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Richelieu, de la mitre à la plume

Contrairement à ce que l’on croit communément, Richelieu n’était pas un triste. Ce concierge, cette pipelette de Tallement des Réaux, écrit dans ses Historiettes : « Le Cardinal se chatouillait souvent pour se faire rire… » Mais il n’était pas pour autant facile à dérider, car la pipelette ajoute : « Le Cardinal envoyait chercher Boisrobert (le fondateur de l’Académie française) et les autres qui le pouvait divertir et il leur disait : - réjouissez-moi, si vous en savez le secret… »

En homme de son temps, le Cardinal ne dédaignait pas les histoires légères, voire scatologiques.
Toujours dans ses Historiettes, Tallement des Réaux raconte : « Pour montrer la toute-puissance du Cardinal, on faisait ce conte dont Boisrobert divertit son Éminence. Le colonel Hailbrun, Écossais, homme qui était considéré, passant à cheval dans la rue Tictonne, se sentit pressé. Il entre dans la maison d’un bourgeois et décharge son paquet dans l’allée. Le bourgeois se trouve là et fait du bruit… Son valet dit au bourgeois : « Mon Maître est à Monsieur le Cardinal – Ah ! Monsieur » dit le bourgeois, « vous pouvez chier partout puisque vous êtes au Cardinal. » Et Richelieu éclatait chaque fois de rire.

Mais les goûts du Cardinal étaient aussi plus raffinés. Tallement - toujours lui - nous raconte :
Richelieu, « Un jour qu’il étoit enfermé avec Desmarest, que Bautru avoit introduit chez lui, il lui demanda : « À quoi pensez-vous que je prenne le plus de plaisir ? — À faire le bonheur de la France, lui répondit Desmarest — Point du tout, répliqua-t-il, c’est à faire des vers. » En effet, il adorait les jeux littéraires qu’il poussait parfois très loin parce qu’il pensait avoir un certain talent.

Et c’est vrai que Richelieu fréquenta assidûment les chemins littéraires. Par inclination naturelle, mais aussi parce qu’à l’époque baroque, un homme de pouvoir se devait d’exceller dans tous les domaines y compris les Arts et les Lettres... N’oublions pas que Louis XIV était un danseur accompli et que tous les grands pensionnaient musiciens, poètes, peintres, tragédiens, architectes, jardiniers,...

Mais la politique, même en littérature, n’était jamais loin chez lui.
Par exemple, le Cardinal passait pour ne pas apprécier le Cid qui crevait les planches en ce tout début d’année 1637. Il faut dire que la pièce exaltait la vaillance et l’esprit chevaleresque des Espagnols alors que la France du Cardinal était en plein conflit avec l’Espagne. Les Parisiens n’en avaient cure et faisaient chaque soir un triomphe à Corneille. Boileau donna ce commentaire :

« En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène… »

Quoi qu’il en soit, Richelieu, pour plaire au Roi qui adorait le Cid fit représenter la pièce deux fois chez lui ; mais, pour faire bonne mesure, il en commanda à Boisrobert une version burlesque qu’il fit jouer par ses marmitons et ses valets. C’est dans ce pastiche que Boisrobert écrivit cette réplique immortelle qui fit la joie de nos récréations de potache :

« Rodrigue as-tu du cœur ?
– Je n’ai que du carreau ! »

Mairet, protégé du Cardinal, passant alors pour le plus grand auteur dramatique français, publia que le Cid était un simple plagiat de l’Espagnol Guilhem de Castro. Corneille répliqua que la Muse de Mairet « fréquentait le bordel ». Scudéry publia ses « Observations sur le Cid » où il dénonça une pièce totalement immorale : le Comte est un Matamore, Don Sanche un sot, Chimène une « parricide… prostituée… vivant dans l’impiété… en un mot un monstre »
Scudéry suggéra alors que l’Académie juge le Cid, idée qui plut à Richelieu. Chapelain rédigea donc Les Sentiments de l’Académie Française sur la tragi-comédie du Cid.

À l’occasion, le Cardinal écrivait des arguments de comédies et de tragédies qu’il faisait versifier par le gratin littéraire de l’époque, comme Chapelain ou cette fameuse équipe toute dévouée au Cardinal et que l’on appelait « les cinq » : Corneille, Boisrobert, Rotrou, Colletet et l’Étoile qui versifiaient chacun un acte.

