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Racine ou l’irrésistible ascension
d’un orphelin provincial et pauvre
sur la scène littéraire et sociale du Grand Siècle.

Ne cherchez pas à La Ferté Milon la maison où Jean Racine est né le 20 décembre 1639. Elle a disparu dès le XVIIIe siècle. Sa famille, de moyenne bourgeoisie, occupait de modestes offices dans le grenier à sel local, tant du côté paternel que du côté maternel. Perdant sa mère à un an et son père à trois ans, il est recueilli par sa grand-mère paternelle – Marie Desmoulins et vécut avec elle à La Ferté Milon de 5 à 9 ans (de 1644 à 1648). On ne sait s’il y fit ses petites classes à l’école paroissiale, ou s’il les fit à Paris à l’école de Port-Royal, la chose est discutée. Ce qui est sûr, c’est qu’en 1649 la grand-mère se retire à Port-Royal des Champs à côté de sa fille Agnès de Sainte-Thècle qui y est religieuse depuis un an (et qui en deviendra l’Abbesse en 1690) et à côté de cinq autres membres éloignés de la famille. Port-Royal est un endroit où la famille Racine a ses entrées ! Elle y emmène son petit-fils. Jean Racine a alors dix ans. Port-Royal accueille l’orphelin et lui offre ses études qui le marqueront pour la vie. Quitter La Ferté Milon cette petite ville provinciale sans avenir, pour cet orphelin pauvre, ce sera la chance de sa vie.

Les Petites écoles de Port-Royal des Champs

D’autant qu’il entre comme élève aux Petites Écoles de Port-Royal dont les professeurs comptent parmi les esprits les plus remarquables du temps. Il y est admis comme interne et, en tant qu’orphelin pauvre et parent de religieuses, avec dispense du paiement des 500 Livres de sa pension. Il y acquiert une formation très solide – notamment littéraire - dont les principes jansénistes le marqueront toute sa vie : Idéal de rigueur opposé à toute spontanéité, sentiment de la déchéance de l’homme et de la corruption de sa nature, regard omniprésent de Dieu. Cette formation théologique sera sensible dans son œuvre ; Émile Faguet écrira que « les personnages raciniens sont jansénistes : ce sont des pécheurs à qui la grâce manque. » Brunetière relèvera que « la structure théologique gouverne le psychisme des personnages de la création racinienne. » Racine y apprit non seulement le latin et le grec, mais aussi l’italien et l’espagnol qu’il parlera couramment. Sainte-Beuve affirme que c’est Port-Royal qui lui a donné la maîtrise de ce français élégant, régulier et épuré qui sera sa marque. Mais il note aussi que le génie de Racine s’est développé sans Port-Royal et peut-ètre « malgré Port-Royal. » Par exemple, il lit énormément y compris les ouvrages interdits. Louis son fils raconte ainsi que « Racine trouva par hasard le roman grec des Amours de Théagène et Chariclée. Il le dévorait lorsque le sacristain le surprit, lui arracha le livre et le jeta au feu. Il trouva le moyen d’en avoir un autre exemplaire qui eut le màme sort, ce qui l’engagea à en acheter un troisième… il l’apprit par cœur et le porta au sacristain en lui disant : vous pouvez brûler encore celui-ci comme les autres. »

Les débuts littéraires prometteurs

À Paris en 1660 à vingt ans, au sortir de sa philosophie au collège d’Harcourt, Racine jette sa gourme et commence à écrire dans le goût du temps. Il rencontre un cousin éloigné, un joyeux drille nommé La Fontaine, de dix-huit ans son aîné et déjà connu dans le monde littéraire et y fait aussi la connaissance du fidèle ami de ce dernier, un nommé Boileau ainsi que leur bande de joyeux fàtards déjà célèbres comme Molière, Furetière ou Chapelle. Il partage leur vie de bohème, hante les mèmes cabarets surtout celui de La Table Ronde, fréquente les mèmes filles et accumule les dettes. Mais on entrevoit déjà son aisance mondaine car il réussit en mème temps à fréquenter des salons, notamment celui du duc de Liancourt. Il écrit aussi, beaucoup. À son oncle, il explique : « Je lis des vers et je tâche d’en faire. » À Port-Royal, il avait déjà une activité soutenue de traductions et d’écrits personnels - sept poésies latines et cinq odes en français. Son fils Louis Racine raconte qu’il « il écrivit un sonnet… qui, quoique fort innocent lui attira… de vives réprimandes de Port-Royal » où l’on craignait beaucoup pour lui sa passion démesurée pour les vers… Il donne dans le genre précieux du temps : par exemple, pour la naissance de sa petite nièce Marie-Charlotte Vitart en 1660 il versifie :

