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Le Vitrail F 38565

Nous allions bientôt rencontrer 38565. Et pourtant, en ce 3 août 2009, à onze heures d’un glorieux matin d’été, nous venions de franchir les douves glauques par le pont-levis du châtelet du manoir de V** en Anjou. C’est d’un pas ferme que nous foulions le sable blanc de la vaste cour bordée au fond par la façade classique d’un château construit en 1820 sur un retour d’émigration, et donc sur des plans du XVIIIe que les évènements avaient laissé inachevé ; à gauche une courtine, à droite une chapelle.

Une chapelle ? La chapelle !
Celle vers laquelle nous marchions après six mois d’attente. Un volet s’ouvre : J** L**, 80 ans très droit : «  je descends ! » Et nous voici déjà sur le parvis de la chapelle. « À gauche de la porte, cette fenêtre si bas placée, munie de barreaux contemporains de Louis XII, savez-vous ce que c’est ? » Et il attend, sûr de son effet ; c’est un homme qui aime raconter, tenir un auditoire : nous le vérifierons à chaque instant. « Eh bien, c’est une monstrance de reliques. Le pèlerin n’avait nul besoin d’attendre l’ouverture des portes : À toute heure, il pouvait se repaître des châsses qu’il apercevait luisant dans la pénombre, faire ses dévotions et reprendre sa route vers les objets plus prestigieux, de saint Michel ou de saint Jacques, pour lesquels il avait pris la coquille, le manteau, le bâton et la besace. Mais ce qui fait l’originalité de cette chapelle à reliques, c’est qu’elle est située dans l’enceinte d’un château, alors que normalement ces chapelles étaient construites dans le plat pays, sur les grands chemins. Pourquoi fut-elle construite là ? C’est un mystère… » Et nous opinions en silence, savourant le plaisir d’une histoire qui resterait improbable dans les brumes du passé. « Mon beau-père, car le domaine est à ma femme, nous l’avait légué à condition que nous restaurions la chapelle, ce qu’il n’avait pu faire. Je m’y suis attelé en 93, j’ai terminé en 2003 : dix ans ! Trouver les artisans, convaincre les Monuments historiques, c’est long ! Mais passionnant ! C’était une grange depuis la Révolution, et la crypte servait de soute à charbon pour notre famille. J’ai commencé par la charpente : pratiquement intacte ! » Et nous admirions ces troncs qui avaient été abattus cinq siècles et demi auparavant, des arbres sans doute plantés sous Jean Le Bon. « L’autel, c’est cette grande pierre. Je voulais de la sobriété, mais de qualité ; elle vient de l’abbaye de (…) Comme vous le voyez, j’ai gratté l’enduit du XVIIe qui s’écaillait, et dessous ces restes de fresques : on devine un premier ange, et un peu un deuxième. Mettez-vous dans l’angle, vous verrez mieux ! Regardez ! L’ange soulève un rideau et dessous on devine le Christ en croix. Un théâtre… Et maintenant, regardez les vitraux : j’ai mis dix ans à les réaliser. J’ai pris d’abord contact avec un maître-verrier de Chartres, le Centre mondial du vitrail. Les maquettes en furent refusées par les Monuments historiques : le dessin, l’iconographie étaient décalés par rapport au XVe. Alors, j’ai fureté et j’ai trouvé un couple, dans le Morvan, qui ne vivait que pour le vitrail. Je suis allé les voir ; ils sont venus ; nous avons parlé ; de tout, de ma vie ; de la leur. Ici, c’est saint Jacques terrassant le dragon. Et cette pièce est tout à fait passionnante. Approchez : vous voyez l’œil du dragon ? C’est ce que l’on appelle un chef-d’œuvre. Seuls les véritables maîtres, ceux des verrières de Chartres, savent en réaliser. Regardez bien l’œil unique de la bête : dans un cercle de plomb, deux lames de verre. Et à la jointure verticale des lames, deux lignes de plomb convexe inversées enserrent deux minuscules triangles de verre. On touche là au sommet de l’art du maître-verrier. Et j’ai eu cette chance, d’avoir mon chef-d’œuvre ! Et cette vierge, sous son dais, les pieds posés sur une sorte de cathèdre : c’est une trouvaille n’est-ce pas ? Et le baptême du Christ, avec le Jourdain qui enroule ses trois niveaux de couleur autour des protagonistes… »

