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Sous le pommier, Augustin…

« Si en effet les choses futures et les choses passées sont, je veux savoir où elles sont » nous dit saint Augustin dans ses Confessions (Livre XI) Et en effet, il y a des soirs où, sans se faire annoncer, des personnages hors du commun rencontrés au hasard d’une lecture reviennent comme de vieilles connaissances… chaque fois, l’émotion de la première rencontre se charge d’une nuance nouvelle : car le passé est tout à la fois si différent, si lointain et pourtant si proche de nous… C’est ce qu’il vient de m’arriver avec Augustin.

Il y a une douzaine d’années, un soir d’octobre pluvieux et venteux comme le Perche sait en produire, dans un salon très douillet d’un manoir Renaissance, verre à la main, Lucien Jerphagnion professeur au Collège de France, élégant, très vieille France, évoquait avec chaleur, aisance et simplicité saint Augustin dont il dirigeait alors la publication des œuvres pour la Pléiade. De retour à Avignon, j’achetai cette nouvelle traduction et me plongeai sans plus attendre dans les Dialogues Philosophiques de Saint Augustin, Livre 1 à III Contre les Académiciens. En rangeant ce livre l’autre jour, ce souvenir est remonté à ma mémoire avec suffisamment de persuasion pour que je me mette aussitôt à le relire. Augustin nous y conte un débat philosophique dont le déroulement devrait servir d’exemple à notre siècle…

Il y a dix-sept siècles, en août 386, Augustin vient de se convertir. Célèbre professeur de rhétorique à Milan alors capitale de l’Empire romain, un ami lui prête sa propriété sur les hauteurs de la ville pour fuir la fournaise de l’été pendant les vacances scolaires en compagnie de quelques anciens élèves et parents, tous jeunes philosophes accomplis. Augustin y organise une « disputatio », ce débat réglé et policé inventé par les Grecs et dont le Moyen-Âge raffolera. Les temps étaient alors encore plus troublés et sombres qu’aujourd’hui : l’Empire romain allait bientôt disparaître sous les invasions barbares et les hérésies déchiraient violemment l’Église.

La durée et le rythme des échanges étant un gage de qualité, Augustin décide que le débat durera deux fois trois jours, coupés par un entracte d’une semaine : « Après la précédente discussion…, nous restâmes presque sept jours sans discuter ; nous repassons simplement les trois livres de Virgile qui font suite au premier, et nous les examinions quand cela nous paraissait opportun… »

L’intendance ne doit pas perturber les débats : c’est sa mère, la future sainte Monique qui l’assure. Toutefois, chacun devra mettre la main à la pâte, à commencer par l’entretien du domaine : « …En effet, nous avions commencé à discuter quand le soleil était déjà à son déclin : le jour s’était passé presque en entier, d’une part à organiser les travaux agricoles, d’autre part à revoir le premier livre de Virgile. »

Augustin propose ce sujet alors d’actualité brûlante et qui le reste aujourd’hui : « Qu’est-ce que la Vérité ? ». Car les intellos de l’époque, suivant en cela les thèses de la Nouvelle Académie prônaient, tout comme aujourd’hui, un scepticisme de bon aloi… c’était ce que l’on appelle aujourd’hui à France Culture le courant main stream.

Pas question pour les débatteurs de créer des diversions, de s’égarer sur d’autres sujets : « Cependant cette œuvre (L’Énéïde) enflamma Licentius d’un tel zèle pour la poésie qu’il me parut même devoir être passablement modéré » (rappelé à l’ordre)

Augustin désigne un secrétaire pour dactylographier les débats, car il envoie chaque jour à l’ami qui avait financé ses études le verbatim des discussions : « je t’ai envoyé dans cette lettre, les discussions qu’ont eues entre eux Trygetius et Licentius… C’est pourquoi ayant eu recours à un sténographe afin que les vents ne dispersent point les fruits de notre effort, je n’en ai rien laissé perdre. Dans ce livre, tu liras vraiment les matières qu’ils ont traitées et leurs opinions ainsi que mes paroles et aussi celles d’Alypius … Mais, à cause de la mémoire, ce gardien infidèle de nos trouvailles, j’ai voulu que soient consignées par écrit les choses que nous avons souvent approfondies entre nous, de façon que ces jeunes gens, à la fois, apprennent à réfléchir sur ces questions et s’essaient à l’attaque et à la riposte. »

Ces intellos passent en effet leur temps à correspondre avec leurs amis, car la poste romaine fonctionne parfaitement : « Le lendemain, bien que le jour n’ait pas brillé moins délicieux ni moins serein, c’est à peine si nous avons pu nous débarrasser des occupations domestiques. En effet, nous avons consacré la plus grande partie de la journée à écrire des lettres et comme il restait à peine deux heures de jour, nous nous rendîmes à la prairie… »

Le débat doit être équilibré, Augustin en sera le modérateur : « … Je crois être un arbitre plus sûr, puisqu’en effet mon itinéraire me fait aller à la ville, il faut que je sois déchargé de la tâche de soutenir une cause. En même temps, je pourrai plus facilement déléguer à quelqu’un le rôle d’arbitre que celui de défenseur de l’une ou l’autre partie… »

Chaque matin, le modérateur ouvre les travaux avec le résumé de la veille : « … le lendemain, quand nous eûmes pris place : exposez-nous, dis-je, ce que vous aviez commencé de discuter hier ?… »

C’est lui qui clôture la séance : « …Alors, comme la nuit empêchait déjà d’écrire, et que je voyais poindre un vaste problème à traiter… Je le remis à un autre jour… »

