Accueil

Les onze escarpins de Brouage
ou l’art de prendre son pied
à l’âge classique


En Charente, entre Royan et La Rochelle, à quelques distances de Marennes et de ses huîtres, la région de Brouage était réputée depuis Charlemagne pour son sel gris, celui des amateurs, dont Pantagruel parlera avec gourmandise, qui était exporté partout, sauf chez les Anglais qui, pour se distinguer comme d’habitude, préféraient le sel blanc, les Hollandais qui, un peu primitifs, adoraient le sel noir mélangé à de la terre, et les morues à qui on ne demandait pas leur avis pour les saler avec du simple sel « vert ». Brouage était un port, construit en 1551 au milieu des terres par Jacques de Pons, baron de Mirabeau, et dont les bassins étaient reliés à la mer par un chenal, comme à Aigues-Mortes. Située à quelques kilomètres de La Rochelle, alors place-forte protestante, Henri III en fait, pendant les Guerres de Religion, une « Place Royale, poignard catholique dressé au-dessus du cœur protestant ». Bien sûr, lesdits protestants de La Rochelle — ces Parpaillots, ces hérétiques — vont s’empresser de venir l’assiéger, en 1585, et leurs marins qui sont en temps de paix des marchands concurrents du Port de Brouage vont, avec délice, couler vingt et un navires dans le chenal d’accès, pour briser disent-ils la puissance militaire de leur rivale, mais pour surtout ruiner sa puissance commerciale. Ce calcul s’avérera exact et le port de Brouage s’envasera inexorablement au cours des temps. Aujourd’hui, il est complètement ensablé, et on en devine seulement la forme du haut des remparts, grâce à l’herbe jaunie et clairsemée poussant sur les anciens quais, qui tranche sur celle verte et drue qui recouvre les vieux bassins comblés. C’est de Brouage, en 1603, que Samuel Champlain s’embarquera pour découvrir le Canada. Au XVIIe, après avoir assiégé et vaincu les protestants de La Rochelle, Richelieu dota Brouage de remparts puissants pour en faire la rivale de la cité vaincue. En 1650, la Fronde incendie les Charentes soulevées par Condé, dont l’ami du Daugnon s’enferme dans Brouage assiégée pendant deux ans par les troupes royales. En homme totalement désintéressé, il aura le bon goût de se rendre contre une grosse somme d’argent et un bâton de maréchal, ce qui épargnera à la ville la destruction. Pendant les vingt années suivantes ce sera l’âge d’or de la cité : Port de guerre (bien que déclinant), ville de garnison et de marins, renommée pour ses quatre poudrières qui alimentent les grands vaisseaux de guerre, ville de « saulnerie » (les marais salants), coffre-fort des « fermes des Charentes » (les impôts royaux) dont la garnison n’hésite pas à accompagner les percepteurs pour convaincre les récalcitrants. Puis Colbert, en 1666, choisira le site voisin de Rochefort pour construire l’arsenal des flottes du Ponant et, coincée entre sa vieille rivale La Rochelle et la nouvelle concurrente, Brouage déclinera lentement au rythme de l’envasement de son port. Soixante-dix ans plus tard cet ensablement sera terminé et un Capitaine de Vaisseau chargé en 1730 d’une enquête sur l’état du port, fait un tour en barque au large de Brouage et confirme dans son rapport : « Les patrons de la barque qui nous ont conduits en mer au large de Brouage, disent que, suivant ce qu’ils ont appris de leurs pères, il n’y a pas cent ans que de basse mer il restait 16 pieds d’eau dans le port de Brouage sous les murailles de la ville... à présent, la mer s’est retirée d’une lieue d’étendue devant Brouage. »
C’est ce site extraordinaire qu’en 1982, en vacances à Royan, j’ai découvert avec enthousiasme. J’ai tout de suite été sous le charme de cette ville ensorcelante qui n’a pas bougé depuis deux cents ans et dont toutes les pierres suintent des souvenirs chargés d’histoire. Françoise Mallet-Joris, dans une biographie exécrable sur Marie Mancini, en donne, en quatre lignes qui sont le meilleur de son livre, cette si juste description : «  Brouage, ses remparts en ruine, ce paysage d’eau et de landes, la brume, le gris et roux des herbages pourris par les pluies, la monotonie même de cette étendue plate, recèle un charme, un mystère attachant ».
Après être monté sur les remparts pour m’imprégner de la longue monotonie des marais salants, des parcs à huîtres et des lignes en étoiles des anciens fossés comblés et des parapets arasés des fortifications, je suis redescendu par l’escalier qui conduit à l’un des deux postes de garde ; celui qui est en ruine et qui contrôlait jadis la route de Marennes. Bien sur, comme d’habitude, je colle le nez sur le mur pour voir s’il n’y aurait pas par hasard des graffiti pour compléter ma collection. Et bien si ! Le mur en était couvert. Et c’est là que, oh merveille ! Je découvre onze splendides escarpins gravés dans la pierre, dont un de 30 cm de long, environ :

Confidence du narrateur :

Ami lecteur, nous voici au cœur du sujet promis par le titre. Et pour te permettre de mieux suivre ce qui va se passer, j’insère ci-après de mauvaises reproductions de mes photos de graffitis, du moins du plus beau d’entre eux. Commençons par découvrir ces escarpins et nous verrons ensuite comment prendre son pied.

Je me suis mis à prendre des photos (toujours ma collection de graffitis), tout en me posant ces questions fondamentales, de ces questions qui bouleversent une existence : qui ? Qui a gravé ces escarpins dans un poste de garde ? Quand ? Pourquoi ? Il faut dire que j’étais passablement excité, car des graffitis d’escarpins, je n’en avais encore jamais vus, et là il m’en tombait onze d’un coup sur les bras. Je vais donc vous emmener dans cette enquête historico-graphique dont l’implacable logique m’a conduit à la Vérité en cinq étapes après plusieurs années d’un rigoureux suspense Hitchcockien.

