaire sur Marie-Madeleine

Bibliographie :
Pour lire et télécharger légalement l’étude du texte par Claude LANGLOIS, historien, directeur d’études émérite à l’École Pratique des Hautes Études

François-Marie Legœuil