C’est la nuit qui suspend les travaux, mais aussi la défaite que concède un débatteur : « Malgré la nuit déjà tombée et l’arrivée d’un flambeau qui avait permis d’écrire depuis un certain temps, ils attendaient avec une vive attention de savoir si Alipius promettrait de répondre, fût-ce un autre jour… Alipius dit alors : je me retire vaincu de la discussion d’aujourd’hui … là-dessus, nous nous rendîmes aux bains… »

Les débats sont champêtres, dans la prairie sous un pommier, ou si le temps est mauvais, aux bains - l’endroit de sociabilité des Romains : « Le lendemain, nous étions assis aux bains. En effet, le temps était trop sombre pour qu’il nous plût de descendre à la prairie… »

Les débatteurs doivent à tout moment s’accorder sur les définitions : « Trygetius, reprit la parole : accordes-tu que la sagesse est le droit chemin de la vie ? Sans aucun doute, dit Licentius, cependant, je veux que tu me définisses la sagesse, pour savoir si tu la vois de la même manière que moi… »

Pas question de se perdre dans des détails obscurs : « …car je t’ai souvent entendu dire qu’il est honteux pour ceux qui discutent, de s’arrêter à des questions de mots, alors que sur les choses il n’y a plus lieu à débat. Mais sans doute est-ce trop subtil pour que je puisse en exiger l’explication ? » On sent poindre la perfidie… mais on reste courtois !

Fuir le débat ou hausser le ton est inenvisageable : « Alors Trygetius dit en souriant : j’ai mérité, ce qui m’arrive, en faisant de confiance, une concession à l’adversaire sur un point subsidiaire, comme si j’étais un artiste en définitions ou si je pensais que dans les discussions il est des points tout à fait superflus ! »

La conduite du débat revient au modérateur : « Ai-je le droit, demanda Trygetius de revenir sur ce que j’ai accordé à la légère ? … C’est à la légère que j’ai concédé que Cicéron fut un sage… je (Augustin) pris la parole : ceux-là seuls n’ont pas coutume de le permettre, que pousse à la discussion, non le désir de découvrir le vrai, mais la jactance d’une intelligence puérile… »

Le modérateur veille à ménager le temps de la réflexion : « Tandis que Trygetius se demandait longuement ce qu’il devait répondre, je pris la parole : je ne pense pas Licentius que notre ami sera à court d’arguments si nous lui permettons d’en chercher à loisir. N’a-t-il pas eu jusqu’ici réponse à tout ? … nous en étions là, quand on nous annonça que le repas était prêt, et nous nous levâmes…. »

Il rappelle aussi à l’ordre les rêveurs : « …depuis combien de temps, Licentius, sommeilles-tu à la faveur de notre exposé qui a été plus long que je ne pensais ? Tu as entendu qui sont les académiciens ? »

La météo règle l’emploi du temps : « Or ce jour brillait, si serein qu’il paraissait ne convenir absolument à rien d’autre qu’à donner la sérénité à nos âmes. Aussi quittâmes-nous les lits plus tôt que d’habitude ; nous nous occupâmes un moment avec les fermiers des travaux urgents… » Pour les philosophes, la sobriété est la règle : « Il allait poursuivre lorsque ma mère, car nous étions déjà rendus à la maison, se mit à nous prier si vivement de passer à table, que ce n’était plus le moment de disserter. Puis, lorsque nous eûmes mangé juste ce qu’il fallait pour apaiser notre faim, nous retournâmes à la prairie… »

En organisant ce débat, Augustin pensait certainement à Jésus disant à Pilate trois siècles auparavant : « Je suis la Vérité et la Vie. » Pilate en bon philosophe académicien l’examine et dit : « Mais qu’est-ce que la Vérité ? » et se lave les mains évitant précisément ce débat que reprend Augustin. Pour le passionnant contenu des discussions, il vous restera le plus important à faire : lire les quatre-vingts pages qui les relatent. Pour vous récompenser de m’avoir suivi jusqu’ici, je vais vous donner la conclusion qu’en tire saint Augustin, la raison est compatible avec l’autorité de l’Église et complémentaire de la foi : « Il ne fait de doute pour personne que nous sommes motivés à apprendre par la double pression de l’autorité et de la raison ! Or c’est pour moi une certitude que je ne m’écarterai absolument pas de l’autorité du Christ, car je n’en trouve pas de plus puissante. Quant à ce qu’il faut poursuivre avec toute la subtilité de la raison (car je suis désormais en des sentiments tels que je désire avec impatience saisir la vérité, non seulement par la foi, mais aussi par l’intelligence), j’ai confiance de pouvoir trouver, pour le moment, chez les platoniciens un enseignement qui ne répugne pas un de nos mystères. » Huit siècles plus tard, saint Thomas d’Aquin complétera et approfondira avec éclat cet ancrage indissoluble de la raison et de la foi qui ouvrira l’Europe à la science moderne.

À chaque ligne de ma lecture, il m’apparaissait clairement que notre parlement et notre audiovisuel gagneraient à prendre pour modèle d’organisation de leurs débats celui que nous venons d’évoquer « comme il en fut aux jours anciens dans les années d’autrefois » (Malachie 3 - 1.4).

François-Marie Legœuil, le 5 février 2025

Et puisque nous avons parlé de saint Thomas d’Aquin, voici cette splendide statue de retour de restauration le 7 octobre 2024 exposée au Grand couvent de Cavaillon avant de reprendre sa place dans la cathédrale de Cavaillon :