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Flâner en France, un art de vivre...

À un dîner de congrès, un soir d’été à V..., le président me demanda : « où sont vos racines ? » Dans ce contexte, traduisez : « où se trouve votre maison de famille ? » Ma réponse, pompeuse, surprit : « Je suis un homme sans racine… J’ai beaucoup déménagé... J’ai le sentiment, faux bien entendu, que je me suis fait tout seul… mes racines sont dans les livres... dans ce vaste univers de beaux esprits, de poètes, de philosophes, de flâneurs indolents, d’originaux qui composent la poussière des siècles. Je transporte ma bibliothèque idéale au fond de mon cœur… chez moi, derrière mes décisions importantes, si vous grattez ne serait-ce qu’un peu, vous trouverez un exemple littéraire. » Je viens de lire une position similaire chez Blaise Cendras, quand l’Homme à La Main Coupée écrit : « Je suis l’homme qui n’a pas de passé, seul mon moignon me fait mal. » Pourquoi mes racines devraient-elles se trouver sur les quais de Bougie, ce port d’Algérie de mon enfance… sous les cocotiers de la Martinique de mon adolescence… dans ce Paris des cinq décennies de mes études et de ma vie active… ou sur les plages de granit de cinquante années de vacances en Bretagne ? On transporte toujours sa vie sous la semelle de ses chaussures. Ubi bene, ibi patria. C’est pourquoi, après vingt ans de voyages professionnels autour du monde, je n’arrête pas de parcourir cet hexagone si magnifiquement exalté par Pierre Chaunu dans La France : « La France est une patrie qui, sous les pieds des vivants compte beaucoup plus d’hommes que la terre n’en compte à ce jour. Et c’est à cette présence qu’elle doit son sol, ses paysages. Savez-vous que la terre d’un vignoble est une terre artificielle façonnée en France par deux mille ans de travail ?... elle ne doit presque rien à la roche mère, elle est un compost, un produit humain… il n’y a pas de cadre naturel mais un cadre que l’homme construit, lentement, insensiblement, pour l’homme. »
etel Et Henri Miller dans Le Colosse de Maroussi me semble partager cette même opinion d’un sol imprégné de littérature... Il y décrit ainsi sa découverte de la vallée de la Dordogne, avant de partir pour la Grèce : « Depuis longtemps j’avais envie…de visiter la vallée de la Dordogne. Je bouclai donc ma valise et pris le train pour Rocamadour où je débarquai de bonne heure, un matin, vers le lever du soleil, la lune brillant encore d’un éclat vif dans le ciel. … Rien que le coup d’œil sur la rivière noire et mystérieuse, du haut de la magnifique falaise debout à l’orée de Domme, suffit pour vous emplir d’un sentiment de gratitude impérissable. Pour moi, cette rivière, ce pays appartiennent au poète Rainer Maria Rilke. Ce n’est pas plus la France que l’Autriche, ni même que l’Europe : c’est la terre d’enchantement jalousement marquée par les poètes et qu’eux seuls ont le droit de revendiquer comme leur… Un paradis, en fait, dont l’existence doit remonter à des milliers et des milliers d’années. Je suis convaincu que c’était bien cela pour l’homme de Cro-Magnon, malgré le témoignage fossilisé des formidables grottes, qui indique des conditions de vie plutôt stupéfiantes et terrifiantes. Rien ne m’empêchera de croire que si l’homme de Cro-Magnon s’installa ici, c’est qu’il était extrêmement intelligent, avec un sens de la beauté très développé… Rien ne m’empêchera de croire que cette grande et pacifique région de France est destinée à demeurer éternellement un lieu sacré pour l’homme et que, lorsque la grand-ville aura fini d’exterminer les poètes, leurs successeurs trouveront ici refuge et berceau. Cette visite à la Dordogne fut pour moi, je le répète, d’une importance capitale : il m’en reste un espoir pour l’avenir de l’espèce, et même de notre planète. Il se peut qu’un jour la France cesse d’exister, mais la Dordogne survivra, tout comme les rêves dont se nourrit l’âme humaine. »

Cette opinion de cet Américain si Français, si Grec aux multiples racines, est profondément mienne depuis mon enfance. Aujourd’hui, je reviens inlassablement sur ces lieux inspirés qui, à côté des livres, sont mes racines : Autun, Vèzelay, Tournus, Conques, La Chaise-Dieu, La Martyre, le Ménez-Hom, le Mont Saint-Michel, Le Faouët, Serrabone et tant et tant d’autres. Et telles les racines du baobab qui ne cessent de grandir, de se ramifier, de s’approprier leur territoire, de nouvelles racines viennent année après année faire monter l’enivrante sève des siècles dans un cœur toujours avide de nouveauté. De temps à autre, lorsqu’un site, une visite m’ont particulièrement imprégné, j’essaie de traduire cette emprise avec des mots. Le résultat est inégal. C’est à ces mots que je vous convie, si l’envie vous prend de m’y accompagner.