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Monfort-l’Amaury :
Le Casino des trépassés

Une motte féodale

Sur la route de Versailles à Dreux, bien avant Houdan, sur la gauche, dans les bois et bâtie à flanc de coteau, se dissimule Montfort-L’Amaury. Sa motte féodale ne porte plus que les maigres débris du donjon jadis colossal, mais l’église Saint-Pierre nous offre toujours le décor polychrome de ses somptueux vitraux Renaissance. Au moyen-âge, Montfort est le siège d’une puissante châtellenie du Vexin normand s’étendant sur treize prévôtés, commandant la route de Chartres et dont les sires oscilleront perpétuellement entre leur obédience à leur suzerain immédiat, le duc de Normandie, roi d’Angleterre, et leur haut suzerain le roi de France. C’est ainsi que Simon II de Montfort protège Paris en 1098 contre les bandes de Guillaume II Le Roux duc de Normandie, mais que Simon III combat Louis VII aux côtés des Anglais ; mais il est vrai qu’il venait alors d’épouser une vraie beauté Britannique…

L’homme le plus laid du Royaume.

C’est Simon IV de Montfort dit « Judas Maccabée Défenseur de la Foi » qui va faire entrer Montfort-L’Amaury dans l’Histoire. Disons tout de suite que cette entrée dans la grande Histoire n’a rien à voir avec la vie de sa fille Bertrade Montfort qui « épousa l’homme le plus laid du Royaume, le Comte d’Anjou Foulques IV, dit Le Réchin », dont les pieds étaient si déformés que ses chaussures se terminaient en pointe bien avant la mode des poulaines. Écœurée par ces pieds, elle quittera son Réchin de Comte en 1092, pour son Roi Philippe 1er, lequel divorcera de sa femme Berthe de Hollande pour l’épouser et sera, pour cette raison, excommunié par le Pape qui n’entendait pas de cette oreille cette histoire de pieds. Et c’est à cause de Bertrade que Philippe l’excommunié ne pourra pas prendre la croix pour la première croisade : voilà comment pour une histoire de pieds et de femme on ne va pas délivrer le tombeau du Christ de la souillure des infidèles !

Les Albigeois

Non, si Simon de Montfort, homme pieux entre les pieux, entre dans l’Histoire, c’est à cause de la Croisade des Albigeois pour laquelle, en 1209, il quitte ses terres de langue d’oïl, comme chef de deuxième rang dans l’Ost des grands feudataires du royaume, pour descendre à marche forcée, par la vallée du Rhône, vers les riches et civilisées contrées de langue d’oc du comte de Toulouse. Tous ses vassaux de l’île de France l’accompagnent : les sires de Houdan, de Conflans, d’Épernon, de Chanteloup, de Boissy Sans Avoir, de La Queue, de Thoirry, de Tremblay. Cheminera aussi avec lui, son ami et chroniqueur Guy, abbé des Vaux de Cernay qui chantera ses prouesses dans « La Chanson de La Croisade ». Les grands féodaux : le Duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint Pol se disputent la conduite des opérations et l’abbé, pour faire taire ces querelles et mettre tout le monde d’accord, fait élire Simon comme général en chef. C’est dès lors l’ascension irrésistible de Simon, et après la prise et le sac de Carcassonne et de Béziers, Simon sera proclamé vicomte de ces deux cités, et volera de victoire en victoire… jusqu’au siège de Toulouse neuf ans après, où une pierre lancée par un pierrier manoeuvré par les bras d’une mère hérétique et de ses deux filles, font passer de vie à trépas le « consolateur des affligés, soutien des faibles et refuge des malheureux » du moins lorsqu’ils ne sont pas albigeois. Simon entre aussitôt dans la légende comme en témoigne cette épitaphe très littéraire qu’on lui décernera :

« Ce Simon, comme Mars, fut de guerre un orage
Comme Pâris fut beau, et comme Caton sage
Si qu’alors qu’il mourut, on disait d’une voix
Tous trois être avec lui, morts encor une fois ! »