Sur la verrière suivante, saint Hugues portant dans la main sa dédicace, pourquoi était-il là ? Je ne le sais plus : voilà ce qui arrive lorsqu’on veut aussi cadrer des photos tout en écoutant… Et nous admirions les sablières sortant des gueules ouvertes de dragons « dont l’une dut être resculptée par le menuisier du village, car elle tombait en poussière ; regardez le travail ! l’ancienne ou la récente, comment les distinguer ?

Restait un vitrail, à gauche de l’entrée : Le vitrail !


Le vitrail représentait la chapelle sur un piédestal. Madame L** venait d’apparaître sur le seuil, nous rappelant qu’il était déjà midi, l’heure de partir déjeuner tous ensemble, car nous étions invités à l’abbaye de La B***, chez mon ami J** de B**. Mais la B***, c’est une autre histoire, que je vous raconterai peut-être un autre jour… Et justement, J** L*** disait : « Ce vitrail, c’est toute une histoire. Trop longue pour aujourd’hui, revenez me voir demain, je vous la raconterai. »

C’est pourquoi, le lendemain, à onze heures, nous franchissions à nouveau les douves glauques, par le pont-levis du châtelet du manoir de V** en Anjou et c’est d’un pas ferme que nous foulions le sable blanc de la vaste cour, etc. J** L** nous précéda dans la chapelle, et nous nous assîmes à droite de l’entrée, en faisant face au vitrail.

Le SS de Mauthausen et mon tatouage...
« Vous m’avez demandé hier ce que signifiait le nº 38565, c’est une longue histoire qui nécessite que je commence il y a très longtemps, en 1943. Il faut d’abord que vous sachiez que je suis personnellement protégé. Oui, je suis protégé… par deux anges gardiens. En 1943, j’avais dix-sept ans, je m’étais engagé dans la Résistance. Je fus bientôt arrêté, déporté à Mauthausen. Peu de temps après mon arrivée, je fus protégé une première fois par mon ange gardien… C’était en hiver ; à l’issue d’un de ces appels interminables que nous infligeaient nos sadiques gardiens SS, mon numéro — le 38565 — fut tiré. Les élus devaient aller dans le bloc des expériences médicales, un de ces endroits dont nul ne revenait. Notre groupe arrive devant la belle porte de ce Centre modèle, notre SS sonne, un autre ouvre la porte « Mais qu’est ce que c’est que ce b … ! Nous n’attendons personne aujourd’hui ! » Et notre SS nous raccompagna au camp : mon ange venait de nous sauver. C’est pourquoi, le toit de la chapelle du vitrail est couvert non pas de lauses, mais de rayures bleues et blanches, couleurs de notre tenue d’esclaves déportés. Et sur un cartouche blanc, se détachent des chiffres, ceux-là mêmes qui sont tatoués sur mon bras : 38565. Juste au-dessus, toujours sur le toit, vous voyez un triangle rouge, à bordures noires, encadrant une lettre noire F. Nous portions ce triangle sur la poitrine, et le F signifie prisonnier de guerre Français. Au-dessus du toit de la chapelle de notre vitrail, vous distinguez – approchez-vous un peu plus – une sorte de girouette circulaire blanche, découpée en petits carreaux blancs, dont un est noir, comme s’il manquait. Eh bien, ceci symbolise la raison de ma protection. Après mon arrivée, j’ai rencontré un prêtre français, déporté comme nous. Secrètement, il célébrait la Messe, et un jour il découpa sa grande hostie de célébrant, en autant de morceaux que nous étions de participants. Je reçus ma parcelle, et la cousis dans un revers de ma tenue, et je l’ai conservé ainsi pendant toute ma captivité. Je crois fermement que c’est grâce à elle, que je suis là aujourd’hui avec vous. Donc, la « girouette » ronde sur le toit du vitrail, c’est l’hostie, découpée en petits carrés, dont l’un en noir, est le mien, celui qui m’a gardé. »