Première étape, examen des lieux :

Le corps de garde en question était, à l’époque, une pièce fermée dont le guichet donnait sous la voûte de la porte des remparts et permettait de surveiller les allers et venues sur la route de Marennes. Aujourd’hui, c’est la seule partie abîmée des murs de la ville ; il n’y plus de voûte et il ne reste du poste de garde que le mur adossé aux remparts. C’est sur ce mur que se trouvent nos graffitis. Remarquons que des graffitis, à Brouage, il y en a beaucoup et de très intéressants : certains ont été gravés par des soldats, d’autres par des protestants prisonniers à différentes époques et dont on parlera peut-être un jour. Mais décrivons ceux du poste de garde. Sept soldats ont gravé ici leurs noms avec des dates, et avec deux escarpins aux fins et longs talon... comme vous pouvez le voir sur la photo ci-contre : « LACHAPELLE » a gravé trois fois son nom, dont une fois accompagné d’une fleur de lys et de la date 1650 :


« CHAMPAGNE » sans doute un soldat du régiment du même nom, 1676.
« LAPERLE » à côté de trois dates 1684, 1656, 1671.
« GUILLAUME INGER DIT LEMAYE, 1666 » : en voilà un qui a mis son surnom :

« COURANT soldat »
« LARIVIERE », avec son portrait gravé aux cheveux frisés et au col en dentelle :

Enfin un officier subalterne : « CADET LACROIS », avec 3 petits calvaires. Un peu plus loin est gravé dans la pierre un superbe graffiti représentant le plan de la ville de Brouage. Pour l’état des lieux, vous en savez maintenant autant que moi. Essayons d’en cerner un peu mieux le portrait-robot à l’aide des éléments dont nous disposons.

Deuxième étape, portrait robot du graffiteur : un soldat ?

Le graffiteur ne peut être qu’un soldat, car nous sommes dans un poste de garde et qu’il n’y a que des noms de soldats gravés là. On pourrait évidemment imaginer qu’un civil retenu prisonnier aurait pu se livrer à cette occupation. Car un escarpin gravé passe encore : on peut faire la chose sans se faire repérer ; mais onze escarpins, dont un de trente centimètres c’est beaucoup ! et on imagine mal des argousins normalement constitués tolérer une pareille dégradation de locaux administratifs. Essayez un peu de graver un croquenot sur la façade de votre gendarmerie et vous comprendrez vite ce que je veux dire. Comme nous l’avons constaté dans l’état des lieux, il y a sept noms gravés dans la pierre, six soldats et un cadet. Repassons-les en revue et exerçons nos talents déductifs :

« Lachapelle » : lui, il n’y va pas de main morte. Il a gravé trois fois son nom et une fleur de lys. Ce ne peut être lui : trop imbu de lui-même et de l’honneur (la fleur de lys) pour se laisser aller à ces gamineries de chaussure :
« Champagne » : un homme sans instruction, un enfant trouvé sans doute, à qui on a donné, comme c’était l’usage ausi pour les laquais, le nom de la province où il est né. Non, ce ne peut être lui : un larbin est incapable de s’élever à ces subtilités masochistes d’escarpins.
« Larivière » : Je serais tenté de faire le même commentaire sur son cas... le nom fleure bon son valet de comédie...
« Laperle » : Pourquoi pas lui ? Voilà un nom qui fleure bon le nom d’emprunt, celui des engagés qui ont signé sous un pseudonyme pour effacer quelque histoire trouble et dont l’uniforme arrête les poursuites de la maréchaussée. Peut-être un cadet de famille en rupture de ban...
« Courant soldat » : suffisamment content de son titre de soldat qui lui donne à manger tous les jours et lui permet de s’habiller chaudement. Un bon gars, bien enfoncé dans sa glaise, trop content de son sort pour rêver... Oui, mais d’un autre côté, son nom « Courant » ça aurait bien pu lui donner des envies de chaussures... d’autant plus que si son chef Lacrois grave des croix pourquoi lui ne dessinerait-il pas des chaussures !
« Guillaume Inger dit Lemaye » : un Allemand au prénom francisé qui se donne de surcroît un surnom bien français. J’ai d’abord pensé qu’un Teuton était trop épais pour des dessins pareils. Oui, mais d’un autre côté, un compatriote à lui, Sacher Masoch, s’illustrera deux cents ans plus tard dans des histoires de chaussures et de femmes. Mais justement je suis obligé d’éliminer notre soldat Germain à cause de son successeur le Sacher Masoch, car Hégel a dit que l’Histoire, si elle bégaie, ne se répète jamais... donc deux Teutons en deux cents ans impliqués dans des histoires de godasses, c’est un de trop. De plus, on connaît le dicton : « Un Sacher sachant chausser doit savoir chausser sans son chef. » Donc si ce n’est pas le Boche, ce ne peut être que son chef qui chausse, c’est-à-dire le cadet Lacrois. « Cadet Lacrois » : Un cadet, un futur officier subalterne, à la tête remplie de rêves de fortune et qui grave trois calvaires à côté de son nom, sans doute une sorte d’armes parlantes (des croix) pour ce cadet roturier du nom de Lacrois. Examinons d’un peu plus près cette histoire de croix. C’est bien sur Jésus entre les deux larrons. Mais peut-être le cadet s’est-il représenté lui-même, cloué sur sa croix d’ennui, entre ses deux larrons d’adjudants, le Germain Guillaume Inger et le cul-terreux Courant-Soldat. Or - et suivez-moi bien - comme disait Simon de Cyrène : la croix ce n’est pas le pied et donc si ce n’est pas le pied, ce ne peut être que la chaussure. Outre cette déduction de logique aristotélicienne indiscutable, on peut ajouter un argument de psychologie : voilà quelqu’un d’ambitieux, insatisfait de sa condition, quelqu’un capable de rêver à une femme et à ses chaussures. C’est donc bien lui notre gratteur, notre graffiteur, notre dégradateur de murs publics : un officier, mais heureusement subalterne et roturier.

Un officier qui s’ennuie ?