Ensuite vers 1312, Montfort et son orgueilleux château deviendront un moment breton, du temps où la Bretagne était encore indépendante et que la duchesse Anne ne l’avait pas encore apportée en dot avec ses sabots en épousant successivement les deux rois de France Charles VIII et Louis XII, puis pour faire bonne mesure marié sa fille Claude au troisième Roi François 1er. Montfort sera même un temps possession de Du Guesclin lorsqu’il guerroyait de par chez nous, du temps d’Édouard le roi Anglois et de son compère Le Mauvais de Navarre Comte de Dreux.

Victor, le romantique…

Ce site splendide, ces ruines grandioses, ces rues pavées, ces maisons à colombages ne pouvaient qu’enchanter au XIXe siècle les Romantiques, grands amateurs de décors, de chevaliers, de légendes et de fantômes. Le jeune Victor Hugo qui deviendra leur chef de file, avait au lycée à Paris, un bon copain, le fils du docteur Descieux de Montfort l’Amaury, chez qui il vint souvent en vacances. Vers 1822, alors qu’il avait 20 ans, il prit l’habitude d’animer chez eux des soirées littéraires avec ses amis, les écrivains Romantiques, et en 1825, très inspiré par la beauté de ces ruines et de la ville, il composa la Ballade « Aux Ruines de Monfort-l’Amaury » dont nous vous citons ces quelques vers pour vous mettre en appétit :

« Je vous aime ô débris ! et surtout quand l’Automne
Prolonge en vos échos sa plainte monotone.
Sous vos abris croulants, je voudrais habiter
Vieilles tours, que le temps l’une vers l’autre incline ;
Vous qui semblez de loin, sur la haute colline,
Deux noirs géants prêts à lutter.

Lorsque d’un pas rêveur, foulant les grandes herbes,
Je monte jusqu’à vous, restes forts et superbes !
Je contemple longtemps vos créneaux meurtriers,
Et la tour octogone et ses briques rougies,
Et mon oeil à travers vos brèches élargies,
Vois jouer des enfants où mouraient les guerriers…
Mes yeux errent, du pied de l’antique demeure,
Sur les bois éclairés, ou sombres suivant l’heure,
Sur l’église gothique, hélas prête à crouler,
Et je vois dans le champ où la mort nous appelle,
Sous l’arcade de pierre et devant la chapelle
Le sol immobile onduler.

Foulant créneaux, ogives, écussons, astragales…
Là, quelques fois j’entends le luth doux et sévère
D’un ami, qui sait rendre aux vieux temps un trouvère :
Nous parlons des héros, du ciel, des chevaliers,
De ces âmes en deuil, dans le monde orphelines,
Et le vent qui se brise à l’angle des ruines
Gémit dans les hauts peupliers ! »

Descendons maintenant les rues du haut de Montfort. Suivons celles qui sont pavées de granits inégaux, celles où la circulation devient inexistante ; celles où les portes cochères s’arrondissent en arc, où les fenêtres se cloisonnent de barreaux de fer ; mais faisons cette promenade toujours en compagnie de Victor Hugo qui, l’année même qu’il composa « Aux Ruines de Montfort », en octobre 1825, fut si inspiré par ces rues qu’il y vit défiler le cortège baroque et médiéval de l’ost du Duc de Bretagne revenant de chevauchée… Et c’est à Monfort qu’il transcrivit sa vision dans sa célèbre « Ballade du Timbalier ». Une jeune fille, dans la grand-rue de Montfort, regarde défiler l’armée qui rentre de campagne et attend avec espoir d’apercevoir son fiancé le timbalier ; la troupe défile, les derniers musiciens passent… il n’est pas revenu de la guerre… elle tombe :

« Monseigneur le duc de Bretagne
A, pour ses combats meurtriers
Convoqué de Nantes à Mortagne
L’arrière-ban de ses guerriers.