Un jour, Corneille prit la liberté de modifier l’argument d’une scène ébauché par Richelieu. L’Éminence se fâcha. Notre écrivain avait la nuque raide ; il prétexta des problèmes de famille et quitta Paris pour Rouen. Loin de s’y tenir tranquille, il publia une épître vengeresse « Excuse à Ariste » où il écrivait :

« … Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit
Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue…
Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre…
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée… »

N’oublions pas qu’à l’époque, les artistes étaient des sortes de courtisans attachés à de grands seigneurs, à qui ils devaient une forme d’obéissance et de louange en échange de leur protection et de leur pension. Cette « trahison » littéraire, cette défection et cette épître à Ariste blessèrent le Cardinal dans sa dignité de « protecteur des lettres », mais peut-être aussi dans son ego de l’homme de lettres qu’il estimait être. Ceci explique sans doute en partie ses prises de position dans la querelle du Cid.

Mais le Cardinal était trop grand seigneur pour s’acharner sur un poète : il mit fin à la querelle du Cid en donnant l’ordre au grand acteur et écrivain Mairet de se réconcilier avec son rival Corneille. Et l’année suivante, il anoblit la famille de Corneille et continua à le pensionner et à le protéger. Si bien qu’à la mort du Cardinal, Corneille refusa de rejoindre la cohorte des détracteurs qui se déchaînaient contre Richelieu, et se contenta d’écrire sur son « rival » en littérature :

« Qu’on parle mal ou bien du fameux Cardinal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Et m’a fait trop de mal pour en dire du bien »

Alors que Benserade également protégé de Richelieu ne se priva pas à la mort de son protecteur d’écrire :

« Ci-gît un fameux cardinal
Qui fit plus de mal que de bien :
Le bien qu’il fit, il le fit mal
Le mal qu’il fit, il le fit bien. »

Si la littérature, pour Richelieu, était un divertissement, elle contribuait comme nous venons de le voir, directement à sa gloire sous ce titre de Protecteur des Lettres et des Arts qu’il se donnait et contribuait surtout à la gloire de son patron le Roi. C’est tout le sens de la création de l’Académie française, destinée à rassembler tous les grands esprits du royaume pour en auréoler la Majesté royale. Chez Richelieu, tout finit en politique.

Tout chez lui finit en politique : on le voit très bien, dans cette comédie intitulée « Europe » que l’on dit être de la main de Richelieu et que commente Éric Zemmour, dans son essai historique intitulé Mélancolie Française et dont voici l’argument : « Une jeune fille nommée Europe est ardemment courtisée par un matamore arborant une fraise superbe, nommé Ibère. Mais elle lui préfère Francion, vêtu à l’antique, un coq gaulois sur son casque et qui lui susurre galamment :

Ibère est-il bien constant ? Il voit la nymphe Afrique
Il court la belle Indie, il possède Amérique :
Puis il veut vous avoir ; rien ne peut l’assouvir
Pour moi je ne prétends que l’heur de vous servir… »

On a dans cette comédie, nous dit Zemmour, un résumé de la politique européenne anti-espagnole et anti-autrichienne menée par la France, c’est-à-dire par Richelieu. Tout le Cardinal est là : même ses passions, même ses passe-temps finissent en politique et concourent à la gloire du Roi son maître et donc par ricochet à la sienne.

Profitons-en pour souligner ce trait : Si le Cardinal est avide de gloire, tout doit d’abord concourir à la gloire du Roi qui passe toujours en premier.
Une anecdote illustre bien ce fait : On raconte que, Louis XIII et Richelieu se rencontrant au seuil d’une porte, le roi d’un ton revêche et grognon dit à son ministre : « Passez, monsieur le cardinal, n’êtes-vous point ici le maître ? » Sur quoi, Richelieu saisit à l’instant un flambeau des mains d’un domestique et, prenant le pas, répondit : « A vos ordres, sire, mais pour obéir à Votre Majesté et remplir l’office du plus humble de ses valets. » Il y a de ces anecdotes qui d’un trait caractérisent toute une situation ; celle-ci me semble donner la juste mesure des rapports de ce roi et de ce ministre.