À Brouage à cette époque, on s’ennuie ferme et se distraire peut finir très mal. Brouage, située en plein pays protestant, tout près de La Rochelle, est alors un bastion catholique d’autant plus austère qu’il faut montrer l’exemple aux parpaillots. Un voyageur du temps raconte que « pour mettre la piété au cœur des soldats ou la conserver, tous les matins se dit une messe à quatre heures chez les Récollets ». Et ces Récollets ne sont pas des rigolos, ni des moines rabelaisiens. Ce sont des « soldats de la Contre-Réforme catholique ». Tenue par ces moines rigoureux, complètement isolée dans ces marais pourvoyeurs de fièvres, la ville n’est pas le paradis du soldat en quête de distractions. Et ces soldats et ces marins, du moins pour les plus fous d’entre eux, en sont réduits à « s’absenter » pour aller s’amuser dans les bourdaux de Bordeaux, la grande ville la plus proche. Mais pour Bordeaux et ses bourdaux, cet éden pour marins en goguette, avec les moyens de transport de l’époque, la virée aller et retour nécessite plusieurs jours. Et plusieurs jours, en matière militaire cela s’appelle de la désertion ! Si bien qu’au XVIIe et XVIIIe siècle on pend très activement devant le mur nord de Brouage où se terminent au petit matin bien des équipées fornicatrices.



Donc notre Cadet s’ennuie à Brouage en attendant l’événement qui va le conduire à graffiter le mur de son poste de garde. Et de plus, il s’ennuie dans un cadre abominable. En effet si vous vous installez dans le poste de garde et que vous regardiez en direction de la route de Marennes, le rempart de la ville fait une avancée devant vous à droite. Et à vingt mètres devant vous, en haut du rempart, il y a une échauguette, plate, percée d’une meurtrière, avec deux trous ronds dans son sol de granit. Qu’est-ce que c’est ? Ne donnez pas votre langue au chat, car, vu la suite, vous le regretteriez. Ce sont des tinettes à deux places, comme on les affectionnait à l’époque. Des tinettes, des gogues, des W.C., là, juste à vingt mètres devant vous, et à quatre mètres de haut, accrochées au rempart. Et des tinettes qui ont servi longtemps et de façon très abondante à en juger les deux traces noires qui descendent du rempart et que des siècles de pluie n’ont pas réussi à effacer. Imaginez la scène : votre horizon borné par ces deux traces parallèles abominables ; et imaginez le tas en bas ! Presque à vos pieds ; encore qu’il ne devait pas rester très longtemps puisque les enfants des familles pauvres étaient constamment à l’affût du fumier à ramasser ; et l’odeur ! Les jours de vent d’ouest, qui sont bien sûr les vents dominants... Il faut ajouter qu’à cette odeur se mêlait celle des marais pestilentiels environnant la ville « remplis d’une eau morte qui n’est ni douce ni salée, et qui donne, dans les chaleurs de l’été, lorsqu’elle se putréfie, des exhalaisons d’une puanteur insupportable  » comme l’écrit un récit du temps. C’est une réputation qui fut une constante dans l’histoire ; c’est ainsi que le 19 nivôse An IV, le ministre de l’Intérieur du Directoire écrivait à ses directeurs départementaux : « Il n’est sûrement pas besoin de vous dire, citoyens que la sévérité des mesures (à l’encontre) des prêtres réfractaires, n’esclut pas celle que l’humanité commande. Pourquoi donc en avoir transporté un grand nombre à Brouage, pays assez malsain où la plupart sont malades ? Où est l’humanité ? Où est la justice ? » Vous le voyez : ce poste de garde c’était une horreur pour la vue, pour l’odeur, pour l’ennui et pour la santé.

Troisième étape : examen de la pièce à conviction.

Il y a donc onze graffitis de chaussures sur ce mur. De tailles différentes, dont un très gros : trente centimètres environ, mais tous du même modèle. Mais de quelle époque ? Alors là je dois avouer que c’était la partie facile de mon enquête. à la Bibliothèque du Centre Pompidou, un livre illustré sur la mode m’a vite donné la solution : deuxième moitié du 17e siècle, entre 1650 et 1700, donc sous Louis XIV.
Mais la chaussure de quelle femme ?
D’une femme du peuple, du commun, comme on disait à l’époque ?
L’escarpin que vous voyez a un talon haut :

Or depuis la plus haute antiquité, plus précisément depuis Achille, le talon est d’une importance capitale, il est donc nécessaire que nous nous attardions sur ce problème. Une femme « de rien » doit travailler et donc pouvoir garder un bon équilibre : elle ne peut se jucher sur de hauts talons. La Bible (Ecclésiaste chap.26 versets 18,19) nous parle déjà des :

« Colonnes d’or sur un socle d’argent
Telles de jolies jambes sur des talons solides »

La Fontaine nous confirme dans « La Laitière et le Pot au Lait » que les femmes du peuple portent des talons plats : « Pérette.... Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile, Cotillon simple et soulier plat » Alors la chaussure d’une « fille », c’est-à-dire une « fille de joie », une « fille à soldats » ? Je l’ai d’abord pensé puisque nos héros sont des soldats qui courent les bourdaux de Bordeaux. Puis je suis tombé sur un témoignage qui prouve le contraire. En effet, je lisais il y a quelques mois, un poème du XVIIe siècle très intéressant intitulé : « La Complainte de Monsieur le Cul Contre les Inventeurs de Vertugalles » qui nous expose les plaintes des Culs contre le port de la culotte par les femmes, culotte qui commençait à se répandre au dix-septième siècle et qui faisait tonner, outre les Culs, les curés en chaire contre cet accessoire qui n’était inventé que pour la perdition des hommes. Un des couplets de cette pathétique complainte, intitulée : « Des Dames aux Talons Courtz », nous précise que les ribaudes portent à cette époque des talons aussi plats que leur vertu est mince. Ceci est confirmé par une note en bas de page de ce délicieux texte -du moins dans l’édition de 1840 que je lisais-, qui précisait qu’à cette date « il existe encore au bas de la Rue Saint-Denis une Rue du Court-Talon qui est une rue de filles » . Alors, avec ces talons hauts il ne reste plus qu’une solution : ce sont des escarpins d’une « dame de qualité ».