Ce sont des barons dont les armes
Ornent des forts ceints d’un fossé,
Des preux vieillis dans les alarmes,
Des écuyers, des hommes d’armes ;
Et l’un d’eux est son fiancé.

Il est parti pour l’Aquitaine
Comme timbalier...

Sur deux rangs le cortège ondoie :
D’abord les piquiers aux pas lourds ;
Puis, sous l’étendard qu’on déploie,
Les barons en robe de soie,
Avec leurs mortiers de velours...

Admirez l’armure persane
Des templiers, craints de l’enfer,
Et, sous la longue pertuisane,
Les archers venus de Lausanne,
Vêtus de buffle, armés de fer...

Puis dans la foule indifférente,
Elle tomba, froide et mourante...
Les timbaliers étaient passés. »

Siste Viator…

Au rythme de ces vers magnifiques et en suivant le cortège chatoyant du duc de Bretagne dans la rue qui descend, nous ne pouvons que nous diriger sans nous tromper, vers ce « champ où la mort nous rappelle » et où errent « ces âmes en deuil.., ces héros.., ces chevaliers » qu’Hugo vient d’évoquer si brillamment uniquement pour nous. Dans une rue étroite, bordée de murs aveugles, s’ouvre soudain la porte gothique du Charnier de Montfort-l’Amaury :
Ce Charnier, c’est le seul cimetière du Moyen-âge ayant conservé tout son décor funèbre et encore en fonctionnement dans la région parisienne. En effet si l’Aître Saint-Maclou de Rouen garde toute sa grandiose décoration il a, lui, changé de destination et les élèves d’une école des Beaux-Arts occupent désormais le logement des pauvres transis. Il n’en est pas de même à Montfort où, depuis cinq-cents ans, tout est resté en l’état. La porte d’entrée, voûtée et surmontée d’un dais de pierre ogival flamboyant, continue par delà les siècles à nous en imposer par sa fière allure. À sa droite, sur le pilier à hauteur d’homme, se devine une inscription que la lèpre du temps a cruellement rongée ; par une coïncidence symbolique extraordinaire, le seul mot qui ait survécu au rabot des intempéries et qui soit à peu près déchiffrable, à la deuxième ligne, exprime la terrible destination de ces lieux en un raccourci saisissant : « Trespassés… » Bien sûr, par les registres des Archives, nous connaissons l’inscription en son entier :

« VOUS QUI ICI PASSEZ
PIEZ DIEU POUR LES TRESPASSÉS
CE QUE VOUS ÊTES, ILS ONT ÉTÉ
CE QUE SONT, UN JOUR SEREZ »

Cette invocation qui peut paraître surprenante, était en fait à l’époque tout à fait traditionnelle. Vous la retrouvez par exemple, dans la région, en des termes très proches, au dessus du transi de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais de Gisors :

« Qui que tu sois ô passant tu mourras
Vois cette pierre :
Ce que je suis, un jour tu le seras,
Cendre et poussière,
Arrête, pleure et pour moi tu diras
Une prière. »

Ces mises en garde remontent à la nuit des temps : les Grecs et les Romains les gravaient sur leurs pierres tombales. Vous pouvez en voir de très nombreux exemplaires au Musée des Antiquités Nationales de Saint Germain en Laye : « Siste Viator »... c’est-à-dire : "arrête-toi passant et pense à celui qui est là dessous"... Déjà au ler siècle de notre ère, Pétrone nous montre dans son roman Le Satiricon, le richissime marchand Trimalchion terminant son splendide banquet par cette mise en scène romantique : « Un esclave apporta un squelette d’argent, si bien monté que ses articulations et ses vertèbres étaient mobiles et se pliaient en tous sens. Après que Trimalchion l’eut lancé à plusieurs reprises sur la table en lui faisant prendre plusieurs postures, il se mit à déclamer d’une voix forte : " Las ! Las ! Malheur à nous ! Que les pauvres humains après tout ne sont rien ! Ainsi serons nous tous quand Charron nous prendra. Aussi vivons tant qu’il nous est permis de prendre du plaisir." » Le Moyen-âge avait une coutume semblable et pour la fête de la Toussaint, les marguilliers du Charnier des Saints-Innocents à Paris sortaient de son coffre de chêne, un squelette d’albâtre dont le linceul s’ornait des lettres noires de cette sentence :

