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Rimbaud... Charleville... Verlaine

« Ah ! saperlipotte de saperlipopette ! Sapristi ! Moi, je serai rentier ; il ne fait pas si bon de s’user les culottes sur les bancs, saperlipopettouille ! » » Arthur est en 4e, il a douze ans, quand il écrit ces mots sur un de ses cahiers. Drôle de prédiction ! Car cet aspirant rentier n’arrêtera pas sa vie durant de parcourir la planète le plus souvent à pied et presque toujours sans le sous, car « À Chypre, il déteste Chypre, à Charleville il adore Chypre. Il n’aime que les endroits où il n’est pas. Il est un être de désir, non de possession… » dira l’un de ses biographes. Cet éternel vagabond se hissera au sommet de la gloire au sortir de l’enfance en trois brèves et fulgurantes années de génie entre 15 ans et 18 ans (1870/1873). Puis, ayant échoué à changer la vie, le poète ne survivra pas à l’adolescent : il abandonnera brutalement la rime pour une obscure vie africaine de trafiquant. Après un simple rappel d’une enfance surdouée, j’évoquerai cette adolescence de poète génial à travers trois chapitres : 1869/1870, la métamorphose de la classe de rhétorique ; 1870/1871, Révoltes et Fugues ; 1871/1873, Verlaine, l’Époux infernal et la Vierge folle.

Mais commençons par le gamin surdoué.

Le 20 octobre 1854, naît Jean Nicolas Joseph Arthur Rimbaud à Charleville, ville de garnison frontalière. Sa mère, Vitalie Cuif d’une famille d’agriculteurs de Roche, village à une quarantaine de kms de Charleville ; son père Frédéric Rimbaud, capitaine en brève garnison à Charleville, jadis officier de bureau Arabe en Algérie, cultivé, parlant plusieurs langues. Le ménage n’est pas heureux, le capitaine part seul vivre sa vie de garnison, ne revenant que très rarement, chacune ses apparitions étant suivie d’une naissance. Petit garçon facile, pieux – certains copains l’appelèrent un moment le petit cagot pour s’être opposé à une bagarre dans le bénitier de l’église paroissiale. Il fut un élève brillant et précoce : en 1868 à 13 ans, Arthur adresse par courrier soixante hexamètres latins au Prince impérial ; à 14 ans en 1869, le Bulletin officiel de l’Académie de Douai publie trois de ses poèmes en latin, dont l’un se termine sur cet oracle de Phœbus qui lui dit « Tu vates eris » (Tu seras poète). Il enlève chaque année tous les premiers prix.

1869/1870 : La métamorphose de la classe de rhétorique :
Le gamin poète se mue en poète de génie et en voyou

C’est alors qu’Arthur entre en Rhétorique (notre première actuelle) : nous sommes en octobre 1869, il vient juste d’avoir 15 ans. Sa mère, épouse difficile et éducatrice des plus stricte, va désormais avoir bien du mal avec son Arthur adolescent : c’est à cette époque qu’Arthur l’appelle la Bouche d’Ombre en référence, je suppose, à ce noir poème éponyme des Contemplations de Victor Hugo. En milieu d’année, en janvier 1870, arrive un nouveau professeur de lettres, Georges Izambard. Il est très jeune : vingt-deux ans, enthousiaste, dynamique, anticlérical, cultivé, républicain déclaré. C’est rare et courageux car nous sommes sous l’Empire : il détonne dans cette petite ville si compassée et traditionnelle. Il ne peut donc que séduire Rimbaud avide de nouveauté et de modernité et cet élève hors du commun séduit d’emblée le professeur. Izambard et le proviseur vont pousser leur élève si prometteur. Izambard lui ouvre sa bibliothèque. Rimbaud dévore des auteurs considérés alors comme sulfureux dans cette ville provinciale et dans cette classe de rhétorique composée par moitié de séminaristes. Il avale De l’Esprit et De l’Homme d’Helvétius où il conforte son anticléricalisme naissant. Il dévore La Sorcière de Michelet qui alimentera son amour du peuple Il parcourt Rousseau dont il partagera le goût du vagabondage… Sa mère, la « bouche d’ombre » se plaint au proviseur que l’on fasse lire à son fils Les Misérables de Hugo ce proscrit, ce banni. Dès janvier 1870, il commence à être publié « Les étrennes des Orphelins » paraît dans La Revue pour Tous… Il envoie trois poèmes à Théodore de Banville.