Le Capitaine Pierre de Bourdeilles, vrai cumulard avec son titre d’Abbé bénéficiaire de Brantôme, (et qui, coïncidence, a fait plusieurs séjours à Brouage un siècle avant Marie Mancini) dans son merveilleux livre « Les Dames Galantes », au Troisième Discours intitulé « Sur la Beauté de la Belle Jambe et la Vertu qu’elle a », décrit ainsi les souliers d’une dame de qualité : « puis faut accompagner le pied... d’un bel escarpin blanc pointu et point carré par le devant ; et le blanc est le plus beau. Mais ces petits patins et escarpins sont pour les grandes et hautes femmes et non pour les courtaudes et nabottes, qui ont leurs grands chevaux de patins... ». Remarquons que notre escarpin, à l’encontre des recommandations de Brantôme, est carré du bout. Ces escarpins des dames de qualité portent des boucles sur le côté. à un Barbon qui lui dit (tiré de : La Source du gros Fessier des Nourrices et la raison pourquoi elles sont si fendues entre les jambes -1540) :

« Je dye que je suis irrité
Pour ces habillementz nouveaulx
Qu’ont inventé ces jeunes veaulx »

La belle de « La Chanson pour la Response et la Consolation des Dames » répond :

« Pour le reste de nos habitz
Faisons à la mode nouvelle
De rouge je suis bien d’advis
La couleur me semble fort belle...
...Afin...
De n’oublier, la mode est telle,
La boucle fermant l’escarpin ».

Examen du carnet de notes du narrateur.

Je vous permets de jeter un coup d’œil sur mon carnet de notes, du moins tel qu’il était il y a un an, juste quelques mois avant que je ne trouve la solution. Les éléments en notre possession sont les suivants :

1. onze escarpins, dix petits et un grand
2. appartenant à une femme de qualité
3. gravés sur le mur d’un poste de garde d’une ville de garnison
4. par un cadet qui s’ennuie dans un cadre immonde, mais odorant
5. le tout, entre 1650 et 1700.

Reste à trouver la date et la personne qui portait ces escarpins. Je vous mets sur la piste : trouver la personne m’a permis de trouver la date.

Quatrième étape, un bon conseil : cherchez la femme.

C’est le conseil donné par tous les bons enquêteurs, du Docteur Watson au Commissaire Maigret, tant il semble depuis la pomme d’Eve que tout s’explique par les femmes. Les confesseurs l’avaient compris depuis des siècles, et les psychanalystes comme d’habitude les ont suivis. À tout hasard, j’ai pris le Guide Bleu, providence du voyageur, et à l’article Brouage, j’ai trouvé la visite d’une femme très célèbre, qui coïncide avec la fourchette des dates des graffitis (je vous rappelle que la première date est 1650 et la dernière 1684). En effet en 1659 Marie Mancini, favorite du jeune Louis XIV, vient à Brouage après sa rupture avec le Roi. Notre enquête a donc fait un grand pas en avant : Le Cadet a gravé ses escarpins vers 1659, comme nous l’indiquent les dates à côté, et la célèbre Marie Mancini passe plusieurs mois à Brouage, avec toutes ses dames de compagnie, en 1659 : tout concorde. Poursuivons notre recherche.

Portrait et histoire de la femme à la chaussure.

Mais qui était donc cette Marie Mancini capable d’inspirer une passion dont l’expression a recouvert tout un mur du poste de garde de Brouage ? Auparavant, il faut juste rafraîchir votre mémoire et retracer en quelques mots le cadre de l’Histoire. Louis XIII et Richelieu sont morts en 1643, et le jeune Louis XIV n’a alors que cinq ans. La Régence du Royaume est exercée par sa mère Anne d’Autriche, secondée par le Cardinal Mazarin, un italien, cardinal sans être prêtre. Mazarin, détesté par le peuple et les Grands va faire face à une guerre civile : La Fronde. Mazarin a en Italie de très nombreuses nièces et neveux qu’il va faire venir en France en deux fournées. Marie, née en 1639 ou 1640 (on ne sait pas), fera partie de la deuxième, en 1653, avec ses deux sœurs et ses deux frères.

Portrait physique de Marie Mancini à 14 ans.

Le moins qu’on puisse dire c’est que les avis sont unanimes : elle est moche !
À son arrivée en France, elle a treize ou quatorze ans et madame de Motteville en trace alors ce portrait : « Marie pouvait espérer être de belle taille, parce qu’elle était grande pour son âge et bien droite, mais elle était si maigre et ses bras et son col paraissaient si longs et si décharnés qu’il était impossible de la louer sur cet article. Elle était brune et jaune... sa bouche était grande et plate, et, hormis les dents qu’elle avait très belles, on la pouvait dire alors toute laide. » Et madame de La Fayette le confirme : « De beauté, Mademoiselle Mancini n’en avait aucune. » Que penser de ce tableau ? Il est écrit alors que Marie a quatorze ans, c’est-à-dire en plein âge ingrat, à une époque où les filles sont rarement belles, mais ce qui ne veut pas dire qu’elles ne le deviendront pas plus tard. Mais passons en revue les différents éléments du portrait précédent. Le teint doit être de lys : Marie est « brune et jaune », car elle est Italienne. Contrairement à l’époque actuelle, une peau brune et bronzée n’a jamais été en Occident une qualité pour les femmes de la haute société. C’était un attribut des filles du peuple. Plusieurs siècles av. J.-C. le Cantique des Cantiques nous disait déjà (versets 1,5 à 8) :

« Je suis noire, mais charmante,
Filles de Jérusalem,
Comme les tentes de Quédar,
Comme les toiles de Salma.
Ne prenez pas garde à mon teint noirâtre :
C’est le soleil qui m’a brûlé. »

Les malheureuses brunes devaient inventer des artifices pour paraître belles. En 1530, Clément Marot, dans un Rondeau intitulé « Chanson pour la Brune », met en scène une jeune beauté bronzée qui demande à son galant de préférer le brun qui reste, à la blancheur qui peut noircir :

« Pourtant si je suis brunette,
Amy, n’en prenez esmoy ;
Autant suis-je ferme et jeunette
Qu’une plus blanche que moy.
Le blanc effacer je voy,
Couleur noire est toujours une
J’esme mieux donc être brune
Avecque ma fermeté,
Que blanche comme la lune
Tenant de légèreté. »

D’autres en prenaient carrément leur parti, comme cette Chambrière dans une chanson de Jehan Réal de 1570 :

En âge je suis ; (de se marier)...
... De beauté constante,
Ma devise est : En toutes parts brunette ;
... Vienne ung amy, me voilà toute preste
Le recevoir si très bénignement
Qu’il en aura enfin contentement ».