« II n’est vivant, tant soit plein d’art
Ni de force pour résistance
Que je ne frappe de mon dard
Pour bailler aux vers leur pitance »

L’inscription et l’architecture de la porte datent notre charnier de Montfort : deuxième moitié du XVe siècle. Rappelons-nous que dans notre région c’était une époque charnière. Plus de cent années de ravages des guerres contre les Anglais, les Bourguignons et les Armagnacs, les dévastations des Jacques, la dépopulation des pestes noires, les années de disette, tout cela vient de prendre fin, les temps plus cléments arrivent à grands pas, mais les contemporains ne le perçoivent pas encore. Pour eux c’est toujours la désolation que chantait, quelques années auparavant Eustache Deschamps dans sa « Ballade contre le Temps présent » :

« Age de plomb, temps pervers, ciel d’airain,
Terre sanz fruit, et stérile et braihaingne,
Peuple maudit de toute doleur plain,
Il est bien drois que de vous tous me plaingne :
... Hui est li temps de tribulation

Et si n’avons point d’hui ni de demain,
Que li péchiez et la mort ne nous praingne,
En un moment et par un cas soudain...
Cryons mercy, qu’enfer ne nous sourpraingne,
Hui est li temps de tribulation. »

C’est l’époque où la mort paraît tellement imbriquée avec les vivants, que les murs des églises et des cimetières se couvrent de danses macabres, où chaque mort donne la main à un vivant saisi soudain dans ses activités et sans distinction de classes sociales. À La Chaise_Dieu, à Kermaria, ci-dessous à la Ferté-Loupière :
on les voit ces farandoles où alternent avec un squelette grimaçant, un évêque crossé et mitré, un croquant en haillons, une jeune et riche dame en hennin, un marchand pansu, un damoiseau au pourpoint à crevés... Et à deux heures à peine de voiture de Paris, vers le nord à la belle abbaye de Saint-Riquier, près d’Amiens, où vers le sud à la chapelle Sainte-Catherine de Saint-Fargeau, vous pouvez voir sur une tapisserie pour le premier ou sur une fresque pour le second, le troublant « Dict des Trois Morts et des Trois Vifs » : les trois morts attendent leurs victimes, près de la croix hosannière d’un carrefour. N’oublions pas que le carrefour, symbole du choix de la route, est par essence le lieu privilégié de toutes les tentations et par conséquent la demeure du démon ; mais c’est aussi le lieu où errent les pauvres trépassés du Purgatoire. C’est pour tout cela qu’aux carrefours se rassemblent les sorciers pour le départ au sabbat, comme l’écrit si bien Aloysius Bertrand :

« Ils étaient là une douzaine,
Qui mangeaient la soupe à la bière,
Et chacun d’eux avait pour cuillère
L’os de l’avant bras d’un mort. »

Sur notre tapisserie de Saint-Riquier, le premier mort a quitté notre vallée de larmes depuis longtemps : ce n’est plus qu’un squelette : vêtu de son linceul, il brandit la lance prêt à frapper au hasard les vivants ; le deuxième est un mort presque frais : son crâne arbore encore quelques cheveux hirsutes, la chair tire sur ses joues, la peau de son ventre pend, à la main il traîne la faux qui achèvera le travail de la lance du premier ; quant au troisième, il s’est drapé dans son suaire et appuyé sur sa bêche, il attend de creuser la fosse. En dessous, les trois jeunes gens sont tout à leur chasse : ils caracolent insouciants, riants, magnifiquement vêtus et leurs faucons ont pris leur envol vers leurs proies en trainant le lacet de cuir à leurs pattes. Ils ignorent leur destin et comme tous les pitoyables humains, ils ne savent le jour ni l’heure. Pourtant elle est proche l’heure et déjà le cheval de droite cabre : il devine les trois morts postés en embuscade à la croix du carrefour ; le cavalier pressentant quelque chose, est le seul des trois vivants dont le rire vient se figer brusquement ; encore quelques secondes et son cri de terreur viendra glacer ses trois amis. Ainsi est illustré encore une fois la recommandation de « L’Horologium de Drexelius » :