Nous nous taisions, captivés par l’histoire. Notre hôte reprenait :


« Et l’œil et le crâne de bœuf, qui figurent juste en dessous, c’est là que je place l’intervention de mon deuxième ange gardien. C’était dans les années soixante. Je venais souvent de Paris surveiller les travaux de restauration du château. Vers Laval, la nuit tombait ; je conduisais depuis longtemps, la fatigue m’étreignait ; la brume montait des champs, et soudain, une fumée épaisse me masqua la route : un paysan brulait des herbes mouillées dans un champ. Et je me suis réveillé à l’hôpital, bien des jours après, étant longtemps resté dans un coma profond. Peu à peu, la mémoire me revint, aidée par le récit de témoins. Un troupeau de bœufs énormes, de taille presque préhistorique, traversait la route, caché par la fumée et ma voiture s’était écrasée sous le poids de deux bœufs qui avaient enfoncé le moteur et écrasé le toit. Il avait fallu me désincarcérer et me transporter dans le coma aux urgences. Je fus longtemps à me rétablir. Dans un premier temps, je fus aveugle : le choc ! Puis je recouvris la vue. Mais un œil à tour de rôle. Quand le gauche voyait, le droit était aveugle et réciproquement. Un jour, j’allais en retraite à Paray-le-Monial, dans la Communauté de l’Emmanuel. Dans un entretien, un prêtre me dit : vous avez eu un grand choc, mais vous allez guérir. Et je recouvrai la vue des deux yeux. C’est pourquoi vous apercevez sur le vitrail, un pavement noir et jaune ; dessus, une table

supporte la chapelle avec le chiffre 38565 et le triangle F, le tout surmonté de l’hostie en guise de girouette ; C’est ce que nous venons de décrire. Eh bien, sur ce pavement, entre les pieds de la table : un œil, l’œil qui voyait quand son voisin était aveugle ; et un crâne blanc de bœuf, un peu comme ces trophées que l’on voyait jadis au cinéma sur les portes des ranches dans les Western. Cela symbolise l’accident, et me rappelle le rôle de mon ange gardien, tout en me rappelant l’Emmanuel.

Je suis, vous le comprenez bien maintenant, un homme protégé, deux fois sauvé par son ange gardien. Venez maintenant, prendre l’apéritif au château avec moi. »


Au salon, madame L*** se déplaça à côté de N** pour lui faire la conversation : « Attention, il ne faut pas tout prendre au pied de lettre dans ce que raconte mon mari… Vous savez, il se dit protégé par deux anges gardiens, mais pourquoi ma petite-fille qui a disparu dans un accident ne l’était-elle pas… et pourquoi mon petit-fils qui est mort dans un autre accident… »

Monsieur J** L*** sur un whisky nous racontait sa vie…
On l’écoutait, on le croyait, on était sous le charme. Une heure de l’après-midi : l’heure de prendre congé. Amis lecteurs, vous qui étiez de ces visites, vous qui avez bonne mémoire, je vous entends d’ici : «  J** L*** a-t- il raconté cette histoire exactement en ces termes ? »

La question se pose : faut-il enregistrer une visite pour en faire la relation ? Pas du tout. Pour raconter, la mémoire est largement supérieure à l’enregistrement. Ce qui compte, c’est le ressenti, la couleur, la chaleur de ces instants fugaces et leurs traces indélébiles, le sillon qu’ils tracent sur le vinyle de notre mémoire. Ces vinyles, que bien des amateurs préfèrent aux enregistrements numériques en vantant leur « couleur » alors même que le puriste soulignera les imperfections et les rayures que le temps surajoute. Écoutons l’écho affaibli des souvenirs plutôt que la sèche chronique de la réalité, suivant en cela le conseil donné par Lewis Carroll dans De l’Autre Côté du Miroir :

 « Un conte commencé en des jours de bonheur,
Tandis que de l’été les soleils rayonnaient,
Une aimable chanson qui servit à rythmer des rames et des heures,
Et dont en moi l’écho encore retentit
Bien que les ans jaloux me conseillent l’oubli... »

François-Marie Legœuil, presbytère de M****** le 12 septembre 2009