Mais à Paris, au XVIIe, la mode est furieusement au teint de lys, de lait et de rose, garantie d’une femme de qualité dont les bougies des salons ne peuvent pas bronzer la peau, à l’inverse des paysannes. Marie n’a pas le teint à la mode. Mais attardons-nous sur cette affaire de teint de lys. à Paris en 1650, si l’on en croit le témoignage des poètes Précieux, les amis de Marie, on doit être d’une blancheur de lys de la tête aux pieds :

Le visage doit être de lys :
« Quand toutes les fleurs prennent place
Sur l’ivoire de votre front... » (M. de Malleville, 1640)

Les seins doivent être de lys et même de neige. Hésiter entre ces lys et cette neige peut même constituer, pour certains, un choix difficile, comme nous l’explique l’Abbé Cotin en 1650 :

« Vous cachez votre sein, mais vous montrez vos yeux,
Qui de tout vaincre ont le beau privilège.
N’est-ce pas me sauver du milieu de la neige
Pour m’exposer au feu des Cieux ? »

Tallemant des Réaux parlait ainsi des seins de la superbe et remuante duchesse de Montbazon, épouse du sénile Hercule de Rohan de Montbazon : « Ses tétons, il est vrai qu’ils étaient blancs et durs, mais ils ne s’en cachaient que moins aisément. » C’est sans doute à cause de leur éclatante et incamouflable blancheur, qu’elle deviendra célèbre pour ses aventures, notamment avec le duc de Saint-Simon, barbu et velu comme un ramoneur savoyard, qui inspirera cet Impromptu à Neufgermain :

« Un ramoneur nommé Simon
Lequel ramone haut et bas
A bien ramoné la maison
De monseigneur de Montbazon ».

Et bien sûr, le reste du corps doit aussi être de lys, comme nous le prouve Vincent Voiture en 1645, dans « Stances sur une dame dont la jupe fut retroussée en versant dans un carrosse, à la campagne  » :

« ... Et ce visage gracieux,
Qui peut faire pâlir le nôtre...
Vous m’en avez fait voir un autre
De quoi je ne me gardais pas ?
Ses attraits percèrent mon cœur...
Le feu passa dans mes esprits...
Quand il vit votre cul sur l’herbe
Faire honte aux rayons du jour.
Le soleil confus dans les cieux
En le voyant si radieux
Pensa retourner en arrière,
Son feu ne servant plus de rien.
Mais ayant vu votre derrière,
Il n’osa pas montrer le sien...
La Rose, la Reine des fleurs
Perdit ses plus vives couleurs ;
De crainte, l’œillet devint blême
Et Narcisse, alors convaincu
Oublia l’amour de soi-même
Pour se mirer en votre cul ! »

Comme vous le voyez, la forme des vers de Voiture est aussi éclatante que le fond, et le fond que le fondement ! Alors certes, Marie n’a que quatorze ans, et comme le veut Offenbach : « elle grandira, elle grandira, car elle est Italienne ». Elle grandira d’accord, mais avec l’âge elle ne blanchira pas de haut en bas pour autant.
Mais continuons l’examen des détails du portrait fait par Mme de Motteville :

Et la bouche ?

La sienne est « grande et plate ». Alors là, hélas, cela ne s’arrangera pas non plus avec l’âge. On prête à Bussy-Rabutin, auteur d’un livre délicieux qui lui vaudra la Bastille et l’exil : La Guerre Amoureuse des Gaules, les vers suivants tirés des croustillants Alleluias de Roissy et évoquant Marie alors agée de dix-huit ans :

« Que Déodatus (Louis XIV)est heureux
De baiser ce bec amoureux
Qui d’une oreille à l’autre va !
Alléluia ! »

Et les dents ?
Elle les a « très belles ».

Et les belles dents étaient un élément de beauté d’autant plus apprécié qu’elles étaient rares. En effet, rappelons-nous que les dentistes ne sont alors que des « arracheurs de dents » qui opèrent sur la place des villes avec des compères qui battent tambours pour couvrir les cris des patients, et qui vous racontent qu’on ne souffrira pas : de là le proverbe « mentir comme un arracheur de dents ». Dans ces conditions, passé vingt-cinq ans, les dents n’étaient la plupart du temps que des chicots. Du reste, son royal amant, Louis XIV, se fera extraire une royale dent de sagesse vers la fin de sa royale vie, avec tellement d’habileté que le chirurgien emportera aussi une partie du royal palais. La royale soupe du Roi ressortira ensuite fréquemment par son royal nez devant les courtisans.
Reste le pied : ce pied qui a tant inspiré notre cadet, eh bien attardons nous sur ce morceau de choix :

Et le pied ?
Au commencement, grand était le pied !