« Souvenez-vous ô homme
Qui n’êtes qu’un peu de boue
Qu’il viendra un matin
Dont vous ne verrez pas le soir. »

Voilà, tout est dit : dès la porte du Charnier, le décor du XVe est planté. Nous sommes dès lors prévenus de ce qui nous attend et nous pouvons pousser la grille pour entrer dans le Charnier des Trépassés de Montfort-L’Amaury.

Sur le seuil, le spectacle nous saisit : trois galeries aux arcades de pierre et de brique, aux voûtes en bateau soutenues par d’énormes poutres de bois multi-centenaires et dont les murs couverts de pierres tombales s’ouvrent sur un cimetière toujours en activité : c’est notre Charnier.

Sous les voutes du charnier.



Aujourd’hui ces voûtes nous apparaissent comme celles d’une grange, ou d’un grenier ordinaire, avec en plus le splendide travail du bois. Dans les deux coudes que fait la galerie, l’agencement des poutres et des chevilles a joué et montre un aspect torturé un peu de guingois qui ajoute au romantisme du lieu. Mais pour bien comprendre la signification de cette galerie voûtée, reportons nous quatre cent ans en arrière : en 1550 le Charnier existe depuis 100 ans déjà. La cour du cimetière proprement dit, pourtant très vaste, est déjà insuffisante pour faire face à l’expansion de la ville. Comme partout à cette époque, les fossoyeurs font systématiquement de la place : dès que les os ont blanchi, on les exhume et on les range soigneusement en tas dans les toitures, sur des rayonnages qui s’étagent au dessus des poutres : les vivants cheminaient sous d’énormes tas d’ossements : une pratique générale à l’époque. Vous pouvez voir une voute similaire dans les restes du charnier de l’église Saint-Séverin à Paris. Dans les églises de campagne qui ne pouvaient se payer un charnier, on mettait les ossements carrément sous les voutes de la nef, rangés sur planches jetées entre les grandes poutres du plafond, comme on voit encore ces planches dans l’église de Saint-Pierre Montmartre à Paris. Imaginez donc une messe de Minuit, dans une nef glacée, sans bancs, aux dalles recouvertes de paille pour chauffer un peu les sabots des fidèles…


...une obscurité presque totale… seul le maître autel sort de la nuit à la faible lueur des cierges… parfois une mèche brûle un peu plus et jette une fugitive lueur qui se reflète sur l’os poli des crânes qui ricanent doucement sur les poutres au dessus des fidèles… la mort était alors notre fidèle compagne.

Les fossoyeurs philosophes.

Ce transfert des os du sol du cimetière dans les voutes du charnier, l’acte V scène 1 de la pièce de Shakespeare "Hamlet", nous le décrit très bien. La scène se passe dans un cimetière au XVIe siècle. Deux fossoyeurs creusent la terre tout en conversant avec Hamlet, prince de Danemark :

Premier fossoyeur à son collègue qui creuse :

"Qui construit plus solide que l’ingénieur ou le charpentier ?... ne te baratte pas la cervelle. Quand on te questionnera une autre fois, tu répondra : c’est le fossoyeur. Les chambres qu’il fabrique durent jusqu’au jugement dernier. Maintenant va à l’auberge et nous, prenons une chopine.

Premier fossoyeur chantant :

Du temps où je faisais l’amour,
Où j’y pensais sans cesse,
Ah, que le jour me paraissait court !
Mais il est parti sans retour
Emportant ma jeunesse,

Puis sans s’être annoncé, soudain
Comme un voleur un beau matin
Est venu l’âge sombre
Qui m’a fait embarqué tout beau !
Sur un bateau qui faisait eau
Pour le pays de l’ombre...
...Et il déterre un crâne...