CONCLUSION

Et la moustache du Cardinal sera ma conclusion.
Et pour cela, revenons-en au tombeau princier de Richelieu dans la chapelle de la Sorbonne. Jusqu’à la Révolution, pas de problème : Armand Jean repose tranquille sous sa vasque de marbre blanc de la Sorbonne. Pendant cent cinquante ans, son gisant en tenue cardinalice, par Girardon, restera soutenu par la Religion en pleurs, tandis que la Doctrine Chrétienne continuera à lui baigner les pieds de ses larmes. Mais le 5 décembre 1793, sur les dix heures du matin, les révolutionnaires brisent les portes de la Sorbonne, saccagent son tombeau, en extirpent son corps, le décapitent à la scie, jettent ses restes dans une fosse commune et jouent au foot avec sa tête dans la rue Saint-Jacques qui de la Sorbonne descend vers la Seine. La tête du Cardinal est finalement emportée par un dénommé Cheval, épicier rue de La Harpe. Après un long séjour dans un presbytère de Bretagne (à Tréguier, il me semble), la tête est léguée en 1866 à l’État, qui la ré- inhume solennellement en Sorbonne. Le procès-verbal de la cérémonie contient une superbe collection de perles dont j’ai extrait celle-ci pour votre plaisir : Le légiste, un nommé de Quatrefages, écrit : « J’ai aussi étudié la tête de Richelieu. Je ne suis pas convaincu que le crâne fut dolichocéphale… Sur la statue (du tombeau) le crâne est brachycéphale… » C’était la grande époque des bosses de Gall… En 1895, le grand historien de Richelieu, Gabriel Hanotaux, alors ministre des Affaires étrangères, ouvre à son tour le tombeau, s’empare du crâne pour l’examiner une dernière fois, au cours d’une cérémonie mondaine en présence de la princesse de Monaco (1875-1952). Cette Alice Heine était la fille de Michel Heine, un banquier richissime Régent de la Banque de France, son parrain avait été Napoléon III. Elle épousa en première noce le dernier Duc de Richelieu, puis devenue veuve elle épouse Albert 1er de Monaco. Elle assistait donc à cette cérémonie en tant que veuve du duc de Richelieu. C’était une reine de la mode. La Presse est subjuguée par sa « toilette d’exhumation suave, printanière, avec un chapeau fleuri de toutes les fleurs de la saison et des bracelets jusqu’aux coudes ». Un ouvrier ouvre la cassette de fer de 1866, et ouvrez grandes vos oreilles, car je cite le procès-verbal : « nous distinguons une face momifiée, une pauvre tête mutilée, à laquelle adhèrent encore des cheveux, et une moustache embarrassée de filaments de coton. » Surprise ! La fameuse double moustache n’a plus qu’un côté et Hanotaux, son historien en profite pour souligner : « l’exactitude de ses récits sur la mort du Cardinal, et comment - pour administrer les derniers remèdes au mourant - la moustache fut coupée, d’un côté, d’un maladroit coup de ciseaux donné de travers sur la lèvre du mourant. » Fier de constater que ses études sur le Cardinal avaient dit vrai, le ministre fait photographier et dessiner à nouveau le célèbre chef, avant de le mettre dans un coffret scellé et de le faire recouvrir d’une chape de ciment armé, dans un lieu tenu secret à proximité du tombeau afin d’être le dernier à l’avoir vu pour les siècles des siècles.

Nous venons d’évoquer largement de nombreuses facettes du XVIIe s. et de certains de leurs acteurs. J’espère que vous voudrez bien me pardonner de ne pas avoir traité de l’extraordinaire homme d’État que fut Richelieu. Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure de faire un cours d’Histoire. Il y a des écoles pour cela. Ou plutôt, il n’y en a plus, si j’écoute la rumeur publique. À la place, je vous ai proposé une récréation sur des chemins buissonniers ! Mais pour me racheter, en guise d’hommage au Cardinal homme politique, je passe la parole à un expert en la matière : le tsar de toutes les Russies, Pierre Le Grand en personne qui, lors de l’unique séjour qu’il fit en France en 1718, alla s’incliner à la Sorbonne sur la tombe du Cardinal. Il y prononcera ces paroles d’admiration dans le style pompeux de l’époque : « Grand ministre, que n’es-tu né de mon temps ! Je t’aurais donné la moitié de mon Empire, pour m’apprendre à gouverner l’autre. » C’est Saint-Simon, qui s’y connaissait en hommes, qui nous rapporte cette anecdote.

François-Marie Legœuil
Extraits de ma conférence faite à Nîmes le 9 avril 2019

Bibliographie.

M. de V***, Amsterdam 1717 : « Anecdotes du Ministère de Richelieu » 2 tomes

Tallement des Réaux in « Historiettes » (édition La Pléiade)

Abbé Henri Brémond  : Histoire Littéraire du sentiment religieux en France

Éric Zemmour in « Mélancolie Française ». Citation de Pierre Le Grand en Conclusion et la comédie Europe par Richelieu.

Laurent Avezou : Le tombeau littéraire de Richelieu, Genèse d’une héroïsation (Hypothèses 2002, 5

Clémentine Portier-Kaltenbach in « Histoire d’Os et autres illustres abattis ».