C’est là tout l’enseignement que nous pouvons tirer de la chanson de geste de Charlemagne, composée au XIe siècle, et qui encense la beauté de la légitime de la Barbe Fleurie en ces termes : « Berthe aux grands pieds et aux doux yeux de vache. » Une telle beauté ne peut que nous laisser admiratifs. Au XVe encore François de Montcorbier, Villon pour les intimes, évoquera encore « Berthe aux grands pieds », mais c’était dans « La Ballade des Dames du Temps Jadis », et on sent bien que c’est le passé, la nostalgie. Rendons nous à l’évidence, les grands pieds n’étaient plus ce qu’ils étaient sous Charlemagne. Au XVIIe, à I’époque de Marie, tout avait bien changé. De signe de beauté, les yeux de vache sont devenus un signe d’affliction : en 1650, Savinien de Cyrano de Bergerac (du nom de sa terre près de Chevreuse, en région parisienne) et bien que Parisien, officier aux Gardes gascons de Carbon de Casteljaloux) compose ces « vers pointus » pour saluer le départ de Paris des Mousquetaires Gris et Blancs qui rejoignent le front :

« Ils s’en vont les nobles François
Qui portent la cape et l’épée !
Courage, messieurs les bourgeois !
Ils s’en vont les nobles François !
Vous serez les maîtres six mois
De la case et de la poupée.
Ils s’en vont les nobles François
Qui portent la cape et l’épée ! ...
Consolez-vous, jaloux maris ;
Coquettes, pleurez comme vaches ;
L’on ne verra plus dans Paris
Tant de plumes ni de moustaches ! »

Il faudra attendre encore un siècle pour que l’on choisisse avec « les yeux de biches », un mammifère plus petit comme support de la beauté ( mais les yeux continueront pendant longtemps à accompagner les pieds comme le veut le Proverbe actuel « Bon pied bon oeil »). Quant aux pieds, ils ont suivi la même évolution de rapetissement, mais avec plus de rapidité les pieds ont marché plus vite que les yeux, si je puis me permettre cette image hardie. Brantôme, que nous avons déjà cité, a bien souligné l’évolution du pied à la fin du XVIe, quelques dizaines d’années avant Marie : « En quoi il faut adviser aussi la beauté du pied : car s’il est trop grand, il n’est plus beau ; s’il est par trop petit, il donne mauvaise opinion de sa Dame, d’autant qu’on dit « À petit pied grand cul », ce qui est un peu odieux... Monsieur Saint Jérôme reprend fort bien une Dame de son temps qui était trop curieuse de la beauté de sa jambe, par ces mots : « Par la petite bottine brunette, et bien tirée et luisante, elle sert d’appeau aux jeunes gens, et d’amorces par le bruit des bouclettes ».
Le beau pied est donc devenu petit, mais pas trop, juste ce qu’il faut. Mais du pied de Marie Mancini je n’ai rien appris. Sur celui de sa sœur Marie-Anne, en revanche, je sais tout ; en effet, mariée à 15 ans avec Maurice de la Tour, duc de Bouillon, elle deviendra la protectrice de La Fontaine (encore lui, on le trouve partout...) qui la remerciera avec ce portrait en vers de mirliton :

« À pied blanc et mignon,
À brune et longue tresse
Nez troussé :
C’est un charme encor selon mon sens
C’en est même un des plus puissants... »

Mais sur le pied de Marie : rien de rien. Et on ne peut pas déduire que le pied de Marie était beau parce que celui de sa sœur l’était. J’en conclus qu’il était ordinaire : s’il s’était distingué par sa beauté ou par sa laideur, il se serait trouvé quelque rimailleur pour en parler.

Portrait physique de Marie à 18 ans
commenté par ceux qui ne l’avaient jamais vue :

« Marie comme sa sœur Olympe, commençait à singulièrement embellir. Ses grands yeux noirs et brillants éclairaient son visage ; ses cheveux d’un noir de jais faisaient valoir son teint mat et uni ; ses dents admirablement belles donnaient un charme tout particulier à son sourire... Sa taille était élégante et souple ; elle avait de jolies mains et de jolis pieds ». Voilà un portrait bien flatteur, mais qui à mon avis ne vaut rien, car je l’ai trouvé chez un de ses biographes — Lucien Perey — qui travaille sur archives deux cents ans après son héroïne et qui juge en plus d’après les canons de beauté du XXe siècle. Si j’ai cité ce texte, c’est parce que c’est le seul à parler des pieds : ils sont beaux paraît-il. Mais où cet animal de Perey a-t-il péché ce détail ? Je n’ai pu le savoir. Je suppose qu’il l’a inventé.

Portrait physique de Marie vu par ses ennemis.

Mazarin était haï par les Grands et par le Peuple. Des libelles contre lui étaient distribués tous les jours dans Paris et le traînaient dans la boue, avec sa famille. On appelait ces pamphlets des « Mazarinades ». De nombreuses Mazarinades parlaient de ses nièces, qu’on appelait les Mazarinettes, et qu’on l’accusait de faire vivre et de doter aux frais de l’état. En voici quelques-unes qui parlent de Marie et de ses sœurs :

« Elles ont les yeux d’un hibou
L’écorce blanche comme un chou
Le sourcil d’une âme damnée
Et le teint d’une cheminée »

Cyrano de Bergerac écrira lui aussi sa Mazarinade en 1649, « en vers burlesques » intitulée  Le Ministre d’état Flambé et ne ménagera pas les nièces :

« Vos nièces, trois singes magots
Qu’on vit naître de la besace
Plus méchantes que les vieux Goths
Et plus baveuses qu’escargots
Prétendaient ici quelques places
Et vous éleviez ces magots
Pour nous en laisser de la race ! »

Mais il s’agit de pamphlets et on avait pour habitude de traîner dans la boue les maîtresses des rois ; témoin cette chanson de 1668 sur la La Vallières et la Montespan :

« L’une boite et marche en carre
L’autre est forte et rubicane
L’une est maigre au dernier point
L’autre crève d’embonpoint »

Opinion de Marie sur elle-même :