Août 1870 a lieu la distribution des prix ou Rimbaud à nouveau rafle tous les prix : premier prix d’excellence, de discours latin, de vers latins, de version latine, d’enseignement religieux, deuxième prix de récitation, accessit d’histoire et de géographie et premier prix au concours général de l’académie de Douai. En quelques semaines, le gamin tranquille se change en un provocateur violent qui écrit Merde à D… sur les murs de la ville, qui se saoule dans les cafés, qui écrit une nouvelle violemment anticléricale Un Cœur sous la Soutane.

C’est aussi l’époque où il se met à mépriser sa ville et ses habitants : « Quelle chierie ! Quels monstres d’innocence, ces paysans ! ... Quelle horreur que cette campagne française ! Dans la même veine, il écrit À La Musique sous-titré Place de la Gare, à Charleville :

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
Autour, aux premiers rangs, parade le gandin 
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames 

Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent : "En somme !..."

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d’où le tabac par brins
Déborde − vous savez, c’est de la contrebande ;

Le long des gazons verts ricanent les voyous 
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes... »

19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Rimbaud, qui se veut républicain, s’affiche comme antimilitariste et antipatriote à cause de l’Empire, il s’indignera dans Morts de 92 et de 93 :

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
…. Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
O million de Christs aux yeux sombres et doux ;
… Nous vous laissions dormir avec la République...

Il vilipende ses compatriotes cocardiers, il écrit à Izambard : « Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n’ai plus d’illusions. Parce qu’elle est à côté de Mézières, - une ville qu’on ne trouve pas, - parce qu’elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule, prud’hommesquement spadassine, …C’est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l’uniforme ! C’est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers et tous les ventres, qui, chassepot au cœur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... Moi j’aime mieux la voir assise : ne remuez pas les bottes ! C’est mon principe.

1870/1871 : Révoltes et fugues

1870, c’est l’année des fugues avortées. Le 29 août 1870 après la distribution des prix, il prend le train pour Paris, sans billet, sans argent. Arrêté dans le compartiment pour vagabondage, mis en prison, il écrit à son professeur Izambard qui le fait libérer. Il passe 3 semaines chez lui à Douai. Il cherche à s’engager dans la Garde Nationale car la République vient d’être proclamée. Il est refusé, n’ayant que 15 ans. Le 6 octobre 1870 il vient d’avoir 16 ans il quitte Charleroi à pied : il veut devenir journaliste. Accueilli à nouveau à Douai chez Izambard, il est rapatrié par les gendarmes.

1871, c’est l’année des deux fugues parisiennes.

1871 : 25 Février/10 mars, 1ere fugue parisienne, juste avant la Commune, alors que les Prussiens viennent de défiler dans Paris (1er mars). Rimbaud a 16 ans, il gagne Paris où il visite les librairies et cherche à prendre contact avec certains milieux journalistiques et littéraires. Il zone un peu ; il est déçu et il a faim ; il rentre à Charleville à pied.
17 avril 1871, 2e fugue parisienne, en pleine Commune, Arthur arrive à pied et s’engage dans la Cie Franche des Tirailleurs de la Révolution à la Caserne de Babylone. Seul en témoignera son ami Delaye. Les historiens en discutent encore (mais Delahaye, Nouveau, Verlaine l’ont soutenu). Il y reste 15 jours. écœuré par la vulgarité de ses compagnons et persuadé de l’écrasement par les Versaillais, il rentre à pied à Charleroi. Il rend compte de cette équipée dans ce déchirant poème Le Cœur supplicié, qu’on appelle aussi Le Cœur pitre :

Le Cœur supplicié.
Mon triste cœur bave à la poupe ...
Mon cœur est plein de caporal !
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe...
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon cœur est plein de caporal !...


Et il stigmatise les Versaillais qui viennent d’écraser la Commune dans Chant de Guerre Parisien :

Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes…
…Ecoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !...
…Dans des aubes particulières.
Thiers et Picard sont des Eros
Des enleveurs d’héliotropes
Au pétrole ils font des Corots…
…La Grand-Ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole…

13 et 15 mai 1871 :
Il définit son art poétique dans les deux Lettres capitales du VOYANT à Izambard son professeur et à Demeny son ami. En poésie, il proclame la modernité des Parnassiens, Gauthier, Banville et surtout le prince d’entre eux : Baudelaire. Avec eux, il récuse le lyrisme du Romantisme : « Je est un autre » affirme-t-il ; il réclame une poésie « objective contre le subjectivisme ambiant » et il explique « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit… » Ce programme de dérèglement systématique de sa vie, il va désormais le mettre en pratique de façon également systématique, dans la dernière partie de sa vie de poète que j’intitule d’après un titre tiré de Saison en Enfer :