Second fossoyeur chantant :

À moi la pioche, à moi la pelle
À moi le blanc linceul,
Un trou dans la terre où l’on gèle
J’y descendrai sans qu’on m’appelle
On dort bien mieux tout seul !
...et il déterre un autre crâne...

Premier fossoyeur :

Ce crâne possédait une langue qui savait dire "comment va votre seigneurie ?"
Et maintenant il est à la Seigneurie de l’Asticot,
Il a perdu son maxillaire
Et la pelle d’un fossoyeur lui tape sur le sinciput...

Hamlet au fossoyeur : Dis moi combien de temps on reste sous terre avant de pourrir ?
Le fossoyeur : Ma foi si l’on n’est pas déjà pourri d’avance, comme on voit pas mal de vérolés d’aujourd’hui qui se défont dès avant qu’on les enterre, on tient bien jusqu’à 8 ou 9 ans. 9 ans pour les tanneurs... Tenez, ça c’est un crâne qui est dans la terre depuis 23 ans.
Hamlet : À qui était-il ?
Le fossoyeur : À un brave fou de fils de putain... C’était le crâne de Yorick, le bouffon du roi.
Hamlet prend le crâne : Hélas, pauvre Yorick, je l’ai bien connu, Horatio. un garçon de verve inlassable et d’exquise fantaisie.., et maintenant quel épouvantail répugnant, mon coeur se soulève.

Ad sanctos... et sous les gouttières

Ce charnier de Montfort, est pour nous un exemple du changement des mentalités au 15ème siècle. Jusqu’ici, et depuis la fin de l’Antiquité, les cimetières entouraient l’église comme c’est encore bien souvent le cas dans nos campagnes. Et ce n’est qu’au 15ème siècle que l’on se mit à construire de grands cimetières en dehors de toute église. Auparavant on voulait à tout prix se faire enterrer "ad sanctos" (près des saints), et les églises étaient le point central du cimetière. Toute une hiérarchie des meilleurs endroits s’était instaurée : les plus riches, les plus dévots, les membres du clergé, les puissants du coin, exigeaient que leur tombeau fut aménagé dans le choeur même de l’église, auprès de l’autel pour profiter en permanence des prières de la messe, ou encore mieux près des reliques quand il y en avait, ou alors tout contre le tombeau du saint patron de l’église.
Ensuite la nef, c’était encore pas mal. Si on voulait que son humilité éclata orgueilleusement aux yeux de tous on plaçait sa plaque tombale sur l’allée centrale, afin que l’on soit foulé aux pieds pour l’éternité par les passants, ce qui était une bonne pénitence, cumulée avec le plaisir d’être vu par delà la mort par des générations de vivants. De là les si nombreuses pierres tombales dont les inscriptions à demi effacées par l’usure des semelles garnissent encore nos églises. Sous le porche, ce n’était pas mal aussi ! Car là, on était certain de se faire humblement piétiner à longueur d’année. Dehors, dans le cimetière, c’était moins bien... mais il restait encore bien de bonnes places : sous les gouttières par exemple, afin que l’eau de pluie, bénie par le ruissellement sur les saintes toitures du sanctuaire, vienne lustrer de leurs vertus bénéfiques le pauvre transi qui dormait à jamais sous sa gouttière. Encore un peu moins bien, mais pas trop mal quand même : le long des murs, parce que là aussi l’eau ruiselle. Enfin il restait pour les autres - les pauvres, les sans grade, les sans protection - le cimetière ordinaire. Mais là encore, il se trouvait des places avantageuses : près de la croix hosannière, au centre de la cour où plusieurs fois par an on venait processionner. Et puis pour les plus humbles, il restait seulement la terre ordinaire. Mais quoiqu’il en soit, l’église donnait à tous maternellement et sans compter la terre consacrée du cimetière bénie par le curé : on pouvait s’y endormir tranquille pour l’éternité. Bien sûr, à l’écart des murs, hors de la terre bénie, se trouvait le carré des réprouvés : les suicidés, les comédiens, les bourreaux, les filles de joie et les enfants morts sans baptême.