« Il est temps que la nuit termine sa carrière
Un astre nouveau vient de naître en ces lieux… »

Mais surtout, dans le goût de l’époque, il compose une ode à la gloire du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche « La Nymphe de la Seine à la Reine » que son oncle porte à Chapelain et à Perrault les deux grands maîtres à l’époques des lettres françaises qui mettent le jeune Racine sur la liste des jeunes poètes pouvant servir la gloire du roi. C’était l’antichambre des pensions : il n’avait que vingt et un an.

Le séjour à Uzès

Mais on ne peut rester adolescent toute sa vie, il faut bien chercher un emploi : Racine part pour Uzès chez un oncle chanoine qui se propose de l’établir. Nous sommes en 1661. Une ode au roi, cela est un bon début, mais son oncle paternel Vitart qui l’a toujours financé et suivi de près, pense qu’il est grand temps d’établir son jeune neveu avant que la bohème parisienne ne le gâte ; il l’envoie à Uzès chez un oncle maternel, le chanoine Antoine Sconin, intendant de l’Evàque d’Uzès qui a le grand avantage de pourvoir aux bénéfices ecclésiastiques et qui se fait fort de l’établir.

Les voyages formant la jeunesse, Racine trouve en chemin que tout est différent de Paris. D’abord la langue. Dès Lyon, l’on ne le comprend plus : « Ce malheur s’accrut à Valence, et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre, elle mit un réchaud sous mon lit. » À Uzès, c’est pire : « On y parle un langage mêlé d’italien et d’espagnol… Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans Paris. » Ensuite le climat : « Pour les jours, ils y sont les plus beaux du monde… Et nous avons des nuits plus belles que vos jours. » On retrouvera ce vers fameux beaucoup plus tard…

Enfin, il découvre les filles du midi, si belles que les mots lui manquent et qu’il doit appeler au secours ses classiques et pas n’importe lesquels - L’Eunuque de Térence, comédie que son cousin La Fontaine venait de traduire en vers français quelques années auparavant - Il choisit le vers 318 de Térence pour exprimer son émoi : « Color verus, corpus solidum et succi plenum » (teint naturel, corps ferme et plein de suc.) Tout un programme ! Mais il ne tardera pas à revenir au français pour affiner son jugement « il n’y a point de belle catholique, les rares beautés locales y sont parpaillotes… » La tonsure, l’habit noir ou l’habit blanc ? Tel est le dilemme de Racine dans sa recherche d’emploi. L’oncle Antoine, le chanoine méridional ne plaisante pas avec l’éducation. À peine arrivé, le jeune Jean passe chez le barbier de l’Evàché qui le coiffe d’un bol et coupe sans pitié toutes les belles boucles ! On lui enlève ses dentelles et, écrit-il, on « l’habille en noir depuis les pieds jusqu’à la tête. »

Le noir, c’est le premier pas dans la carrière cléricale. Mais pour recevoir un bénéfice il faut aller plus loin que le noir, il faut aussi àtre tonsuré : et là, c’est réellement le premier degré de la cléricature. Racine n’est pas très chaud, mais ses deux oncles se mettent à l’ouvrage. Manque de chance ou, au contraire, chance insigne, c’est exactement à ce moment que l’Evàque d’Uzès, Mgr de Grignan, enlève à son intendant Sconin - l’oncle chanoine - le pouvoir de nommer aux bénéfices. L’oncle chanoine doit donc chercher autre chose. Il trouve pour son neveu un bénéfice en Savoie, mais qui là, nécessite l’habit blanc : c’est-à-dire devenir véritablement, non seulement pràtre mais aussi moine. L’habit blanc, c’en est trop ! Notre jeune Racine résume ainsi sa position par une litote à son oncle parisien Vitart : « Je ne suis pas ardent pour les bénéfices. »