1871/1873 : L’époux infernal et la vierge Folle

C’est l’époque où il écrit à Izambard : « je m’encrapule de plus en plus. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant… » En septembre 1871, Arthur va avoir 17 ans, il envoie plusieurs poèmes à Verlaine qu’il admire. Verlaine lui répond par retour : « Venez, venez vite, chère grande âme... on vous désire, on vous attend !. » Paul Verlaine a 27 ans, fils d’un officier, parisien, poète extrêmement précoce ; il a eu une enfance choyée même si sa mère conservait dans des bocaux sur une étagère les fœtus de ses deux fausses couches. Verlaine fréquente les salons littéraires et vient de connaître la notoriété avec La Bonne Chanson. Marié depuis 2 ans à une fille de la bonne bourgeoisie, tout récent père d’un bébé, il est fonctionnaire au Budget de Paris. Mais c’est un boit-sans-soif qui n’hésite pas à se saouler à l’enterrement d’une parente en 1869, et essaye peu de temps après par deux fois d’assassiner sa mère. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se douter que deux tempéraments pareils ne tarderont pas à faire des étincelles. Verlaine, jeune marié et jeune père loge Arthur chez lui et l’intègre au Cercle des Zutistes de Charles Cros qui réunit l’avant garde poétique parisienne et l’admet aux dîners des Vilains Bonhommes . Arthur y fait la lecture du Bateau Ivre : il est reconnu immédiatement dans ces cénacles d’avant-garde comme un très grand poète parmi les plus grands. Son art poétique où l’objectif doit remplacer le sentiment fait sensation avec ses images qui prennent le contrepied de celles des romantiques :

Ce qu’on dit aux poètes à propos des fleurs :
Ainsi, toujours, vers l’azur noir
Où tremble la mer des topazes,
Fonctionneront dans ton soir
Les Lys, ces clystères d’extases !

À notre époque de sagous,
Quand les Plantes sont travailleuses,
Le Lys boira les bleus dégoûts
Dans tes proses religieuses !

…Toujours les végétaux Français,
Hargneux, phtisiques, ridicules,
Où le ventre des chiens bassets
Navigue en paix, aux crépuscules 

…En somme, une Fleur, Romarin
Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle
Un excrément d’oiseau marin ?
Vaut-elle un seul pleur de chandelle ?

Voilà ! c’est le Siècle d’enfer !
Et les poteaux télégraphiques
Vont orner, - lyre aux chants de fer,
Tes omoplates magnifiques

Surtout, rime une version
Sur le mal des pommes de terre !
- Et, pour la composition
De poèmes pleins de mystère...
 

On est loin de Musset ! C’est l’époque où Fantin-Latour peint Le Coin de Table où l’on reconnaît Rimbaud à côté de Verlaine, où Verlaine le croque à plusieurs reprises et où Carjat le photographie. Mais Rimbaud se met à appliquer son système de dérèglement de sa vie : il se consacre à toutes les provocations, à commencer par l’Absinthe :

Comédie de la soif :
Nous sommes tes Grands-Parents.
Les Grands !
Couverts des froides sueurs
De la lune et des verdures.
Nos vins secs avaient du cœur !
Au Soleil sans imposture
Que faut-il à l’homme ? boire.

Viens, les Vins vont aux plages,
Et les flots par millions !
Vois le Bitter sauvage
Rouler du haut des monts !

Gagnons, pèlerins sages,
L’Absinthe aux verts piliers...
 

Il se rend odieux à tous, on lui reproche de dévoyer Verlaine dont il devient l’amant : le compte rendu d’une pièce donnée à l’Odéon signale : « Le poète saturnien Paul Verlaine donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaud. Il s’agit d’une passion violente comme en témoignera Rémy de Gourmont : « Rimbaud était de ces femmes dont on n’est pas surpris d’entendre dire qu’elles sont entrées en religion dans une maison publique ; mais ce qui révolte encore davantage, c’est qu’il semble avoir été une maîtresse jalouse et passionnée… » Le scandale est énorme : un poète renommé, marié et père d’un bébé, qui fugue, se saoule et se compromet avec un mineur… Matilde la femme de Verlaine le met dehors il loge chez les uns et les autres, puis dans la rue Mouffetard avec les clochards. On le recueille à l’Hôtel des étrangers, siège social des Zutiste où il devient aide-barman du pianiste Cabaner. Les deux amants continuent de se saouler et de se livrer à la provocation.

En janvier 1872, Verlaine tente d’étrangler sa femme et jette son bébé de trois mois contre le mur. Puis il tentera d’incendier la maison conjugale. Mathilde se réfugie chez ses parents, à Périgueux. Le 2 mars, au cours d’un dîner des Vilains-Bonshommes, Rimbaud blesse le photographe Carjat avec la canne-épée de Verlaine.

En mai 1872, au café du Rat-mort, Place Pigalle, Rimbaud taillade avec un canif, par jeu, les poignets et les cuisses de Verlaine, le blessant sérieusement. En juin, Verlaine ivre, menace Mathilde d’un couteau dans un restaurant.