Quoi qu’il en soit, Marie ne s’estimait pas laide, puisque quand on voudra marier Louis XIV à l’héritière de Savoie qui était une vraie guenon, Marie écrira au Roi : « N’êtes-vous pas honteux qu’on veuille vous donner une si laide femme ? » à ce stade résumons-nous : ce n’est pas le physique qui a dû attirer Louis XIV, car les commentaires sont unanimes ; si elle n’était pas laide, elle ne devait pas être très belle. Enfin, des pieds de Marie on n’en trouve trace nulle part chez les contemporains. Son portrait par le peintre Mignard, au Musée de Berlin, ne montre pas ses pieds, seulement son buste qui est un peu plat à mon goût. Tout s’explique : ce doit être le moral de Marie : Alors là en revanche, tout le monde est unanime : Marie est une femme brillante, cultivée, pleine d’esprit, à la conversation pleine de charme, qui lisait le grec et le latin dans le texte. L’écrivain Somaize qui fut son secrétaire et écrivit Le Dictionnaire des Précieuses, dit de sa patronne, sous le pseudonyme de Maximiliane : « ... C’est la personne du monde la plus spirituelle, elle n’ignore rien, elle a lu tous les bons livres, elle écrit avec une facilité qui ne se peut imaginer... » Mais bien sûr on dira : c’est son secrétaire ! il est bien obligé de dorer le portrait. Voyons alors ce qu’en pense le Roi. Il rencontre un jour Marie dans un salon du Palais, qui déclamait une scène de Bérénice de Racine, et il dira le soir à l’oncle de Marie, son ministre le Cardinal Mazarin : « Dieu que votre nièce a de l’esprit ! — j’ai plusieurs nièces Sire — j’entends Marie bien sûr ». Il n’y aura guère que l’oncle de Marie, le Mazarin qui noircira son portrait moral, mais c’était pour détourner le roi de Marie au moment où il veut faire épouser à son royal patron l’Infante d’Espagne qui du reste deviendra la reine, il dit alors de Marie : « ... Elle a l’ambition démesurée, un esprit de travers et emporté, un mépris de tout le monde, nulle retenue en sa conduite et prête à toutes sortes d’extravagances... vous savez comme moi qu’elle a mille défauts et pas une qualité... » Mais Mazarin n’était pas tendre à cette époque avec Marie qui entrave ses projets : « Je poignarderai ma nièce plutôt que de l’élever pour une si grande trahison. »

Histoire de l’exil à Brouage de la femme à la chaussure

Marie Mancini, après avoir séduit le jeune Louis XIV par la lecture de la pièce Bérénice, de Racine, en devient la favorite. C’est apparemment une passion dévorante et le roi songe même à l’épouser. Mazarin ne peut le tolérer : il faut que le roi épouse suivant son rang, une fille de prince qui lui amène de solides alliances politiques. Et Mazarin oblige le roi à se séparer de sa nièce, le 23 juin 1659. Elle part en disant à Louis XIV : « Vous m’aimez, sire, vous pleurez, vous vous désespérez, vous êtes le roi et cependant je pars » Elle choisit alors de partir à Brouage, et nous en donnera les raisons à la fin de sa vie dans ses Mémoires : « La solitude étant la seule chose que je cherchais alors, comme la plus propre à entretenir mes tristes pensées, je choisis le château de Brouage, comme un lieu dénué de toutes sortes de divertissement et où mes sœurs s’ennuyaient fort... nous étions donc dans cette forteresse si triste et si solitaire, où mon seul divertissement, si j’étais capable d’en avoir quelqu’un (sic !), se passait à lire les lettres que je recevais quelques fois du roi... »

Elle arrive à Brouage, avec ses sœurs, le dimanche 14 septembre 1659. Le gouverneur de la citadelle, Colbert de Terron, s’avance pour attendre ces dames à la porte de Hiers, là où précisément notre Cadet Lacrois monte la garde ; les soldats rendent les honneurs et les canons tonnent tandis que les carrosses entourés de mousquetaires s’arrêtent ; trois jeunes femmes en descendent, Marie et ses deux soeurs, ainsi que la gouvernante Mme de Venel qui aura toujours peur que les poudrières de la ville ne sautent ; en descend également l’astrologue arabe de Marie, Sultan, ramassé au passage à La Rochelle. « J’étais donc dans cette forteresse, d’où les plaisirs semblaient bannis », dira-t-elle plus tard.

Mais quoiqu’en dise Marie, la triste ville de Brouage devient une ville de fêtes et de plaisirs pendant le séjour des trois Mazarinettes. Une lettre de Mazarin à Colbert en témoigne : « Le gouverneur de Brouage m’a envoyé un état de ce qu’il a donné à mes nièces durant leur séjour à Brouage et à La Rochelle, et je vous avoue avoir été extrêmement surpris que la dépense soit allée à près de 30.000 livres pour moins de 6 mois. » Elle y passera quelque temps avant d’aller habiter à La Rochelle, plus agréable.

Cinquième étape
Le cadet Lacrois
Marie et la chaussure
La montée de l’obsession

On mène donc grand train à Brouage avec Marie Mancini, et les bals se multiplient avec les officiers titrés et la noblesse de la région. Mais le Cadet Lacrois ne peut y participer, car il est roturier. C’est sans doute par dépit qu’il grave alors les trois croix qui sont la marque de son nom en guise d’armes parlantes, lui qui n’a pas d’armoiries : ce sont là les symboles de son dépit d’être tenu à l’écart des divertissements des trois divines et inaccessibles demoiselles : une croix pour chacune d’elle. Mais les échos de musique que l’on entend de partout dans cette ville minuscule, doivent exciter son imagination. Il pense donc à Marie qui, même si elle n’est pas si jolie, est quand même bien belle puisque c’est la favorite du roi... Mais y rencontre-t-il Marie et pourquoi remarque-t-il ses pieds qui n’ont rien d’extraordinaire comme nous l’avons démontré ? Après avoir longtemps réfléchi au problème, j’ai trouvé la seule solution possible ; Notre cadet Lacrois a été soumis à un véritable matraquage vidéo de type publicitaire sous la forme plus particulière de deux techniques d’agression :

Abus de travelling arrière d’escarpins en contre-plongée.