Le retour à Paris, l’ôde à la Rougeole et la faveur du Roi

Ses deux oncles conviennent sagement qu’il ne faut pas forcer la nature et Racine revient à Paris en écrivant en voyage un poème sur le malheur des Muses provinciales qui ne pourront trouver le bonheur qu’à Paris et :

« Firent le serment que jamais en province
Elles ne feraient leur séjour…
Paris, le siège des amours
Devint aussi celui des filles de Mémoire 
Et l’on a grand sujet de croire
Qu’elles y logeront toujours. »

Une page est tournée : Racine rentre à Paris où une rougeole va lui ouvrir la faveur royale. Nous sommes en 1663. Deux évènements marquent la fin de sa période de formation : L’abandon d’une carrière ecclésiastique à Uzès et la mort de sa grand-mère qu’il appelait sa deuxième mère. Racine piaffe d’impatience de débuter. Cela tombe à pic : le Roi vient d’attraper la rougeole, maladie assez grave alors. Le monarque a néanmoins assez d’esprit pour se rétablir promptement. Racine prend sa plume, et compose une Ode sur la Convalescence du Roi qu’il remet à Chapelain poète officiel en charge de signaler à Colbert les artistes à pensionner. Racine est mis sur la liste et reçoit une pension de 600 Livres qu’il conservera toute sa vie : il n’a que 24 ans et il a mis du premier coup le pied à l’étrier. La qualité des vers valait-elle les 600 Livres ? Je vous en laisse juge :

« Que devant lui [le roi] s’évanouisse
Toute apparence de douleur :
Qu’auprès des beaux yeux de Thérèse [la Reine]
Son grand cœur respire à son aise,
Et que de leurs chastes amours
Naisse une famille féconde
À qui, comblée d’heurs et de jours
Il puisse partager le monde… »

Racine connaît toutefois les retards de paiement de l’administration, encore plus fréquents au XVIIe que maintenant, aussi s’empresse-t-il de remercier le roi avec une nouvelle Ode La Renommée aux Muses qu’il appelle à venir entourer « Le nouvel Auguste aux rives de la Seine. » Il ne lâchera plus le filon des faveurs royales qui ne feront que prospérer pendant toute sa vie.
 

1664 : avec La Thébaïde, Racine devient une star adulée...

La Thébaïde en 1664 et Alexandre le Grand en 1665, placent Racine à vingt cinq ans aux premières places de la carrière littéraire, rang qu’il ne quittera plus. Il devient une vraie vedette qui défraye la chronique. Sa première tragédie lui aurait été commandée par Molière : La Thébaïde, qui, jouée par la troupe du Palais Royal de Molière et soutenue à bout de bras par lui, ne connaît qu’un succès modéré. Mais l’année suivante, en 1665 sa nouvelle pièce Alexandre le Grand connaît un immense succès qui cause sa brouille avec Molière. Alors qu’elle est jouée au Palais Royal par la troupe de Molière qui l’avait soutenu naguère et y connaît un triomphe, Racine la retire à la sixième représentation et la fait jouer dans le théâtre concurrent de Molière, à l’Hôtel de Bourgogne. C’en est trop ! Molière lance une cabale, mais le scandale de la trahison par Racine de son ami Molière ne fait qu’enfler le succès de la pièce. Au même moment se déchaîne la colère de ses anciens maîtres de Port-Royal qui rappellent que le théâtre est immoral. Racine entame aussitôt avec eux une polémique publique qui connaît également le plus grand succès. La double brouille avec Port-Royal et avec Molière est donc consommée.