Cette hiérarchie des bonnes et des mauvaises places se retrouve à Montfort dans les chapelles non restaurées qui conservent de ce fait une allure romantique extraordinaire. Des chapelles, sous la voûte, il y en a trois. Nous vous en présentons quelques méchantes photos, mais vous irez sans doute les voir vous même. La première quand on passe la porte, à mi-chemin de la grande galerie, c’est la chapelle de Notre-Dame-de-La-Pitié, dont la construction en 1736 coûta 1018 livres et 5 sols. C’est la plus belle : des grilles de bois peintes en noir la séparent de la galerie. Au fond, l’autel décoré de deux tibias entrecroisés, est posé de guingois sur des marches à demi effondrées. Il est surmonté de chandeliers noirs et branlants couverts de toiles d’araignées. De grandes croix de bois noires semées de larmes d’argent, sont appuyées sur les murs. Le sol jonché de débris, est formé de plaques tombales effondrées où à demi ouvertes. La deuxième chapelle, moins romantique, est éclairée par des vitraux qui laissent suinter une lumière violette tout à fait sépulcrale. Un prie-Dieu vous y invite au recueillement.
Quant à la troisième chapelle, dans la galerie de gauche en entrant, elle a été ravalée et a perdu une partie de son charme.

C’est le décor de Robert le Diable

Ce décor extraordinaire, qui nous tire vers un passé vertigineusement lointain, a inspiré bien des poètes comme nous l’avons montré. Mais il ne pouvait pas laisser les musiciens indifférents. En 1830, Jacob Meyerbeer s’apprête à lancer à l’Opéra de Paris un opéra qui va l’imposer définitivement parmi les très grands compositeurs : Robert-le-Diable. Jacob voulait que les décors fussent à l’unisson de sa musique romantique : grandioses et exaltants. Le célèbre peintre décorateur de l’époque, Cicéri, chargé des décors, vint à Montfort cette année là, pour s’imprégner des lieux et de l’atmosphère du charnier qui lui paraissait l’endroit idéal pour y situer un des actes de l’opéra. Voici les notes romantiques qu’il prit ce jour dans son calepin pour situer son décor :

Une des galeries du cloître. À travers les arcades on aperçoit une cour remplie de pierres tumulaires dont quelques unes sont couvertes de végétation, et au-delà, les perspectives des autres galeries. À droite, entre plusieurs tombeaux sur lesquels sont couchées des figures de nonnes taillées en pierre, on remarque celui de sainte Rosalie. Sa statue en marbre est recouverte d’un habit religieux et tient à la main une branche verte de cyprès. Au fond, une grande porte et un escalier conduisant au caveau du couvent. Des lampes de fer rouillées sont pendues à la voute. Tout indique que depuis longtemps ces lieux sont inhabités. Il fait nuit, Les étoiles brillent au ciel et le cloître n’est éclairé que par les rayons de la lune. C’est exactement à cet endroit que l’on entonne la fameuse tirade : "Nonnes qui reposez..."

Victor Hugo, Meyerbeer et bien d’autres ont été subjugués par Montfort, son site et son charnier, si romantiques. Il ne nous reste plus qu’à le quitter les yeux pleins d’images, les oreilles comblées de bruits et de musique, et le coeur débordant d’Histoire.
Écoutons une dernière fois un poète, Rimbaud :

La bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant des forêts violettes :
À l’horizon le ciel est d’un rouge d’enfer...

Et n’oubliez pas, comme vous le demande Tristan Corbière de refermer derrière vous la porte du charnier sur :

L’ouragan qui festoie, la girouette qui tournoie,
la brume qui noie
Le Casino des Trepassés.

Décembre 1990
Les Cahiers de l’Arch N°5
François-Marie Legœuil