Cadrons la scène telle qu’elle s’est déroulée. Marie a l’habitude de se promener tous les soirs sur les remparts, comme elle nous le raconte dans ses Mémoires. Nous savons par ailleurs que pour y aller, elle doit impérativement emprunter l’escalier situé au pied du Poste de Garde. Le cadet est devant sa porte ; il salue Marie Mancini qui arrive, passe devant lui, monte l’escalier en soulevant légèrement ses jupes et découvrant ainsi ses escarpins ; elle continue de monter en s’éloignant dans un travelling arrière superbe qui laisse le Cadet au pied de l’escalier en contre-plongée, avec une vue fascinante sur les fameuses chaussures. Quand Marie revient de sa promenade, le mouvement est inverse et débouche sur un travelling avant, mais toujours en contre-plongée. Et maintenant un peu d’arithmétique simple : Sachant que Marie est restée six mois à Brouage ; sachant qu’elle effectue un aller et retour par jour sur les remparts ; combien de travellings cela fait-il, sans distinguer les avant et les arrière et comptant pour simplifier des mois de 30 jours, sans années bissextiles : 6 mois x 30 jours = 180 jours 180 jours x 2 = 360 travelling avant et arrière en contre-plongée : il s’agit bien là d’une agression télévisuelle caractérisée ; et attendez ce n’est pas fini.

Abus de cadrage d’escarpins en gros plans américains.

Nous savons que Marie se promène chaque jour à cheval, matin et soir. Deux fois par jour, elle arrive en amazone sous la voûte du Poste de Garde, les deux pieds dans le même étrier, ses trois jupes, la Modeste, la Prudente et la Friponne, remontées, découvrent ses escarpins. Le Cadet est assis derrière son Guichet dont le cadre carré délimite, comme dans un écran de télévision, les deux pieds chaussés d’escarpins qui passent lentement devant ses yeux en gros plans américains. Et combien de gros plans américains d’escarpins cela fait-il, sachant qu’en 6 mois elle fait 2 promenades par jour ? facile, c’est un problème pour élève de Cours préparatoire :
6 mois x 30 jours = 180 jours
2 fois par jour = 180 x 2 = 360 promenades
et 360 promenades x 2 = 720 passages, donc 720 gros plans d’escarpins.
Voilà donc où nous en sommes :
720 gros plans + 360 travellings = 1080 scènes et le tout en six mois.
De nos jours même la Haute Autorité de l’Audiovisuel aurait protesté contre cet abus caractérisé de pub. D’autant plus que nous n’avons fait que dénombrer les passages en antenne, mais voyons un peu le jeu d’acteur, c’est-à-dire d’escarpins, à l’intérieur de chaque saynète.


Et pour cela, revenons à notre bon capitaine de Bourdeilles : « Dans les belles jambes il y gist plus de lascivité qu’on ne pense... j’ay veu plusieurs gentilshommes qui en ont porté grandes tentations... quand leurs dames faisoyent sortir leurs pieds et paroistre à demy hors du cotillon, et le faisoyent remuer et frétiller par certains petits tours et remuements lascifs, étant couverts d’un beau petit patin... » Nous comprenons donc les ravages que ce lascif jeu d’escarpins pouvait provoquer chez notre jeune Cadet. Il nous reste à comprendre comme le cadet Lacrois est passé du pied de Marie à l’escarpin et de l’escarpin au graffiti de l’escarpin. Il me semble qu’il y a là une situation de transfert typiquement psychanalytique. Mais au lieu de faire appel à la Sorbonne et à ses docteurs, je préfère me référer à de bons auteurs, tel ce gaillard Abbé de Brantôme qui n’a pas attendu le petit père Freud ni la mère Marie Bonaparte, pour comprendre en plein XVIe siècle les mécanismes de transfert psychanalytiques sur chaussures : « Du temps des Romains, nous savons que Vitellius, père de l’Empereur Vitellius, estant amoureux de Messaline, la pria un jour de luy faire cet honneur de luy accorder un don. L’Emperière luy demanda : “Et quoi ? -C’est, Madame, qu’il vous plaise qu’un jour je vous deschausse vos escarpins. Messaline qui estoit toute courtoise pour ses sujets, ne luy voulut refuser cette grâce ; et l’ayant deschaussée, en garda un escarpin et le porta tousjours sur soy entre la chemise et la peau, le baisant le plus souvent qu’il pouvoit, adorant ainsi le beau pied de sa dame par l’escarpin, puisqu’il ne pouvoit avoir à sa disposition le pied naturel, ny la belle jambe”. » Voilà, avec l’aide de Brantôme, tout devient tout à fait clair : le cadet est obsédé par le pied inaccessible de Marie Mancini ; étant plus timide que Vitellius, l’escarpin est également inaccessible, et le malheureux en est réduit à le graver dans la pierre pour en immortaliser le souvenir. Au début, il commence petitement, par de minuscules graffiti ; mais plus il en rêve, plus il les grave gros.

En guise de conclusion :

Voilà comment à l’âge classique, parce qu’une Italienne noiraude et plate, lut avec flamme au Roi-Soleil encore adolescent et boutonneux, une scène sentimentale de Bérénice, devint sa favorite, puis fut exilée par son oncle le ministre irascible et de plus faux Cardinal, dans un Port déclinant que les Parpaillots ensablaient, Oui, voilà donc comment un cadet de fortune rêveur et désœuvré, un dénommé Lacrois, gardien d’une poterne malodorante et fienteuse, fut envoûté par deux escarpins ravageurs et par trop bien cadrés, et fut de pied en chaussure, poussé au crime abominable de dégradation graffitique de locaux administratifs et de surcroît militaires :

« Ô mon ami lecteur, reclus dans ton clapier
Si un mordant désir de te prendre ton pied
Vient chatouiller ton cœur dessous ton Tulipier
Ne vas pas oublier que de chaussure en pied
Tu risque de sombrer dans ce très noir guêpier
Où perdit la raison notre Cadet rapié
Dans son poste de garde, rêveur sur son trépied
Moralité :
Garde-toi bien de l’escarpin surtout s’il est Italien ! »

François-Marie Legœuil
Article paru dans les Cahiers de l’ARCH
La Grande Revue Littéraire, Historique et Sporadique
des Terroirs Agricoles Français N° 8 de juin 1992