Le scandale causé par ces deux coups d’éclat contre ses anciens amis, inaugure dix années d’une immense gloire littéraire qui s’accroîtra à chaque saison théâtrale d’un grand succès : Les Plaideurs en 1666 – sa seule comédie, Andromaque en 1667, Britannicus en 1669, Bérénice en 1670, Bajazet en 1672, Mithridate en 1673, Iphigénie en 1675, Phèdre en 1677. Polémique littéraire et rivalité ne sont jamais loin avec Racine. Prenons le cas de Bérénice, immense succès. En 1670 le Tout-Paris sait que Molière achève sa nouvelle tragédie Tite et Bérénice. Racine se met aussitôt au travail sur le màme sujet et les deux pièces sont montées en màme temps, fin novembre 1670. Auteurs et public enflammeront la capitale de leurs écrits au vitriol.


...une star à scandales...

Racine est alors une véritable vedette – presque au sens actuel du terme – vedette qui défraye la chronique des faits divers : ses liaisons affichées avec les plus grandes actrices du temps - la Duparc ou la Champmeslé - courent le Tout-Paris. À la Cour et à la Ville, on commente cette scène : son confesseur arrache à la célèbre Duparc agonisante un renoncement public à son état de comédienne et se tourne vers Racine qui assiste à la scène en lui demandant : « Redde animam deo (Rendez cette âme à Dieu) » ; Racine lui rétorque « Redde dominam (Rendez-moi ma maîtresse). » Racine sera évoqué dans l’affaire des Poisons par la célèbre empoisonneuse La Voisin qui l’accusera d’avoir empoisonné la Duparc par jalousie, mais sera heureusement disculpé. Autre anecdote : on l’accuse de n’écrire que pour ses actrices. Mme de Sévigné écrit : « Racine fait des comédies pour La Champmeslé et pas pour les siècles à venir… Si jamais il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille. » Et en effet, La Duparc avait joué Andromaque avec un immense succès. Après sa mort, Racine confie dans la mème pièce le deuxième grand rôle - celui d’Hermione - à sa nouvelle maîtresse, la célèbre Champmeslé. Mais la nouvelle Hermione, par jalousie rétrospective, ne veut pas avoir de concurrence et entend jouer le dernier acte uniquement avec des second rôles. Qu’à cela ne tienne ! Racine réécrit les dernières répliques pour supprimer l’apparition d’Andromaque, rôle dans lequel La Duparc avait tant brillé.
Bref, Racine vit à cent à l’heure !
 

1673 : à trente-quatre ans, il entre à l’Académie... et se convertit...

En 1673 – l’année de la mort de Molière - il est élu à l’Académie Française : il a à peine trente-quatre ans. Et c’est alors, qu’au faîte de la gloire littéraire, devenu riche, Racine se convertit, renonce à sa vie dissipée, abandonne le théâtre, avec lequel il ne renouera que vers la fin avec Esther et Athalie qui, du reste, ne seront jouées qu’en privé pour les filles de Saint-Cyr. Il épouse une femme riche, devient un époux exemplaire et un père attentif à ses deux fils et à ses cinq filles. Il renoue en sous-main avec Port-Royal dont il deviendra l’officieux chargé d’affaires. Nous sommes en 1677. On le dit converti et dévot. Il vient d’avoir 37 ans. On a douté de la sincérité de cette conversion, mème à son époque. En effet, loin de renoncer au monde comme le veut l’idéal de Port-Royal et comme l’a fait Pascal après bien d’autres, il se métamorphose au contraire en courtisan parfait. Il reçoit le poste envié d’historiographe du Roi, qu’il partage avec son plus fidèle ami et compère – Boileau, et devient rapidement le familier de Louis XIV. Il le restera toute sa vie et sera le protégé de toutes les maîtresses successives de son royal patron. Il cumule alors pensions et bénéfices.
 

Ainsi, Racine, ce météore parti de rien ou de peu, a triomphé en un éclair dans tout ce qu’il a successivement entrepris : auteur adulé en son temps comme dans la postérité, maître dans l’art de manier le scandale littéraire comme instrument de réussite, vedette de la vie parisienne, courtisan prudent qui n’a jamais connu la défaveur et pour finir, mari fidèle, père attentif, dévot profond et fidèle malgré tout à Port-Royal.

François-Marie Legœuil
Causerie de juin 2009
Les Amis du musée Alain