Les deux amis choisissent alors de se faire oublier à Bruxelles. Matilde accompagnée de sa mère s’y rend et convainc Verlaine de rentrer avec elles à Paris. Rimbaud monte secrètement dans le même train, et convainc Verlaine sur le quai de la frontière française d’abandonner sa famille pour le suivre en Angleterre. Ils séjournent à Londres de septembre 1872 à mars 1873 et fréquentent les milieux des exilés communards. Puis Rimbaud retourne à Charleville et à Roche dont sa mère fait marcher l’exploitation agricole familiale. Verlaine est tout à côté à Luxembourg ; les deux amis se voient très souvent, font scandale dans les cafés de la région.

En juillet 1873, Rimbaud a 19 ans et va rejoindre Verlaine à Bruxelles. Il lui annonce qu’il le quitte. Verlaine achète un révolver, écrit à sa femme, à sa mère et à la mère de Rimbaud : « Je vais me crever… » Au cours d’une entrevue, Rimbaud confirme sa décision de partir ; Verlaine perd la tête et tire deux coups, l’un dans le plancher et l’autre dans le bras de son ami. Il est arrêté et condamné à deux ans de prison pour coup et blessures, homosexualité et détournement de mineur. Ces coups de feu marquent la fin de deux années d’une passion extrême, deux années d’une production littéraire inouïe, pour l’un et pour l’autre, deux années qui sont un des sommets de la poésie française.

Une Saison en Enfer que Rimbaud terminera à Roche où il s’est réfugié après Bruxelles évoque à travers un texte en prose fulgurant, brûlant, terrible, le contenu profond de ces deux années de « dérèglement systématique » qui devaient faire de Rimbaud le Voyant de son temps. Permettez-moi de vous lire un paragraphe d’Une Saison en Enfer, Délires 1, La Vierge Folle, L’époux infernal : où Rimbaud l’Époux infernal met ces mots dans la bouche de Verlaine la Vierge folle :

« écoutons, la confession d’un compagnon d’enfer :
Ô divin époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis saoûle. Je suis impure. Quelle vie !
Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes ! Et que de larmes encor plus tard, j’espère !
Plus tard, je connaîtrai le divin époux ! Je suis née soumise à Lui. L’autre peut me battre maintenant !
Ah ! je souffre, je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant m’est permis, chargée du mépris des plus méprisables cœurs...
...Je suis esclave de l’Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles. C’est bien ce démon-là. Ce n’est pas un spectre, ce n’est pas un fantôme. Mais moi qui ai perdu la sagesse, qui suis damnée et morte au monde… Je suis en deuil, je pleure, j’ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien !
Je suis veuve... — J’étais veuve... — mais oui, j’ai été bien sérieuse jadis ... — Lui était presque un enfant... Ses délicatesses mystérieuses m’avaient séduite. J’ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente… C’est un Démon, vous savez, ce n’est pas un homme.
 »

Dans la vie réelle, cette Saison, ces dix-huit mois avec Verlaine, Rimbaud y voit une impasse : sa tentative de changer la vie est un échec. Il quitte alors la scène littéraire. Il n’a que 21 ans et va dès lors courir le monde. En 1874 on le retrouve à Londres avec Germain Nouveau, puis on le signale à Stockholm, en Allemagne, en Autriche, en Italie, et même à Sumatra engagé comme mercenaire des Hollandais pendant une semaine pour briser une révolte indigène. En 1881, c’est l’aventure des trafics à Chypre, puis à Aden, enfin à Harar qu’il ne quittera plus que pour revenir mourir d’une amputation de la jambe dans la salle commune de l’hôpital de Marseille en 1891… après un ultime retour à Charleville.

Conclusion :

Dans le chapitre Mauvais sang tiré d’Une Une saison en Enfer, il prévoit ce départ définitif et sa vie future : « Me voici sur la place armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte L’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, -comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serais oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retours des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé
Chers amis, je viens de vous parler de deux immenses poètes Rimbaud et Verlaine - en me vautrant dans je que j’appelle l’ornière Eve Ruggieri, vous savez, celle qui parle de musique sur Radio classique en évoquant les amours des pianistes. Eh bien, je l’ai suivie sans vergogne dans cette ornière : j’ai parlé des poètes, au lieu de me contenter de vous en lire leurs vers… Ce faisant, je vous prie de me pardonner d’avoir ce faisant, illustré cette maxime de Barbey d’Aurevilly :

« Aux historiens d’haleine courte, il reste la biographie.

François-Marie Legœuil
Causerie de juin 2014
Les Amis du musée Alain